Digitized by the Internet Archive in 2012 with funding from University of Toronto http://www.archive.org/details/mmoiresinditsdel02more COLLECTION DES MÉMOIRES RELATIFS A LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. MEMOIRES (inédits) DE LABBÉ MORELLET. DE L'IMPRIMERIE DE J. TASTU, RUE DE VAUG1RARD , N° 56. MÉMOIRES (inédits) DE L'ABBÉ MORELLET, SUIVIS DE SA CORRESPONDANCE AVEC M. LE COMTE R*", MINISTRE DES FINANCES A NAPLES. PRÉCÉDÉS D'UN ÉLOGE HISTORIQUE DE L'ABBÉ MORELLET, PAR M. LÉMONTEY, MEMBRE DE ï/lNSTITUT , ACADEMIE FRANÇAISE. TOME SECOND. PARIS. BAUDOUIN FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS. RUE DE VAUGIRARD, N° 36. wvvwwvvw BIBL1G Je & 4 '^ =#3?- MEMOIRES SDH LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE, Et SUR LA REVOLUTION. Hoc est Fivere f>ià , viliî postie priore frui. M AiniAfc, x i a5. CHAPITRE XXIV. Mort de Condorcet (i). .L armi les événemens remarquables de ces temps funestes, on peut compter la manière dont Con- dorcet a péri, enveloppé dans la proscription des girondins. Je donnerai sur celte mort quelques dé- tails qui sont encore tout présens à mon souvenir. (i) La fuite et les derniers momens de Condorcet sont racontes a peu près de même dans les Essais de mémoires sur M. Suard, in-12, 1820, page 195. MOKELLET, TOM. II, 2* édit. 1 2 MEMOIRES Condorcct, dont le nom était répandu en Eu- rope, élève et ami de d'Alembert, lié plus étroi- tement encore avec M. Turgot, estimé de Voltaire, avec lequel il avait une correspondance assez sui- vie ; secrétaire de l'Académie des sciences , l'un des quarante de l'Académie française; connu par des ouvrages de mathématiques, et par quelques traités d'économie publique , où il a presque tou- jours établi de bons principes, s'est trouvé très- naturellement appelé à nos assemblées législatives ; et , s'il ne fut pas de la première , il siégea dans la seconde et la troisième. On devait attendre de lui des opinions fermes, une grande indépendance, le courage qu'il avait mis à combattre les abus de l'ancien gouvernement , et des sentimens de justice et d'humanité, que la bonne philosophie inspire, et qu'il aurait dû puiser dans la société des hommes que je viens de nom- mer à côté de lui. Il a trompé cet espoir, non-seu- îement depuis qu'il a été membre de la convention, mais bien antérieurement. On a de lui , dès les commencemens de la révolution, divers écrits où il se jette déjà dans des sentimens outrés et con- traires aux principes qu'on lui connaissait , et qu'il avait énoncés dans plusieurs ouvrages. On voit , par exemple , qu'après avoir professé hautement le respect pour les droits de la propriété dans tous ses écrits, et contre M. Neckcr, et sur la forme des élats généraux, il n'en tient plus aucun compte, lorsqu'il s'agit d'attaquer la propriété , même DE MORELLET, CIIÀP. XXIV. ,) usufruitière, du clergé, et celle des droits féodaux achetés par les propriétaires et n'entraînant au- cune servitude personnelle , et celle des rentiers dans toutes les opérations de finances qui devaient amener pour eux une banqueroute véritable, en substituant aux valeurs stipulées en or et en argent, des valeurs nominales en papiers qui allaient per- dre 5o, 100 et £00 pour 100, etc. Devenu membre de la convention, et juge du roi, sinon de droit, au moins de fait ; lorsque l'évidence même et le plaidoyer démonstratif de Desèze, et l'autorité si grave de M. de Malesherbes, faisaient dire à tous les hommes justes ce quePilale dit du Christ, nuiiant in eo inventa causant , il a eu la lâcheté et la cruauté de déclarer le roi cou- pable, et de le condamner ad ontnia citra> mor- tem. Parmi les motifs de son opinion , il en allèj §ue un qui donne à son jugement un caractère d'atrocité bien marqué ; il dit qu'il ne croit pas que la société ait droit de punir de mort quelque crime que ce soit; et il fait entendre ainsi que ce n'est que parce qu'il est de cette opinion qu'il ne con- damne pas le roi à mort , mais ad ontnia citra mortem. Pendant tout le temps qu'il a siégé à la conven- tion, nous ne l'avons pas vu s'élever une seule fois contre les lois de sang qu'elle a dictées, ni contre cette société de voleurs et de meurtriers appelés les jacobins 9 aux assemblées desquels il a eu la lâ- cheté de paraître et de présider. Celle même lâcheté /j MEMOIRES l'avait fait s'attacher à ce qu'on appelle le parti de Brissot, dont la ruine a entraîné la sienne, les ja- cobins et Robespierre, à leur tète, ayant poursuivi avec acharnement tous ceux qui étaient liés à cette l'action. À 1'époqne de l'arrestation de Brissot et de ses partisans, il se déroba aux poursuites des vain- queurs , et vécut errant et caché : ce qui est le com- ble de l'infortune. Il avait été recueilli à Paris par une femme qui ne le connaissait que de réputation, et lui avait donné généreusement un asile. Il y était resté jus- qu'aux visites domiciliaires du mois d'avril 170/1. A cette époque, et sans doute pour ne pas exposer son hôtesse, il avait quitté sa retraite, et il était sorti assez heureusement de Paris , sans carte civi- que , avec un bonnet blanc sur la tête. Il avait erré quelques jours dans les environs de Clamart et de Vontenay-aux-Roses , et dans les bois de Verrière , à deux ou trois lieues de Paris. M. et Mmc Suard, chez lesquels il avait logé plu- sieurs années et dont il avait été le plus intime ami , mais qui ne le voyaient plus depuis la mort du roi , avaient une maison à Fontenay, composée de deux corps-de-logis : l'un était loué à M. de Monville, conseiller au parlement. Condorcetse présente un matin à la porte de M. de Monville, croyant aller chez Suard. Un domestique vient lui ouvrir; le malheureux fugitif était lait comme un pauvre, une barbe longue, un méchant habit . blessé à un DE MORELLET, CHÀP. XMV. 5 pied et mourant de faim, après avoir passé plu- sieurs nuits dans les bois. Eh! mon Dieu* mon- sieur* lui dit le domestique, que vous me faites de pitié! — D'où me connaissez-vous? — Oh! monsieur, je vous ai servi tant de fois chez M. Trudaine ! — Pouvez-vous me recevoir ? — Hélas ! non^ monsieur ; car mon maître ne voua aime pas. — Ce n est donc pas ici chez M. Suard? — Non , monsieur ; voilà sa porte. Condorcet entre chez Suard , et le trouve. Suard fait éloigner sa servante , et apprend de Condorcet quelle est sa situation. Il lui fait donner du pain, du fromage et du vin. Condorcet lui raconte les détails que je viens de rassembler. 11 lui dit que , dans la retraite où il était caché à Paris , i Ja fait un Tableau historique des progrès de* V esprit hu- main, qu'il a confié à des mains sûres, et qu'on pourra publier (i). 11 lui parle avec intérêt de sa fille; il lui parle aussi de sa femme, mais avec in- différence; et cependant il lui remet pour elle une somme de 600 livres. Suard n'ose le recueillir; mais il lui offre d'aller sur-le-champ à Paris, et de tâcher d'obtenir, par l'entremise de Garât, une lettre d'invalide, qui pourra lui tenir lieu de carte civique ; et ils conviennent que Condorcet revien- dra le lendemain chercher cette espèce de sauf- conduit. Condorcet lui demande un Horace cl du (0 Public en 1795, in-8°. 6 MÉMOIRES tabac , dont il lui dit avoir éprouvé le plus pres- sant besoin. On lui en fait un cornet , qu'il a encore le malheur d'oublier en partant. Suard court à Paris , et s'adresse à Garât. Celui- ci se rend à Auteuil , et tire de Cabanis , employé alors dans les hôpitaux , une espèce de lettre de passe bien ancienne, destinée à un soldat sortant de l'hôpital pour passer d'un département dans un autre. Suard revient avec ce passe port informe, et attend Condorcet, qui était convenu avec lui qu'il reparaîtrait le lendemain à huit heures du soir. 11 fallait que Suard fit écarter sa servante; sa femme l'emmène avec elle sur les trois heures , allant faire une visite dans le village, Pvesté seul , il attend. Toute la soirée se passe sans voir paraître per- sonne ; sa femme rentre à neuf heures et demie. Ni ce jour, ni les deux jours suivans, ils n'en ont au- cune nouvelle; enfin, le soir du troisième jour, ils vont passer la soirée dans une maison du village, et la ils entendent raconter qu'on a arrêté un homme à Clamart, qu'on croit être Condorcet ; et cela était vrai. Le malheureux , sortant de chez Suard , d'où il avait emporté an morceau de pain , était retourné dans les bois de Verrière, où il avait passé la nuit. Le lendemain matin , il était allé à Clamart ; et il mangeait avec avidité une omelette dans une au- berge , lorsque sa barbe longue , son extérieur né* gligé, son air inquiet, le firent observer par un de ces zélateurs, espions volontaires qui infestaient DE M0RELLET, CHAP. XXIV. J toute la France. L'espion lui demande qui il est , d'où il vient, où il va, où est sa carte de citoyen. Condorcet, assez embarrassé en tout temps de par- ler et de répondre nettement, dit d'abord qu'il est domestique de M. du Séjour, conseiller à la cour des aides , cultivant les mathématiques , et dont il pouvait donner des renseigneinens vrais , à cause de sa liaison avec lui. Mais ses réponses ne paraissant pas suffisantes, l'espion le fait conduire au Bourg- la-Reine, siège du district, où, n'ayant pas pu rendre un compte satisfaisant de sa personne, il est jeté en prison. Le lendemain matin, on le trouva mort. Il avait pris du stramonium combiné avec de i'opitim, qu'il avait toujours avec lui; ce qui lui avait fait dire à Suard en le quittant : Si j'ai une nuit devant moi , je ne les crains pas ; mais je ne veux pas être mené à Paris. Etrange et cruelle fin pour un homme de ce ta- lent et de cette réputation! Sa femme, une des plus belles, des plus spiri- tuelles et des plus instruites qui aient jamais brillé parmi son sexe, retirée à Aute? '\, est réduite à faire de petits portraits pour vivre; et à peine peut- on la plaindre, quand on sait que , non-seulement elle a partagé les fautes de son mari , mais qu'elle l'a poussé aux plus grandes de celles qu'il a faites , s'il est permis d'employer un terme aussi faible que celui de faute pour qualifier tout ce qu'on peut re- procher à Condorcet. Mais il peut offrir ses mal- S . MÉMOIRES. heurs en expiation : quel homme ne pardonnerait à sa mémoire? Le poison dont il s'est servi paraît avoir agi dou- cement , et sans causer de douleur ni de convul- sion. Le chirurgien, appelé pour constater la mort, déclara, dans le procès-verbal, que cet homme, qui n'était pas connu sous son vrai nom , était mort d'apoplexie ; le sang lui sortait encore par le nez. L'archevêque de Sens avait usé d'un poison tout semblable. On avait tâché d'en procurer à son neveu le coadjuteur ; il ne lui est pas parvenu. Suard en a , et il me l'a montré : c'est une sorte de bol gros comme la moitié du petit doigt ; cela se brise en petits morceaux, et se fond dans la bouche Lorsqu'on suit pas à pas la carrière de ces grands acteurs de la révolution , qui ont changé notre gou- vernement, pour nous donner, disaient-ils, la li- berté , et qui nous ont fait acheter cette liberté prétendue au prix de tant de malheurs et de tant de sang, il est curieux d'observer quelles étaient leurs opinions dans un temps où l'esprit de parti leur laissait enivre l'usage de leur raison. Voici comment s'exprime Condorcet dans un avertisse- ment mis à la tète de Y Homme aux quarante écus, édition de Kell, t. 57, in- 12 : « Ceux qui ont dit les premiers que le droit de propriété dans toute son étendue, celui de faire de son industrie et de ses denrées un usage absolu- ment libre, était un droit aussi naturel et surtout DE M0RELLET, CI! 4P. XXIV. ' 9 bien plus important pour les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des hommes , que celui de faire partie pour un dix-millionième de la puissance législative ; ceux qui ont ajouté que la conservation de la sû- reté et de la liberté personnelle est moins liée qu'on ne croit avec la liberté de la constitution... .; tous ceux qui ont dit ces vérités ont été utiles aux hom- mes, en leur apprenant que le bonheur était plus près d'eux qu'ils ne pensaient, et que ce n'est point en bouleversant le monde, mais en l'éclairant, qu'ils peuvent espérer de trouver le bien-être et la liberté, » 1 0 MEMOIRES CHAPITRE XXV. Massacres. Mort de MM. de Brienne. Le Préjugé vaincu. Dénonciation. Nouvel interrogatoire. Les scélérats devenus les maîtres de la France ne trouvaient pas que les tribunaux révolution- naires missent assezd'activité dans leurs opérations. Jusques verslemoisde septembre 179,5, on n'exécu- tait que peu de condamnés en un même jour, et il y avait des intervalles. Mais la loi des suspects > rendue sur le rapport de Merlin de Douai , ayant fait jeter dans les cachots deux cent mille ci- toyens, ces affreux tribunaux ne manquèrent plus de victimes. Vers la fin d'octobre, on vit commencer, à Paris, dans la personne des Brisso tins, exécutés le même jour, au nombre de vingt-un, ces bouche- ries nationales qui allaient s'étendre par toute la France. Ce fut là désormais le spectacle que donna Paris presque tous les jours dans les trois der- niers mois de 1790, et dans les sept premiers de 1794. Les exécutions comprirent des-lors le plus souvent quinze, vingt, trente, et enfin jusqu'à soixante personnes et plus, jugées en quelques heures et exécutées dans la môme journée. C'étaient des conspirateurs de Coulommiers, des DE MORELLET, CRAP. XXV. 11 conspirateurs de Sedan , des conspirateurs de Cla- mecy, les Brissotins , les Girondins , Danton , Chau- mette , Hébert et tous ceux qu'on regardait comme leurs adhérens, le parlement de Toulouse et le parlement de Paris en masse , des conspirateurs de Verdun, les grenadiers des Filles -Saint-Tho- mas , des conspirateurs de la Moselle et ceux de Dijon, les fermiers généraux, les complices de Mme Elisabeth, les assassins prétendus de Robes- pierre et de Collot-d'Herbois, des conspirateurs de la Vendée, des conspirateurs des prisons, etc. Alors , une nation de vingt-quatre millions d'hommes , une ville de six cent mille habitans , ont vu et souffert des condamnations collectives , d'après des jugemens où l'on se donnait à peine le temps d'appeler les prévenus par leur nom, et qui n'étaient, à proprement parler, qu'une re- connaissance de leurs personnes. Mais cette re- connaissance même n'a pas toujours été faite , puisqu'il est constant qu'il y a eu plusieurs fois des erreurs ; témoin Loiserolles père , condamné pour Loiserolles fils, et la duchesse de Biron ap- pelée au tribunal pour la maréchale. Cette ville , ce peuple entier , ont vu et souffert des jugemens contre lesquels l'accusé ne pouvait ni se défendre lui-même, faute de temps et de liberté de parler , ni réclamer un défenseur; jugemens sans appel, où vingt , trente et quarante personnes , la plupart inconnues les unes aux autres et n'ayant point eu ensemble de relations, étaient envoyées à la morl 12 MEMOIRES comme complices d'une même conspiration tra- mée dans des prisons séparées. Cette nation et cette ville ont vu et souffert que les membres de ces prétendus tribunaux se rassemblassent paisi- blement tous les jours aux mêmes heures et dans le même lieu , pour recommencer les mêmes in- sultes à l'humanité. Enfin , cette nation et cette ville ont vu et souffert une assemblée nationale ou se disant telle , qui , chargée de défendre les propriétés, les libertés, les vies des Français, or- donnait ces horreurs , tandis que les moins cou- pables d'entre eux n'opposaient aucune résis- tance à ces lois de sang. Ce phénomène moral n'est pas encore expliqué , si même il est expli- cable. C'est dans le cours de ces temps affreux que j'ai vu périr vingt personnes avec lesquelles j'avais passé ma vie ou entretenu des liaisons. M. de Ma- lesherbes, et sa sœur, et sa fille, et son gendre, et la fille et le gendre de sa fille; le comte de Brienne, et ses trois neveux, et MIUC de Canisy; Ml,ie la duchesse deBiron; M. deThiars, les deux Trudaine , André Chénier, M. de Saint-Priest , M. de Choiseul-la-Baume ; Boulogne, Lahaye, La Borde , fermiers généraux ; M. de la Borde , le banquier de la cour ; Lavoisier ; Levieillard , propriétaire des eaux de Passy , ami de Fran- klin ; M. et Mmc de Boisgelin; le président de I\i- colaï et Bailly , mes confrères à l'académie fran- çaise; et tant d'autres victimes innocentes, dont DE MORELLET, CI5AP. XXV. K) les fastes de ces jours détestables ont conservé les noms. Tons les jours étaient marqués par de nouveaux massacres, et le nombre des meurtres allait sans cesse croissant. Logé au faubourg Saint-Honoré r à peu de distance du lieu des exécutions, je ne pouvais aller aux Champs-Elysées dans l'après-dî- ner, sans entendre les cris d'un peuple féroce ap- plaudissant à la chute des têtes. Si je sortais en sui- vant la rue de mon faubourg vers la ville , je voyais ce même peuple courant en foule à la place de la Révolution se repaître de ce spectacle; et, quel- quefois , je rencontrais , sans pouvoir les éviter, les fatales charrettes. C'est ainsi que j'ai eu le malheur de voir sans les regarder , et le comte de Brienne , et toute sa famille , allant au supplice avec Mme Elisabeth : image sanglante qui m'a long- temps poursuivi. Puisque j'ai nommé les Brienne, que j'ai con- nus si long-temps , je ne puis me refuser à dire ici quelques mots de plus sur cette famille. Le comte de Brienne , appelé au ministère de la guerre par son frère l'archevêque de Sens, était un homme juste et droit ; il avait peu de talens ; mais , aidé d'un bon premier commis , il eût pu faire un bon ministre , parce qu'il voulait le bien. C'était mal- gré lui qu'il avait pris cette place , et il la quitta sans regret. On l'a blâmé de s'être fait donner eent mille francs pour son ameublement à son entrée au ministère, et l'on a eu raison; mais lu- l4 MÉMOIRES sage établi cache l'énormité de l'abus aux yeux de celui qui en profite, et il est possible qu'il n'ait pas cru se rendre coupable d'avidité , en imitant ses prédécesseurs. Depuis ce temps nous avons vu bien pis sans sourciller. 11 passait , comme je l'ai dit ailleurs, une grande partie de l'année dans sa terre de Brienne, qu'il avait si magnifiquement embellie , et où je fus té- moin, pendant plusieurs automnes, de la joie et de la pompe de ses fêtes , pour lesquelles je faisais de petits vers et des chansons. Certes , je ne me dou- tais pas alors que je verrais un jour le maître de cette belle habitation dans une charrette , les mains liées derrière le dos, allant au supplice avec toute sa famille. Le comte de Brienne était le protecteur né de tous les gentilshommes de Champagne, et le bien- faiteur de tout ce qui l'environnait dans sa terre. Quinze ans avant la révolution , sur les plaintes du dégât que faisaient les lapins d'une garenne qu'il avait à un quart de lieue de Brienne , il l'avait fait enclore de murs à grands frais. Un malheureux ne s'adressait point à lui sans bénir son inépuisa- ble bonté. Un hospice pour les malades, de l'ins- truction pour les enfans , du travail et des secours aux pauvres, l'établissement d'une école militaire à Brienne; tous ces biens étaient l'ouvrage de l'ar- chevêque et de son frère. Aussi , lorsqu'il fut arrêté, une trentaine de villages environnans en- voyèrent une députation à Paris pour le récla- DE M0RELLET, OUP. XXV. i5 mer ; mais , loin d'écouter cette sollicitation dic-^ lée par leur reconnaissance , on en fit un nouveau crime au malheureux seigneur de Brienne, qui avait, disait-on , séduit, corrompu et avili ses an- ciens vassaux. La fin tragique du comte me conduit à rapporter celle de son malheureux frère : traîné d'abord dans une prison de Sens, on l'avait ensuite, à la fin de février 1 794 , remis chez lui , avec des gardes qui ne le perdaient point de vue. Son frère vient de Erienne le voir : là il est arrêté, et l'on arrête en même temps l'archevêque, les trois Loménie, ses neveux , dont l'un son coadjuteur , et Mme de Ganisy , sa nièce. L'archevêque est indignement traité par les exécuteurs de cet ordre , venant du comité de sûreté générale. Le lendemain , son frère , partant avec des commissaires pour voir mettre les scellés à Brienne ^ entre dans sa chambre et le trouvemort. On dit qu'il s'était empoisonné pendant la nuit avec du stramonium et de Y opium combinés. Les exécuteurs des ordres du comité, ajoutant encore à la cruautéde leur mission, voulurent s'en prendre à son neveu, l'abbé de Loménie, de ce qu'ils ne pouvaient l'amener vivant à Paris ; ils prétendirent que l'archevêque avait dû ne rien cacher à son ne- veu, et, chose incroyable, si la révolution fran- çaise n'avait pas épuisé tous les genres de barbarie, ils forcèrent l'abbé de Loménie d'assister à l'ouver- ture du cadavre et de signer le procès-verbal. Telle a été la fin de cet infortuné, suivie de celle l6 MÉMOIRES de son frère, de sa nièce et de ses trois neveux. Il périt victime d'une révolution à laquelle il avait iait beaucoup de sacrifices. C'est avec une peine extrême que je suis contraint d'avouer que, dans son ministère, il a fait de grandes fautes, et qu'il s'est montré au-dessous de sa place et de l'opinion que l'on avait de lui. Cette opinion était justement fondée, ce semble, sur les talens qu'il avait mon- trés pour l'administration, tant dans son archevê- ché de Toulouse que dans les états de Languedoc; et l'on fut étonné de le voir démentir trop tôt cette faveur générale qui l'appelait au ministère. Mais on ne peut se dissimuler surtout que, dans le cours de la révolution, il n'ait eu des torts bien plus graves. Remplacé par M. Necker, au mois d'août 1788, il était allé passer l'hiver en Italie, et il s'y trouvait à la fin de 1789, après les premiers mouvemens de la révolution , après le 1.4 juillet, le 4 août et le 5 octobre. On ne peut imaginer aucun motif raisonnable de son retour en France. La perte du clergé était, dès-lors, résolue : c'est ce qu'il de- vait ignorer moins que personne. La constitution civile de cet ordre venait d'être décrétée. Cardinal et archevêque, sa place n'était plus à Paris, mais à Home , où sa belie-sœur lui assurait les moyens de vivre honorablement, et où il eût joué un rôle plus digne de lui et plus convenable à son état. Parmi les spectacles horribles que Paris donnait alors toug les jours, je me rappelle encore celui DE MORELLET , CHAP. XXV. 1 7 qui frappa mes yeux vers le milieu de messidor , le 5 juillet 1794. Je traversais les Champs-Elysées, lorsque je vis amener de Neuilly et des villages voi- sins environ cent cinquante de ces nobles chassés de Paris par le décret du 17 germinal, hommes, femmes , vieillards , dans sept chariots découverts et quatre charrettes, plusieurs les mains liées, à midi, par un soleil brûlant. Quelques-unes des femmes ayant de petits parasols , des femmes du peuple disaient brutalement : Tiens, tiens, les b , elles ont encore leurs parasols de l'an- cien régime. Le prétexte de cette nouvelle violence était que ces nobles , ou aristocrates , avaient tenté de sou- lever un camp formé dans la plaine des Sablons , en y jetant, disait-on, des billets où l'on exhortait les soldats à la révolte contre la Convention. Rien de plus absurde qu'un tel prétexte. Il est trop clair que cent cinquante personnes de tout âge et de tout sexe , et dont la plupart étaient des enfans et des femmes, ne pouvaient avoir formé un plan de conspiration , quel qu'il fût , et encore moins celui qu'on leur prêtait et qui était si ridicule dans ses moyens. Ils ne pouvaient donc être ar- rêtés ainsi collectivement que par suite du projet, bien connu depuis , de faire périr tous les nobles , comme ennemis irréconciliables de la révolution ; projet sanguinaire qui était manifestement celui des meneurs de la Convention, et à l'achèvement duquel la majorité de cette assemblée a donné cons- MORELLET, TOM. II. 2° édît. 2 1 8 MÉMOIRES tamment sa sanction. Les prisons de Paris, quoi- que Irès-multipliées , car on en comptait alors plus de trente, s'étaient ainsi remplies depuis les der- niers mois de 1 793. Pour exécuter plus sûrement, plus tranquillement les plans d'assassinat formés par cet horrible gouvernement, on avait chassé de Paris tous les nobles, par le décret du 17 ger- minal, c'est-à-dire, tous ceux dont les sollici- tations, les réclamations, les plaintes, pouvaient donner quelque embarras aux égorgeurs , ou re- tarder l'expédition. On avait ensuite travaillé avec beaucoup d'activité, et quelques milliers de dé- tenus avaient déjà péri. Les prisons , encombrées d'abord, s'étaient vidées rapidement, et les tribu- naux révolutionnaires avaient moins de besogne. En renvoyant les nobles de Paris , et en ordonnant aux municipalités dans lesquelles ils se retireraient, de les faire connaître et de les surveiller, on savait où les prendre au besoin; et c'est ainsi qu'on fit enlever aisément ceux dont je viens de parler : me- sure qu'on suivit ailleurs , et qui se fût étendue par- tout, si le 9 thermidor n'eût pas mis fin aux opé- rations de cette belle justice. Je dirai ici un fait qui pourra donner quelque idée de ces temps horribles. J'étais seul dans une assez grande maison, M. et Mme d'Houdetot, mes locataires, étant absens; séparé de ma sœur, que je n'avais pas pu garder avec moi , faute de place , et de ma nièce qui était restée a la campagne au- près de Mm* d'Houdetot. J'étais sans domestique, DE MORELLET, CHAP. XXV. 19 réduit au service d'un homme qui venait faire ma chambre le matin , et que je ne revoyais de la jour- née. Je trouvais un bien grand soulagement dans l'habitude que j'ai de m'occuper en écrivant , car il m'était impossible défaire aucune lecture suivie; mais , comme cette occupation avait pour unique objet de poursuivre et de combattre à outrance ces hommes de sang et leurs lois cruelles , et leur ex- travagante administration, et leurs crimes de tous les jours, j'étais à tout moment dans une extrême agitation. Après avoir consacré ainsi mes journées entières à répandre sur le papier mes pensées et mes sentimens sur ce gouvernement détesté, je ne me couchais pas sans penser que je pourrais cire réveillé pour être jeté en prison. La solitude de ma maison me donnait aussi quelque crainte de brigands d'une autre espèce, les simples voleurs. Toutes ces impressions me poursuivant dans mon sommeil, il m'arrivait souvent de m'éveiller en sursaut et de me jeter à corps perdu de mon lit au milieu de ma chambre, croyant voir et entendre un homme qui voulait m'arrêter ou m'assassiner, et m'imaginant que je lui plongeais un poignard dans le sein. Je me suis trouvé ainsi plus d'une fois jeté sur le carreau, ayant heureusement évité le marbre de ma commode , qui était dans mon che- min, et contre lequel je me serais brisé la tête ou démis l'épaule avec une chute moins heureuse. Je pris enfin le parti de tendre une corde d'un chevet de mon lit à l'autre , du côté par où je pouvais .20 MEMOIRES m'élancer. Cette corde, se trouvant en mon chemin, m'arrêtait par le milieu du corps; et, après avoir rencontré cet obstacle deux ou trois fois , mon som- nambulisme cessa. C'est vers cette même époque, au commence^ ment de messidor ( juin et juillet 1 794) , lorsqu'on égorgeait chaque jour sur la place de la Jxé\ o- lution vingt et trente , et par degrés , jusqu'à soixante personnes, que, cherchant à soulager les sentimens d'horreur et d'indignation dont j'é- tais oppressé , je m'avisai d'écrire un ouvrage d'un genre tout nouveau parmi nous, où l'ironie est poussée à l'extrême, et où je tâche de rendre en- core plus odieuses les atrocités , en proposant d'enchérir sur celles dont nous étions les témoins. H y a quelque chose d'effroyable dans l'idée de cet ouvrage, mais il porte l'empreinte de ces temps barbares. Je l'ai écrit dans un moment de fureur contre les destructeurs des hommes, et je ne l'ai jamais publié. Il a pour titre : le Préjugé vain- cu , ou Nouveau moyen de subsistance pour ia nation ; proposé au comité de saiut public en messidor de l'an II de ia République ( juillet *794). Pour en dire le sujet en deux mots , j'y pro- pose aux patriotes , qui font une boucherie de leurs semblables , de manger la chair de leurs vic- times , et, dans la disette à laquelle ils ont réduit la France , de nourrir ceux qu'ils laissent vivre des corps de ceux qu'ils tuent. DE MORELLET, CHAP. XXV. 21 Je propose même l'établissement d'une bouche- rie nationale sur les plans du grand artiste et du grand patriote D**% et une loi qui oblige tous les citoyens à s'y pourvoir au moins une fois chaque semaine , sous peine d'être emprisonnés , dépor- tés, égorgés comme suspects, et je demande que, dans toute fête patriotique , il y ait un plat de ce genre , qui serait la vraie communion des patrio- tes, Y eucharistie des jacobins , etc. J'ose dire que dans cette ironie, qu'on peut ap- peler sanglante , il y a de ce que les Anglais ap- pellent humour , et que , si elle eût pu être impri- mée à l'époque où je l'ai écrite , elle eût produit quelque effet. Mais comme il n'y avait aucun moyen humain de l'imprimer et de la répandre , qu'on eût été trahi ou découvert cent fois , et que son premier résultat eût été de me mener à l'écha- faud, je la gardai dans mon portefeuille. Après le g thermidor, je la lus à Suard, homme d'un goût délicat et sûr, pour savoir si je céderais à la tenta- tion de la publier, et de contribuer ainsi à atfer- mir notre conversion. Il rejeta bien loin cette idée, et je me le tins pour dit. Ses raisons étaient prin- cipalement l'horreur et le dégoût qu'il croyait de- voir frapper mes lecteurs, et surtout les femmes , aux images repoussantes que j'avais rassemblées, et l'impression défavorable qu'on prendrait , di- sait-il , de l'écrivain, qui avait pu arrêter si long- temps sa pensée sur ces horribles objets et les peindre à. loisir, 22 MEMOIRES J'ai répondu à ces objections dans un Posl- scriptum qui accompagne l'ouvrage, et ma réponse est une discussion morale et littéraire où je me crois justifié. Je l'ai écrite avec soin, et je serais fâché que le texte et le commentaire fussent tout- à-fait perdus. On les trouvera dans mes papiers. Au mois de juillet 1 794 , libre encore , au grand étonnement de mes amis et au mien, quand la foudre grondait et frappait tout autour de moi ^ je fus dénoncé enfin par-devant le comité révolution- naire de ma section. J'aurais même couru de grands dangers, si je n'avais eu affaire à une sec- tion qui, entre toutes celles de Paris, a montré le plus de modération , on , si l'on veut , le moins de violence. J'ai su depuis d'où était venue cette délation , et je vais le dire. Une femme du peuple, appelée Gattrcy , qui avait logé dans une petite chambre d'une maison voisine, dont la vue donnait sur mon jardin , était passée depuis à la section de l'Obser- vatoire. Là , voulant servir la république à sa ma- nière , elle imagina de me dénoncer au comité ré- volutionnaire de sa nouvelle section. Son mari avait été cocher chez M. de Coigny , mon voisin , qui , forcé comme tant d'autres de mettre bas son carrosse , et voyant cet homme dis- posé à s'enrôler , lui avait donné un cheval et un équipage complet, avec une pension pour ses an- ciens services. En son absence, sa femme ne s'en employait pas moins tout entière à décrier M. de DE M0RELLET, CIIAP. XXV. 23 Coigny, et Mmcs de Montrouge et Durfort, avec lesquelles il logeait , comme des aristocrates et des conspirateurs. Elle était parvenue à faire met- tre les scellés et établir des gardes chez eux. Elle passait d'ailleurs sa vie ou aux jacobins , ou à faire des leçons de patriotisme aux commères du quar- tier , qu'elle assemblait autour d'elle pour leur lire et leur commenter la feuille du matin ou du soir , et vomir tout ce qu'on peut imaginer d'hor- reurs contre le roi , la reine , et les nobles et les prêtres. Comme elle tenait ses séances dans une petite cour voisine de mon jardin, j'entendais de ma fenêtre toutes ses harangues , dignes d'une fu- rie sortie des enfers, surtout dans les grandes oc- casions , comme le jugement du roi , de la reine et de Madame Elisabeth. Elle m'avait cependant jus- qu'alors épargné, quoiqu'elle dît bien que j'étais un aristocrate ; mais quelque bienveillance des marchands de mon voisinage , qui étaient contens de mes manières, et surtout de ma dépense chez eux , me défendait et modérait son emportement contre moi. Ma sœur, avant de me quitter, avait lâché de la gagner en lui donnant quelque ouvrage en linge ; mais elle travaillait si mal que ma sœur fut obligée de ne plus l'employer , ce qu'elle fit avec tous les ménagemens imaginables pour ne point l'irriter. Mais son mari , ayant obtenu je ne sais quelle place qui l'attirait dans la section de l'Observa- toire, elle ne fut pas plus tôt établie dans sa nou- ^4 MÉMOIRES velle demeure , qu'elle alla me dénoncer à son co- mité révolutionnaire , qui envoya deux de ses membres au comité de ma section pour demander que je fusse arrêté. On sait que la commune de Paris avait établi ce petit commerce entre les sec- tions, jusque-là qu'il était même loisible au comité d'une section d'aller arrêter un citoyen dans l'ar- rondissement d'une autre, sauf à rendre compte à celle-ci de l'emprisonnement de l'accusé. Mon comité répondit aux députés de l'Observa- toire qu'il n'avait eu jusqu'à ce moment aucun sujet de me regarder comme suspect , qu'il ne pouvait me faire arrêter sans m'avoir interrogé , et qu'on leur rendrait compte du résultat de l'exa- men. En conséquence , le i5 juillet, en rentrant chez moi , à neuf heures du soir , je trouvai une invita- tion du comité révolutionnaire de ma section pour m'y rendre le soir même. Je m'y transportai sur- le-champ , après avoir pris quelque argent dans ma poche , et caché parmi mes livres quelques portefeuilles de mes écrits les plus libres contre ces messieurs , lorsque j'en laissais vingt autres , tous très-capables de me faire conduire à la place de la Révolution. Je ne pris pourtant pas mon bonnet de nuit , autant par une sorte de sécurité qui n'était pas trop bien fondée, que par cette réflexion qui n'était guère plus sage , qu'on ne me mènerait pas en prison sans m'avoir ramené chez moi, DE MORELLET, CHAP. XXV. ^5 Arrivé au comité vers les dix heures du soir , je le vois composé presque tout entier d'artisans en bonnets rouges, et dont deux ou trois seulement m'étaient connus de vue. Alors commence mon interrogatoire. Comment V appelles-tu ? — André Morellet. — Quel âge as-tu? — Soixante-sept ans. — D 'où es- tu ? — De Lyon. — Un de ces gens me reprend : De commune- Affranchie. Je répète , de Com- mune-Affranchie. On venait de changer le nom de cette malheureuse ville, après y avoir égorgé cinq ou six mille personnes , et en avoir fait un amas de ruines. Depuis quand es-tu à Paris ? — Depuis 1 740. — Quel est ton état? — Homme de lettres; car, quoique j'aie porté l'habit que portaient les ab- bés, je n'ai jamais exercé les fonctions ecclésiasti- ques. De quoi vis tu ? Quels sont tes moyens d'exis- ter? — D'une pension que la Convention m'a ac- cordée au mois de juillet 1 790 , motivée sur 35 ans de travaux utiles , et dont voici le brevet , sous le titre de récompense nationale. Et je leur présentai le brevet, qui passa sous les yeux du président, et puis du secrétaire, les seuls qui me parussent savoir lire. Cette pièce com- mença à produire pour moi un effet favorable. Ils inclinaient la tête en signe d'approbation. J'ob- servai cette disposition bénigne , et j'en profilai pour leur dire que les travaux dont le brevet M- oG MÉMOIRES sait mention étaient tous en faveur de la liberté du commerce , de la liberté de conscience, de la liberté de la presse, et je leur citai les titres de quelques-uns de ces écrits. Que faisais - tu en 1 789 ? — J'assistais aux séances de l'académie française , dont j'étais mem- bre, et je m'occupais des travaux dont je viens de vous parler. Où étais-tu le 10 août? — Dans la vallée de Montmorency. Chez qui? — Là, je me trouvai un peu embar- rassé par la crainte de compromettre la personne que je nommerais ; je cherchai à mettre quelque obscurité dans ma réponse. J'ai , leur dis-je , trois maisons dans la vallée , où je vais alternativement et à mon choix. Je citai Mme d'Houdetot, M. de Saint-Lambert et Mme Broutin, et j'ajoutai que je ne me rappelais pas bien précisément où je m'é- tais trouvé le 1 0 août. Un de mes bonnets rouges , un menuisier , m'observe malignement que le 1 0 août était trop remarquable pour qu'on pût ou- blier où l'on était ce jour-là. Je balbutiai pour écarter ou affaiblir l'objection , qui était en effet assez vive et assez pressante. Où as-tu été depuis? — Là , je me trouvai fort. À Paris, leur dis-je, où je suis revenu dès le len- demain du 10, et d'où je ne suis sorti qu'en avril dernier. Je vis que cette réponse ne leur déplai- sait pas , et qu'on me savait quelque gré d'être re- venu à Paris le 1 1 d'août . lorsque tout le monde DE MORELLET, CHAP. XXV. 2 J cherchait à s'en tirer , et que moi-même j'avais été fort affligé d'y être retenu. Et où es-tu allé en avril'} — Au Val, près de Saint-Germain, chez le maréchal de Beauvau , que je n'ai point quitte jusqu'à sa mort. Un de mes juges dit à cela : Le maréchal de Beauvau était un bon citoyen. Et je ne manquai pas d'ajouter que je l'avais toujours connu pour tel. Ici mon interrogatoire devint plus étrange. Pourquoi , me demanda-l-on , étais-tu gai avant le 10 août, et as-tu été triste auprès'} Citoyens , répondis-je, je ne crois pas avoir été ni gai ni triste. Je suis, ajoutai-je, en donnant à mes traits le plus de gravité que je pus, je suis d'un caractère sérieux , comme il convient à un homme de mon âge , et j'ai vu les événemens pu- blics en homme raisonnable, soumis à l'autorité. Là, ils se regardèrent en laissant voir qu'ils étaient contens de ma réponse. Où étais-tu le jour de la mort du tyran ? — A Paris. — Mais où, en quel endroit de Paris ? — Chez moi, n'étant pas employé à la garde , que mon âge me dispense de monter en personne. N'' as-tu pas une maison de campagne près de Paris ? — Non. N'en as-tu pas eu une? — ]\on. A la vérité j'ai eu , à vingt-cinq lieues de Paris, à Thimer, auprès de Châteauneuf, un prieuré; mais ce n'est pas suis doute ce que vous appelez une maison de cam- pagne près de Paris? Z 8 MÉMOIRES Ah i dit le questionneur, c était un prieuré. Et qui t'avait donné ce prieuré? Ils voulaient que je répondisse, te tyran. J'éludai la difficulté en disant que je l'avais eu par un induit du citoyen Turgot , le ministre dont j'avais été trente ans l'ami. Et sur cela je leur expliquai en peu de mots ce que c'était qu'un induit. Au nom de M. Turgot, plu- sieurs d'entre eux dirent: Oui, c'était un bon ci- toyen, et le meilleur des contrôleurs généraux que nous ayons eus. Mon interrogatoire étant fini , on me lut le procès-verbal , dont la rédaction n'était pas mal- veillante. On me le fit signer, et on me dit de sor- tir, en ajoutant qu'on allait me rappeler. On me fît rentrer deux minutes après , la délibé- ration en ma faveur n'ayant pas souffert de diffi- culté, et n'ayant entraîné aucune discussion. Le président me dit d'un air assez obligeant : Citoyen, ie comité est content de tes réponses^ tu peux te retirer sans remords. Il voulait dire sans inquié- tude , mais je ne m'embarrassais guère du mot propre. 11 était onze heures, il faisait un pluie battante; il me fallait revenir par des rues désertes , et par les Champs-Elysées, qui étaient une mer de boue. Un des membres du comité, voyant mon embar- ras, se chargea de me ramener chez moi sous un grand parapluie dont il était pourvu. Je cau- sai avec lui en chemin ; et j'en tirai quelques faits qui me servirent à connaître d'où venait la dé- DE MORELLET, CHAP. XXV. 2Q nonciation , et qui me tranquillisèrent sur les suites qu'elle pouvait avoir, autant qu'il était permis alors de se rassurer. Et ce n'est pas dire beaucoup; car, en ce temps-là, toutes les craintes étaient rai- sonnables. C'est ainsi que se passait la seconde année de cette république, qui, en abolissant la royauté comme une tyrannie exécrable, avait garanti à tous les Français la liberté , la propriété , la vie. La liberté ! et il y avait alors dans l'étendue de la France deux cent mille suspects, dont une moitié, peut-être, de femmes , de vieillards, d'enfans, jetés dans des prisons horribles , entassés les uns sur les autres , nourris comme de vils criminels. La pro- priété ! et toutes les propriétés étaient au pillage, les biens de cinquante mille familles séquestrés, ceux des malheureux condamnés par les tribunaux révolutionnaires , confisqués et vendus. Enfin , la vie ! et à cette époque , en y comprenant les mal- heurs de la Vendée, deux cent mille Français avaient péri par les ordres de ce hideux gouverne- ment ! 00 MÉMOIRES CHAPITRE XXVI. Le Cri des familles. Enfin le 9 thermidor arriva (27 juillet 1 794) ; les monstres , après avoir exercé leur rage sur ce qu'ils appelaient les aristocrates , les royalistes , les en- nemis de la république, l'avaient déjà tournée plusieurs fois contre eux-mêmes. Les Brissotins avaient succombé les premiers ; ensuite le parti de Danton avait été battu ; Camille Desmoulins , Chau- mette, Hébert, Hérault de Séchelles, Condorcet, Pétion , etc. , avaient péri ; et Robespierre, et Saint- Just, et Gouthon, restés les maîtres ou se croyant tels , désignaient de nouvelles victimes dans la Con- vention. Alors, et seulement alors, cette Conven- tion, dont la majorité avait été jusque-là un pro- dige de méchanceté ou d'impardonnable faiblesse , se voyant en danger , se réveille de son infâme apathie , ou se dégoûte de continuer des crimes qui vont l'atteindre elle-même. De grandes fautes de Robespierre et de ses adhérens , un moment bien saisi de la part de la Convention , et un bonheur de circonstances qui pouvait très-bien n'avoir pas lieu, renversèrent Robespierre et les siens, cl sur- tout la commune de Paris, qui était devienne in- DE MOREIXET, CHAP. XXVT. 0 1 sensiblement son appui et l'instrument de son despotisme. La chute de Robespierre ayant rendu la liberté à une infinité de détenus qui attendaient la mort , que le monstre et ses suppôts ne leur eussent pas laissé attendre long-temps, Mme la comtesse de Boufflers et sa belle-fille sortirent de prison. Apres le 10 août 1792 , elles étaient parties pour l'Angle- terre. Revenues en France vers la fin de 1 790 , elles furent jetées en prison à la Conciergerie , et tenues soixante -quinze jours dans un cachot hu- mide , où elles ne pouvaient entrevoir la lumière que par un trou carré dans la porte ; forcées de coucher avec leurs vêtemens , pour ne pas se ré- veiller paralysées par l'humidité des murs. C'est là un des cent mille exemples de la lâche cruauté avec laquelle la révolution française a été conduite; et toutes les atrocités qu'elle a exercées contre des femmes nous permettent de dire que les tyrans flétris par l'histoire, et traités avec raison de bêtes féroces, n'ont jamais approché de cette bête mille fois plus féroce appelée le peuple, monstre sans pitié, que ses innombrables têtes rendent plus ter- rible encore , et qui s'est trouvé composé en un moment de vils espions , de satellites dévoués et d'infâmes bourreaux. Ces pauvres dames, unies jusque-là d'une ami- tié tendre pour leur bonheur mutuel , et alors plus rapprochées que jamais pour la souffrance et pour la mort , après avoir passé onze mois à la Con- 52 MÉMOIRES ciergerie, tous les jours à la veille detre égorgées, et voyant tous les jours leurs amis tramés à l'écha- faud et leur disant le dernier adieu, échappèrent a tant de dangers par les soins d'un ange gardien : cet ange était un homme appelé Le Chevalier. L'abbé Le Chevalier, dont le nom doit être conservé dans les fastes de l'amitié héroïque , et ce qui est plus difficile, persévérante autant que coura- geuse, était instituteur du jeune Boufïlers , fils unique de la contesse Amélie. Voyant la mère et la fille emprisonnées ; leurs biens séquestrés depuis l'émigration du comte de Boufïlers , époux de la comtesse Amélie ; elles-mêmes signalées pour la mort par un beau nom comme par un crime; et sans appui , sans ressource , dans un temps de ter- reur où le cri sauve qui peut était devenu pour tant d'autres l'unique règle de morale et de con- duite , il vendit sa bibliothèque et une petite pos- session qu'il avait en Normandie, d'abord pour les faire vivre en prison, et puis pour détourner loin d'elles la hache fatale. Il avait connu Fouquier- Tinville chez un procureur au parlement, chez qui cet homme féroce allait régulièrement dîner plusieurs fois la semaine. Il se rapprocha de lui chez le procureur. 11 allait à la buvette, où ce misérable se gorgeait souvent de vin et d'eau-de- vie. Le Chevalier buvait avec lui ou en faisait sem- blant. 11 obtenait que les papiers des dames de Boufïlers, déjà prêts à être envoyés au tribunal, fussent remis au fond du carton. Enfin, à force — • *»• DE MORELLET, CÏ1AP. XXVI. 3j d'assiduité , de vigilance , de courage, de patience, de sacrifices, il leur fit atteindre miraculeusement le 9 thermidor, et les tira de prison cinq ou six se- maines après cette époque mémorable , dont les effets salutaires ont été bientôt arrêtés par l'in- fluence toujours puissante des mêmes hommes qui avaient établi l'affreux régime du pillage et de la terreur. Après avoir recouvré sa liberté , Mme de Boufîïers me fit dire qu'elle savait le tendre intérêt que j'avais pris à ses malheurs (pouvais-jey être insen- sible ? ) et qu'il fallait oublier les différences d'o- pinions pour ne se souvenir que de l'ancienne amitié. On pense bien que je ne me le fis pas dire deux fois. Depuis la catastrophe du 1 o août 1 792 , la liberté de la presse avait été absolument perdue pour tout homme qui n'avait pas des principes révolution- naires ; mais on doit y joindre une circonstance particulière à notre révolution , c'est qu'il n'eût pas suffi à un écrivain de vouloir prendre en main la cause de la justice, de la liberté, de la pro- priété, contre d'exécrables tyrans; il lui eût été impossible de trouver un imprimeur qui se fût hasardé à le servir; et si le maître y eût consenti , il eût été impossible d'éviter d'être dénoncé par quelqu'un de ses ouvriers, toute cette classe d'hommes étant aveuglément dévouée à la révolu- tion , haïssant les nobles , les prêtres , les riches , et disposée à servir ce qu'ils appelaient eux-mê- MORELLET, TOM. II. 2e éÛït. 5 34 MEMOIRES mes noblement le sans-culottisme , par les plus lâ- ches trahisons. II ne pouvait donc plus être question de rien pu- blier. Mais je puis dire que , pendant tout ce temps , je nai pas laissé passer un seul jour sans répandre sur le papier les sentimens d'indignation dont j étais plein; sans combattre quelqu'un des horri- bles décrets par lesquels la Convention a spolié et exterminé tant de familles ; sans discuter quel- qu'un des rapports faits à cette abominable légis- lature, qui se jouait avec tant d'impudence de tous les droits qu'elle était chargée d'assurer et de défendre. On trouvera dans mes papiers toutes ces discussions. La mort de Robespierre et d'une petite partie des scélérats qui avaient adopté son infernale politique ( car beaucoup d'autres restaient et gouvernaient encore) , ayant rendu à la presse une apparence de liberté, au moins pour ceux qui auraient le courage de s'en servir, je pensai que je pourrais faire quel- que bien en m'élevant contre plusieurs de ces in- justices si criantes et si étendues qui ont couvert la France de débris. Le premier de ces travaux fut la réclamation des biens (\ca condamnés, victimes des tribunaux révo- lutionnaires , pour leurs enfans et leurs héritiers. Je Cri des Familles, où j'ai plaidé cette cause, fut aussi le premier ouvrage qui parut sur ce sujet. 31 fut publié dans les derniers jours de décembre i ^o/| ; mais ce n'est qu'en mars de l'année suivante DE MORKLLET, CHAP. XXVI. ÛJ que la question a commencé à s'agiter dans les conseils , et en mai qu'elle a été décidée. Je me rappelle une circonstance de ce temps-là. que je veux conserver. îl faisait un froid horrible. Le petit logement auquel il m'avait fallu me ré- duire, en louant tout le reste de la maison à M. et Mme d'Houdetot, est immédiatement sous le toit, et les murs n'en sont que de bois et de plâtre. Le froid y était cruel, et, après avoir mis sur mon corps trois et quatre vëtemens , j'étais obligé de menvelopper encore de ma couverture , et d'inter- rompre à chaque instant mon travail, mes doigts et mon encre se gelant, Mais tout cela ne me dé- courageait pas. Tantus amarjlorum , et generandi gloria mcllis* C'est-à-dire, que j'espérais faire un peu de bien, voilà le miel ; et obtenir quelque estime des hon- nêtes gens, voilà les fleurs et la gloire. Mon ouvrage cul du succès, et, comme l'a dit Rœderer dant le Journal de Paris, le Cri des fa- milles se fit entendre au loin. On en fit en quinze jours deux éditions, chacune de i5oo exemplaires, et une contre-façon de je ne sais combien. Les jour- naux en parlèrent avec beaucoup d'éloges (1), et (t) Nous y joignons ce témoignage : « Morellet , judicieux n puissant antagoniste de toutes les iniquités, comme de toutes le-; inepties fiscales, plaida la cause des familles dans un écrit plein de force <'t de courage. » Lacrctcllc jeune , Hist. de la Convention . \'vs V . page 38c), troisième édition. 56 MÉMOIRES l'opinion commença à se prononcer fortement con* tre la loi atroce que j'avais combattue, et à laquelle, auparavant, on semblait déjà résigné. D'honnêtes gens, qui sont aussi des gens de mérite et de talent, tels que Boissy, Lanjuinais, membres de l'assemblée nationale , prirent la cause en main avec beaucoup de chaleur. Enfin , intervint le décret du 1 8 prai- rial (6 juin 1 795) , qui rend les biens de leur fa- mille aux enfans et héritiers des malheureux in- justement condamnés par les tribunaux révolu- tionnaires. En disant que cette restitution a été, au moins en partie, l'effet du Cri des Familles , je sais que je puis être accusé par quelques personnes de laisser voir une prétention mal fondée , et de m'attribuer le mérite d'une justice qui se serait faite sans moi. 11 y a des gens qui s'occupent avec beaucoup de zèle à ne laisser aux autres dans l'estime publique que la plus petite part qu'ils peuvent, quoique cette épargne ne tourne pas à leur profit. C'est à ceux-là que je répondrai. Je sais, et je l'ai prouvé, que rien n'est plus évident que l'injustice de la loi que j'ai combattue. Quand on eût pu spolier les enfans innocens des condamnés supposés coupables, ce qui est encore d'une atrocité manifeste, on ne conçoit pas com- ment, après avoir reconnu l'injustice des condam- nations prononcées par des tribunaux révolution- naires , c'est-à-dire par des assassins masqués en juges, on a pu mettre en question s'il fallait main- DE MORELLET, CTIAP. XXVI. 5 7 tenir les confiscations qui en étaient la suite. Mais ces vérités avaient beau être évidentes, lorsque tel était le malheur des temps , qu'il était devenu néces- saire de prouver que deux et deux font quatre , et qu'on n'en venait pas toujours à bout : c'est la situation où nous avons été presque dans tout le cours de la révolution , et dont nous sommes encore bien loin d'être quittes en ce moment (1). Qu'on se figure toutes les raisons puissantes qui égaraient encore l'opinion , et qu'il ne faut pas perdre de vue si l'on veut apprécier, avec quelque justice , le service qu'a rendu l'auteur du Cri des Familles aux cliens dont il a embrassé la cause. Qu'on se rappelle les besoins dévorans du fisc pour subvenir à la misère du peuple et aux frais de la guerre ; l'habitude qui avait familiarisé les âmes avec la ruine et la spoliation , au point que les restes malheureux des familles proscrites sem- blaient se contenter d'avoir échappé au sort de leurs pères ; et ces maximes sans cesse ramenées par des politiques féroces , que des injustices étaient des effets inévitables et nécessaires des ré- volutions ; que le salut du peuple est la suprême loi. Mais , pour écarter toute espèce de doute sur l'utilité de mon travail , il me suffira d'indiquer ici les débats de la Convention à ce sujet, et les opinions de plus d'un député en crédit, tels que (1) Ecrit vers 1800. 58 MÉMOIRES Lccointrc de Versailles , Bourdon de l'Oise, Rew- î)clî , qui ont résisté long-temps et fortement à celte; restitution,, Lccointrc, dans la séance du 23 ventôse, rap- pelle à la Convention qu'elle a décrété qu'elle vien- drait au secours des en fans des condamnés* mais quil ri y aurait jamais lieu à la restitu- tion des viens acquis par jugement. Il dénonce un de ses collègues comme exaspérant les esprits , pour avoir dit que (a vente des biens des con- dammés ait profit de la république était une me- sure tyrannique , et veut qu'on mette sérieuse- ment en question s* il y a lieu à restitution envers les parens des condamnés par des jugemens iniques. Bourdon de l'Oise propose , dans la même séan- ce, comme une mesure qui fera cesser les récla- mations, de rendre les biens seulement aux en- fans des condamnés qui ri ont quune fortune modique * et de donner aux autres une simple indemnité j, de venir à leur secours. Rewbell , depuis membre du directoire , allant plus loin encore dans un discours du icr floréal, s'oppose à la restitution des biens des condamnés à leurs en fan s innocens , d'après la supposition gratuite et générale que les condamnés étaient tous des conspirateurs de l'intérieur ; que tous ont donné des secours aux émigrés. 11 termine sa déclaration par dire que , rendre les biens aux en fans des condamnés * g est donner aux émi~ DE MORELLET, CÎIAP. XXVI. Ô(J grés conspirateurs de {'extérieur l'espoir qiion leur rendra leurs propriétés. Enfin , les plus modérés proposaient , comme une mesure indispensable , de ne faire cette res- titution qu'aux enfans de ceux que les tribunaux révolutionnaires auraient condamnés injustement, et de décréter que les jugemens seraient révisés par une commission , tant sur les pièces que sur les enquêtes qui seraient faites, dans le canton, du civisme des condamnés , en ajoutant que, dans le cas où la révision serait Impossible , on accor- dât des secours aux enfans des condamnés qui produiraient des certificats de civisme. Et l'on voit assez que ce système eût maintenu les trois quarts des confiscations, par l'impossibilité de retrouver les pièces, de suivre les enquêtes, d'obtenir des certificats de civisme pour les pères morts , de remplir enfin toutes les formalités de cette in- juste loi. Je joins ici deux faits qui me paraissent déci- sifs. D'abord, pendant que je travaillais au Cri des Familles , des gens honnêtes et instruits me disaient sans cesse : Fous aurez beau prouver ce dont personne ne doute, vous ne ferez pas re- venir sur une loi qui donne à la république de i argent dont elle a tant besoin, et vous vous exposerez sans aucun fruit. Voici l'autre fait : jusqu'en juin 1795, où la question était déjà en discussion depuis près de deux mois . on avait vendu et acheté dans toute qO MÉMOIRES l'étendue de la France des biens des condamnés , terres , maisons , mobiliers , ce qui supposait bien l'intime persuasion que les confiscations seraient maintenues. Tous ces motifs m'autorisent donc à penser que mon écrit a été utile à mes cliens. 11 a été du moins utile en hâtant une loi qui , tout indispensable qu'on la suppose , si elle eût été retardée de quel- ques mois seulement, n'eût décrété qu'une resti- tution illusoire, puisqu'on n'eût rendu aux fa- milles , pour leurs biens confisqués et vendus, que des assignats sans valeur. (J'avais retranché de mes mémoires ce qu'on va lire dans les quatre pages suivantes , comme pou- vant donner lieu aux malveilîans , dont notre siècle abonde , de me taxer et de sotte vanité pour faire trop valoir la bonne œuvre que je crois avoir faite , et de peu de désintéressement dans cette action. Mais un ami survenant, comme je venais de suppri- mer ces pages, je les lui ai fait lire, et il a blâmé mes scrupules. C'est d'après son opinion que je les rétablis. ) En écrivant , pour obtenir la loi du 18 prairial , je puis dire avec vérité que je croyais bien courir quelque danger si le parti contraire l'emportait , mais non trouver jamais le moindre avantage de for lune à gagner la cause que j'avais volontaire- ment embrassée. Le début de mon ouvrage est l'expression la plus sincère de mes idées et de mes sentimens : « C'est un beau mot que celui de So- DE MOÏtELLET, CIIAP. XXVI. L\\ Ion \ qui , interrogé par quel moyen on pourrait écarter plus sûrement toute injustice de la répu- blique à laquelle il donnait des lois, répond: Si chaque citoyen ressent l'injure faite à un au- tre > aussi vivement que celte quil éprouve lui- même. » J'avais combattu Palissot, Linguct, sans autre intérêt que celui du bon sens ; j'ai défendu les enfans de*s proscrits sans autre intérêt que ce- lui de la justice et de l'humanité. Mais , après l'événement , quelques personnes , trompées peut-être par leur bienveillance pour moi , me disaient : « Il est impossible que tant » d'enfans et d'héritiers de condamnés , qui recou- rt vrent leurs biens , et un grand nombre des cin- -» quante et cent mille livres de rente , ne fassent »pas quelque chose pour le défenseur officieux * qui a plaidé leur cause avec beaucoup de zèle et »de succès. » Je ne me prêtais guère à cette espérance , lors- qu'un ami , M. de Vaisnes , vint m'avertir qu'elle n'était point chimérique, et m'apprendre qu'une femme de ses amies , Mn,e de Vergennes, épouse et fille de condamnés, s'occupait de me faire donner par quelques familles un témoignage durable de leur reconnaissance, et qu'on voulait m'acheter un petit bien de campagne qui en serait le mo- nument. M. de Vaisnes m'apprit cette nouvelle vers juillet ï;95. En juin 1796 , un an s'était écoulé sans qu'aucun effet eût suivi . lorsqu'un matinée vis /j2 MÉMOIRES arriver chez moi Ma,c Lavoisier, veuve de l'esti- mable et intéressant Lavoisier , fille du fermier général P.aulze , tous les deux égorgés par le tribu- nal révolutionnaire. Elle était accompagnée de Senneviile , ci-devant avocat de la ferme générale , son ami et le mien, attaché dès sa jeunesse au grand-père de Trudaine et à toute cette famille , chez qui je lavais connu. Il prit la parole en entrant, et me dit : Vous ne soupçonnez pas ce qui vous attire notre visite, et quand je vous l'aurai dit , vous ne devrez pourtant pas en être surpris. Mu,c Lavoisier vient de rentrer dans tous ses biens. Elle croit devoir en grande partie cette justice qui lui est rendue, à l'auteur du Cri des Familles. Elle veut reconnaître les soins et le zèle de son défenseur officieux, et elle vient vous offrir elle-même un faible témoignage de sa reconnaissance. En même temps MIUC Lavoisier, prenant la pa- role à son tour , me dit à peu près les mêmes choses avec une noble simplicité , en mettant sur ma table deux rouleaux de 5o louis. Je me récriais , lorsqu'elle reprit les raisons que Senneviile venait de me donner. Senneviile ajouta que je ne pouvais refuser cette satisfaction à MlU0 La- voisier , que sa fortune mettait en état de s'acquit- ter envers îuoi ; qu'on payait les avocats , les dé- fenseurs oflicieux , etc. Il fallait céder à cette douce violence, cl c'est ce que je fis. Alors je communiquai a M,uc Lavoisier et à Sen- DE M011ELLET, CHAI'. XXVI. 4^ nevillc le projet que d'autres personnes avaient formé dans les mômes intentions qu'elle. Je leur dis que je garderais ces premiers fonds pour être joints à ceux qu'on se proposait de recueillir, cl que ces cent louis seraient la première pierre du monument qui constaterait la générosité de mes cliens pour leur défenseur. Je n'ai pas besoin de faire observer le sentiment de noble bienfaisance qui se montre dans le procédé de Mmo Lavoisier , que je connaissais à peine , et qui , sans promesses antérieures , sans s'inquiéter si d'autres feraient ou ne feraient pas comme elle , de son propre mou- vement et pour satisfaire son cœur , me faisait un présent si considérable, surtout à l'époque où je l'ai reçu. J'ose me rendre le témoignage que la re- connaissance et l'attachement que m'a inspiré pour elle son procédé m'acquittent envers elle de la seule manière qu'elle puisse agréer. Je ne manquai pas de dire à M. de Vaisnes ce qu'avait fait pour moi M",c Lavoisier ; il en instrui- sit M"e de Vergenncs qui poursuivait toujours son plan avec la même grâce et la même bonté. Si elle trouva les obstacles insurmontables , je n'en suis pas moins touché de ses efforts généreux; et je puis dire que cet empressement de quelques bel- les âmes a reconnaître les faibles tentatives d'un vieillard pour défendre la justice et le bon droit, fut une des plus douces récompenses de mes tra- vaux, récompense d'autant plus douce que je n'y avais jamais songé. 4 ï MÉMOIRES J'ai souvent entendu mes amis s'étonner de n'a- voir pu réaliser leur projet. Ils citaient l'exemple des catholiques d'Irlande qui , ayant été défendus de je ne sais quelle oppression du gouvernement anglais par un écrivain désintéressé, s'étaient réu- nis en quelque nombre pour lui faire un sembla- ble présent. Je remercie mes amis de leur zèle, et je crains que ce zèle n'ait été trop loin. C'était pourtant un assez joli château en Espagne. Je me berçais quelquefois de l'idée de retrouver , au moins en partie , mon prieuré de ïhimer , une laiterie , une basse-cour , un petit domaine rural ; j'étais heureux, en imagination, de rassembler en- core ma famille autour de moi dans ma retraite , et d'y respirer de tant de maux et de crimes avant de mourir. Pour achever mon rêve , je dirai que j'aurais proposé à mes bienfaiteurs de mettre sur la porte de ma nouvelle maison l'inscription suivante : Ob recuperata A gnatis parentum indigne occisorum bona , Injuste Jisco addicta , Actori causée suce Andreœ Morellet , Grafi in eum animi monumentum Has œdes Nec non conligua ruris jugera C. Orbœ ac mœrenlesjamilice fiono dedêre. DE MORELLET, CIIAP. XXVII. 4^ CHAPITRE XXVII. La Cause des Pères. Élections de l'an III, 1795. Nouveaux ouvrages politiques et litte'raires. A très mon écrit en faveur des enfans et héritiers des condamnés , j'entrepris de défendre une autre cause du même genre, celle des pères et mères, aïeuls et aïeules des émigrés , atteints par diverses lois cruelles. On avait formé au sein de la Convention le pro- jet atroce de mettre, dès l'instant même, la répu- blique en possession de la part du bien de tout père et mère, aïeul et aïeule, qui pouvait revenir par succession à chacun de leurs enfans émigrés. Selon ce plan, la nation héritait dès à présent des pères et mères encore vivans, leur prenait autant de parts qu'ils avaient d'enfans émigrés , les chassait de leurs habitations, en leur donnant, au lieu de leurs terres et de leurs maisons , des rentes sur le grand-livre de la république , etc. Le premier écrit par lequel j'ai combattu cette grande injustice est la Cause des Pères, brochure de cent douze pages in 8°, publiée en mars 1795, où je discute le projet , donné par le représentant Chazal , de la loi spoliatrice dont je viens de faire connaître les dispositions. Je n'en laisse subsister /j6 MÉMOIRES aucune, et, en relisant mon écrit de sang-froid, je suis toujours étonné que les preuves claires et simples que je fournis de l'injustice du décret pro- posé , mises avant la décision sous les yeux de l'as- semblée, n'aient pas déterminé la Convention (car à cette époque elle régnait encore) à rejeter ou à modiGcr du moins cet infâme projet. Mais j'ai dû cesser depuis de m'étonner, lorsqu'après avoir ap- puyé ce premier écrit de cinq ou six autres, mes nouveaux efforts sont restés également inutiles. À cet ouvrage le représentant Chazal, auteur du rapport, opposa dans le Journal de Paris du 6 floréral an III ( 25 avril 1 796) quelques explica- tions en autant de sophisines, et à la tribune de la Convention , dans la séance du 8, quelques injures pour moi, grossières jusqu'au ridicule. Je répon- dis aux unes et aux autres par un écrit intitulé : Observations sur un article du Journal de Pa- ris , et Réponse aux reproches dit représentant Chazal. Ce petit ouvrage est du mois de mai 1795. Peu de temps après, la Convention ayant adopté, presque sans discussion, le projet de décret de Chazal , j'attaquai cette décision par un nouvel écrit encore plus étendu que le premier; je l'intitulai ; Supplément à la Cause des Pères. Quoique j'eusse à peu près traité la matière à fond dans la Cause des Pères , je vins à bout de ne pas me répéter. Mon écrit est divisé en quatre par- lies : la première est formée d'exemples individuels des injustices qu'entraîne l'exécution au décret, DE MORELLET, CIIAP. XXVII. l\ 7 et dont plusieurs sont vraiment révoltantes. Je demande à la suite de chaque exemple : Gela est- il juste ? Et j'ajoute enfin : « li est temps de ré- pondre , et ma réponse ne saurait être douteuse : Non. » C'est à l'occasion de cette forme oratoire , qui a quelque chose de frappant, que Rœderer dit alors dans le Journal de Paris : Ce non est celui d\in Stentor; et qu'il rappelle, en y applaudissant, le trait suivant de mon ouvrage : Je suis faible, je suis seul ; mais dans un âge avancé je conserve une voix forte qu'anime et soutient une grande horreur pour l'injustice , et que je puis encore faire entendre au loin. Dans une seconde partie je fais des observations ultérieures et nouvelles sur le décret de Ghazal. Dans la troisième, j'attaque généralement la loi de confiscation, en prouvant qu'elle est injuste, immorale et impolitique. Je regarde encore cette partie de mon travail comme rassemblant à peu près ce qu'on peut dire de plus fort et de plus direct sur celte question. Enfin, dans la quatrième partie , je combats les lois pénales contre les émigrés, sans distinction des motifs et des circonstances de l'émigration. Je jus- tifie toute émigration simple pour quelque motif qu'elle se fasse, excepté le cas où les émigrés ren- trent à main armée dans leur ancienne patrie ; et j'en conclus l'injustice de toutes les lois pénales contre l'émigration, et notamment celle du décret Zj 8 MEMOIRES qui , punissant comme un délit l'usage d'un droit légitime , le punit dans la personne des parens qui n'en sont pas eux-mêmes coupables, contre la maxime de droit naturel que les fautes sont per- sonnelles. Cette partie du Supplément à la cause des Pè- res est une sorte d'extrait d'un traité complet de Y Emigration , écrit dès la deuxième année de nos troubles , et que je n'ai pas publié, tant à cause de la difficulté que les auteurs trouvent à imprimer sans se ruiner, que pour céder à la timide prudence de mes amis , qui m'ont fait observer que le moment n'était pas favorable, et que, si je plaidais la cause des émigrés eux-mêmes, je nuirais à celle des pères et mères. Je crois pouvoir dire que ce supplément contri- bua beaucoup à former l'opinion publique , qui se prononça tellement contre la loi du 9 floréal , qu'elle força , pour ainsi dire , la législature à en suspendre l'exéculipn par un décret du 1 1 messidor, c'est-à- dire de la fin de juin 1 796. Cette année même , au milieu de ma querelle avec Chazal , je reçus une lettre de la commission executive de l'instruction publique, et un arrêté par lequel elle me nommait professeur d'économie politique et de législation aux écoles centrales. La lettre était fort honnête. On m'y disait que rues taiens et nies vertus étaient les seuls litres qu'elle eût consultés , et que l'opinion publique avait déterminé son choix. J'en eusse été honoré, et DE MORELLET, CHAP. XXYII. t\ 9 j'aurais accepté avec empressement dans d'autres circonstances ; mais je ne voulais pas être professeur de législation sous l'autorité de semblables législa- teurs; et, dans une réponse polie, je prétextai mon âge et le besoin que j'avais de terminer des travaux commencés. J'avais surtout à cœur de continuer de défendre la cause des parens des émigrés , que j'a- vais déjà plaidée dans la Cause des Pères. Je restai donc dans mon obscurité. Cependant, malgré mon éloignement pour les fonctions publiques dans un état de choses où , en s'approchant de ceux qui gouvernaient, on semblait participer aux crimes qu'ils avaient commis et aux injustices qu'ils soutenaient encore, je me suis trouvé mêlé dans les troubles qui ont agité Paris au mois de vendémiaire an IV, qui correspond à septembre et octobre 1793; et comme les événe- mens de cette époque critique ont eu des suites importantes pour la nation, et ont pensé en avoir de fâcheuses pour moi , je crois devoir en dire ici quelque chose. Par la constitution de l'an III de l'ère républi- caine , l'assemblée nationale devait être renouvelée en entier au mois de vendémiaire de l'an IV, par les assemblées primaires, ou plutôt par les élec- teurs qu'elles auraient choisis dans chaque dépar- tement. Mais ce n'était pas là le compte de la Con- vention : un grand nombre de membres, et les plus actifs, les plus ardens, se sentant coupables des crimes commis durant leur règne, la majorité MORELLET, TOM. II, 2e cdît. 1 50 MÉMOIRES de l'assemblée ayant à se reprocher de les avoir laissé commettre , et tous d'avoir contribué à une multitude de lois atroces , craignaient une assem- blée entièrement nouvelle qui, n'ayant pas parti- cipé à leurs forfaits ou à leurs fautes , pourrait les appeler en jugement, et demander compte, au moins aux plus coupables , de tant de sang et de tant de spoliations. Pour éloigner d'eux ce danger, ils imaginèrent fort adroitement de faire appliquer à l'assemblée qu'on allait former, la constitution de l'an III, qui établissait le renouvellement, par tiers seulement, des assemblées nationales , une fois formées en entier par le vœu des assemblées primaires. Mais ne pouvant pas faire entrer cette disposi- tion dans la constitution elle-même, ils l'établirent par deux décrets séparés, du 5 et du i3 fructidor, qu'ils envoyèrent à l'acceptation des assemblées primaires , en même temps que la constitution nouvelle, se flattant avec raison que le peuple confondrait ces deux choses , et se réservant de regarder toute acceptation de la constitution à la- quelle ne serait pas jointe une réclamation contre les décrets, comme emportant leur acceptation même. Jamais on ne s'était joué de l'opinion plus inso- lemment ; hardiesse monstrueuse dans des hommes qui professaient le respect pour le peuple souve- rain. Enchaîner la liberté des assemblées primaires dans l'exécution de la constitution elle-même en DE MORELLET, CHAP. XXVII. 5l la leur faisant accepter, les lier par des décrets improvisés au moment où elles exerçaient cette même souveraineté qu'on reconnaissait en elles, c'était ce qu'on ne pouvait proposer qu'en affichant pour elles le plus profond mépris. L'artifice pouvait tromper les assemblées primaires des campagnes. Les assemblées des villes , connaissant mieux l'état de la question , devaient être dupes plus difficile- ment; mais l'influence et l'activité des jacobins favorisaient efficacement en beaucoup d'endroits les projets de la Convention. La capitale seule pouvait combattre avec quel- que espoir de succès pour le renouvellement en- tier de l'assemblée , aux termes de la constitution. Les journalistes anti- jacobins ne s'y épargnèrent pas, et on s'éleva dans beaucoup d'écrits politiques contre les décrets du 5 et du i3 fructidor, comme destructifs de la constitution; et, en consentant même à ne pas les qualifier ainsi, l'opinion géné- rale s'établit qu'au moins fallait-il, pour qu'ils eussent leur exécution, qu'ils fussent adoptés par la majorité des assemblées primaires. C'était l'u- nique moyen de leur donner une sanction qu'ils ne pouvaient emprunter de l'assemblée actuelle, qui , après la constitution faite et jurée , ne pou- vait, de son autorité, en altérer une disposition aussi importante que celle qui déterminait la com- position de l'assemblée des représentans du peuple. C'est dans ces dispositions que se formèrent 1rs assemblées primaires des quarante-huit sections de 52 MEMOIRES Paris, le ier. vendémiaire an IV, 23 septembre 1795. Le vœu de la majorité d'entre elles pour le renou- vellement entier de l'assemblée nationale fut bien- tôt connu ; et l'on pouvait prévoir qu'elles don- neraient aux électeurs qu'elles avaient à nommer la mission expresse de nommer la totalité des membres , dans le cas où la majorité des assem- blées primaires n'aurait pas sanctionné les décrets des 5 et 10 fructidor, qu'elles ne voulaient regar- der comme lois que d'après cette sanction. La Convention, prévoyant et voulant empêcher ce mouvement , faisait approcher les troupes de Paris. Plusieurs sections réclamèrent contre cette mesure, comme gênant la liberté des élections. Elles communiquaient entre elles par des messa- ges. La Convention proscrivit cette communication par un décret qui ne fut pas exécuté , et quelques sections se donnèrent mutuellement un acte de garantie contre les violences qu'on pourrait exercer envers chacune d'elles. On procédait cependant à la nomination des électeurs; je fus nommé par ma section des Champs-Elysées. Durant le cours de ces élections, les esprits s'é- chaufTant par degrés , les communications entre les sections devinrent plus actives. On continua de discuter le droit prétendu par la Convention , de se conserver aux deux tiers dans la prochaine assemblée. On proposa parmi nous une déclara- tion des sentimens de la section , et l'on nomma pour cela des commissaires, au nombre desquels DE M0RELLET, CHAP. XXVII. 53 je fus avec Pastoret et Lacretelle (i) le jeune. Ils se reposèrent sur moi de la rédaction ; je la lis et je la lus à mes collègues les commissaires. Ils en furent contens et décidèrent qu'elle serait lue à rassemblée de la section. J'y combattais les décrets des 5 et i3 fructidor; j'y prouvais l'obligation ri- goureuse où était la Convention de fournir la preuve de l'adoption de ces décrets dans les assem- blées primaires; j'y blâmais l'approche des troupes au temps des élections; enfin j'y développais avec assez de netteté et de force les sentimens de la ma- jorité des sections, sentimens qui allaient être bientôt un titre de proscription , et mettre en dan- ger ceux qui les auraient soutenus. La lecture de notre déclaration, différée de quel- ques jours par le travail des élections, avait été re- mise au samedi 9 vendémiaire. J'étais à l'assem- blée, mon écrit en poche, et je me disposais à monter à la tribune, lorsque Lacretelle médit que je ne pouvais le lire encore ce jour-là, parce qu'on attendait une députation de la section Le Pelletier, qui venait proposer une grande mesure. Celte mesure était de rassembler, dès le lendemain 1 0 , les électeurs de toutes les sections , au lieu d'at- tendre le 20, jour fixé pour leur première séance. Leur assemblée devait se tenir au Théâtre-Français, (1) Voyez le récit de M. Lacretelle, Histoire de la Convention , tom. II, page 458, jusqu'à la fin du volume. 54 MÉMOIRES où l'on disait qu'on était déjà sûr que trente-cinq ou quarante sections enverraient leurs électeurs, et que le reste ne tarderait pas à s'y réunir. Je fis à Lacretelle quelques objections sur ce projet; mais il me répondit que c'était une chose résolue; et je vis arriver en effet des députés de la section Le Pelletier y qui firent un discours très-violent dans le même sens , après lequel Lacretelle monta à la tribune, et proposa de mettre aux voix la motion de la section Le Pelletier : elle fut adoptée sans objection. Il n'est pas douteux aujourd'hui, d'après les évé- nemens , que c'est à cette résolution précipitée de quelques sections, qu'il faut attribuer la victoire que la Convention remporta, dans une cause détes- table , sur les sections de Paris et sur la constitu- tion elle-même , et le retour aux maximes du ter- rorisme , et le crédit bientôt rendu aux membres de la Convention qui avaient participé le plus acti- vement aux crimes du gouvernement révolution- naire, tels que Tallien, Louvet, Chénier,etc. Les sections de Paris qui voulaient le renouvel- lement entier de l'assemblée, étaient manifeste- ment appuyées par l'opinion publique , non-seule- ment dans la capitale , mais dans les départemens , au moins dans tous ceux où l'état de la question avait été compris. Le temps qui devait s'écouler encore jusqu'au 20, jour fixé pour la convocation de l'assemblée des électeurs, aurait fortifié ces dis- positions. L'assemblée une fois formée eût de- DE MOREIXET, CHAP. XXVII. 55 mandé , sans s'écarter de ses pouvoirs et de ses droits , qu'il lui apparût de l'adhésion des assem- blées primaires aux décrets des 5 et 1 3 fructidor, qui avaient absolument besoin de cette sanction pour que les élections des représentans fussent bornées à un tiers seulement. Il était public qu'à Paris même cette adhésion avait été refusée par la majorité des sections, et l'on eût certainement ob- tenu le même résultat de l'examen des votes des autres départemens. Mais , pour mettre ces moyens en œuvre , il fallait que l'assemblée des électeurs fût légalement convoquée, et qu'on ne pût la trou- bler qu'en violant ouvertement la constitution ; au lieu qu'en la convoquant avant le temps , on don- nait prétexte à la Convention de la traiter d'illégale, et de la dissoudre comme telle. Ce danger était d'autant plus grand, que la résolution de la majo- rité des sections d'envoyer leurs électeurs , dès le 1 o, au Théâtre-Français, n'était pas bien prise. Il ne s'y rassembla que les électeurs de sept à huit sec- tions, et il en manquait plusieurs de chacune. Je m'étais rendu au Théâtre-Français avec les électeurs mes collègues , vers les onze heures du matin. Il n'y avait pas plus de trente ou quarante électeurs. Je m'étonnai ; je demandai avec inquié- tude à Lacretelle où étaient donc ces sections de Paris, si ardentes, si déterminées. Il m'assura qu'elles viendraient , qu'elles allaient venir ; la jour- née se passa à les attendre inutilement ; enfin , vers les sept heures du soir , cette assemblée, qui jusque- 56 MÉMOIRES là s'était défendue de prendre aucune délibération , par la très-bonne raison que, n'étant pas formée de la majorité des électeurs , elle ne pouvait agir en sa qualité d'assemblée électorale, s'étant réunie dans un petit foyer de la comédie , et m'ayant nommé président d'âge, se mit à entendre quelques ora- teurs qui proposèrent de déclarer l'assemblée per- manente , et de passer la nuit dans la salle du théâtre pour y attendre l'arrivée des autres électeurs. On en était là lorsque quelqu'un vint instruire l'as- semblée qu'il se faisait, au moment même, sur la place du Théâtre-Français , une proclamation qui enjoignait aux électeurs rassemblés de se séparer, sous peine d'être déclarés coupables du crime de lèze-nation. Le nouvelliste raconta en même temps que le peuple avait hué les prociamatetirs ; quils étaient éclairés par des torches qui semblaient être celles de l'enterrement de la Convention, Ce récit ayant encouragé les assistans, on reprit et on décréta la proposition faite de rester assem- blés, et d'aller s'installer au théâtre. Je m'y rendis; mais, en regardant autour de moi, je m'aperçus que , d'une centaine de personnes que nous étions au foyer, à peine en restait-il vingt-cinq ou trente. Je dis à quelques-uns de mes voisins que j étais trop vieux pour passer la nuit sur un banc; je re- vins chez moi , et tous firent bientôt de même : de sorte qu'un détachement de troupes avec du canon étant venu vers minuit pour cerner le théâtre, le commissaire qui conduisait l'expédition ne put DE MORELLET, CHAP. XXVII. 5*] s'em parer que du registre et de la sonnette de la section du Théâtre-Français : les électeurs avaient disparu. Le lendemain, je retournai au théâtre, vers une heure après midi , pour savoir ce qui s'y passait ; je n'y vis que quelques électeurs attirés par la même curiosité que moi ; je tins l'assemblée hâtive pour dissoute, et j'attendis le 20. Cependant quelques sections de Paris conti- nuaient de s'agiter. La section Le Pelletier 9 plus ar- dente que les autres, attira plus fortement l'atten- tion de ce gouvernement illégal et timide; on fit entrer beaucoup de troupes dans Paris ; les terro- ristes, et jusqu'aux brigands connus, tirés des pri- sons , furent armés comme bons patriotes pour la défense de la Convention. Les sections de Paris qui s'étaient déjà montrées opposées à la Convention s'armèrent avec leurs moyens, tout faibles qu'ils étaient , contre les troupes de ligne ; elles se seraient encore soutenues, si elles fussent restées sur la défensive , et si elles eussent pu y rester ; mais les troupes de ligne , dirigées surtout par Barras , enga- gèrent l'action, et dans la journée du i3 vendé- miaire, trois ou quatre mille citoyens périrent vic- times de l'imprudence des sections et de l'usur- pation d'une assemblée tyrannique. La Convention , se servant ainsi de la force armée pour mettre à exécution les décrets des 5 et 1 3 fructidor , et se conserver aux deux tiers dans 5 S MÉMOIRES l'assemblée nouvelle, fit aussi un décret pour dé- clarer traîtres à la patrie les électeurs qui avaient été au Théâtre Français, mais ce décret, à cause de son atrocité même, ne fut point exécuté. Plusieurs de ceux qu'il menaçait se cachèrent jusqu'au jour où devaient commencer les élections; quelques- uns même n'osèrent pas se rendre à l'assemblée électorale. Je couchai hors de chez moi pendant huit à dix jours, ce qui ne m'empêcha pas de me rendre le 20 à l'assemblée des électeurs , aux Petits- Pères de la place des Victoires. Nous avions six dé- putés à nommer. Des six candidats qui avaient eu la majorité des suffrages, Pastoret, Anson, et je ne sais quels autres, donnèrent leur démission. J'étais immédiatement après eux pour le nombre de voix; mais j'écrivis au président pour lui faire savoir que je n'accepterais pas, et on passa au suivant, Le Couteulx de Canteleu , qui avait le plus de voix après moi. Je refusais la députation par de bonnes raisons : l'une était la nullité dont je serais au conseil des Cinq-cents, où ma renommée d'aristocrate m'eût fait bientôt fermer la bouche (car, en ma qualité de célibataire , je ne pouvais entrer aux Anciens) ; et l'on sait comment les députés , une fois signalés comme mauvais patriotes, étaient accueillis de huées dès qu'ils paraissaient à la tribune. Une se- conde et très-forte raison de mon refus était la ré- pugnance que je sentais à partager les fonctions de DE MORELLET, CHAP. XXVII. 5g législateur avec les deux tiers restant de cette hor- rible assemblée appelée Convention , et souillée de tant de crimes. On trouvera dans mes papiers une discussion suivie sur la question agitée alors entre la Con- vention et les sections de Paris. Je prouve , ce que tous les gens raisonnables ont pensé dans le temps, que le renouvellement complet de rassemblée était de droit selon la constitution de l'an III ; que les décrets des 5 et i3 fructidor en étaient la violation; que cette violation n'a été ni pu être excusée par l'acceptation de ces décrets dans les assemblées primaires, puisque cette acceptation n'a pas eu, à beaucoup près, le vœu de la majorité, et que d'ailleurs , n'ayant été constatée par aucun moyen légal, elle devait être regardée comme nulle et illusoire. Les suites n'ont que trop prouvé com- bien il importait que l'assemblée dans les mains de laquelle étaient les destinées de la France de- puis trois ans , et qui depuis trois ans avait ou commis ou laissé commettre tant de crimes et de spoliations , et porté tant de lois atroces , ne se perpétuât pas dans son affreuse autorité. On a pu se convaincre , en effet , que c'est précisément pour avoir laissé le gouvernement aux mêmes agita- teurs (car il y est resté malgré l'entrée du nouveau tiers, la majorité dans les deux conseils ayant tou- jours été formée des partisans de la constitution de 1793), que le directoire a été si horriblement composé ; que tant d'administrateurs modérés , Go MÉMOIRES dans les départemcns et à Paris même, ont été destitués et insolemment remplacés par les mem- bres des comités révolutionnaires, tirés des pri- sons où ils avaient été si justement jetés après le 9 thermidor ; qu'on a poursuivi encore les prêtres avec un acharnement infernal ; qu'au moment où j'écris (1) , il y en a encore trente mille périssant de misère dans les prisons , où l'on a la barbarie de les garder après le rapport de la loi qui les per- sécutait ; que le brigandage exercé contre les pa- rens des émigrés pour l'émigration de leurs en- fans, qui n'est pas la leur , et qui ne peut être un délit dans la plupart des émigrés eux-mêmes , chassés prr la terreur , se soutient toujours avec la même force et la même indignité; que deux à trois cent mille rentiers meurent de faim , en voyant consumer et dilapider leurs propriétés , puisqu'enfin ils ont droit de regarder comme telles et la partie de l'impôt qui devait fournir au paiement de leurs rentes , et les propriétés na- tionales, dont le premier usage et le plus sacré devait être de remplir les engagemens de la na- tion. Tous ces crimes , encore une fois , tous ces malheurs, ou du moins leur prolongation et leur durée , ont été l'effet naturel et nécessaire du triomphe de la convention dans le projet d'usur- per les deux tiers du pouvoir , quand l'assemblée (i) Vers 1800. DE MORELLET, CIIAP. XXVII. 6\ devait être intégralement renouvelée d'après les lois et pour l'intérêt de la France. Les mouvemens de vendémiaire m'ayant encore laissé libre et debout , comme tout ployait d'abord sous l'autorité du nouveau gouvernement , je re- trouvai quelque tranquillité, et je repris en main la cause des parens d'émigrés , en faveur de qui je publiai , vers la fin de 1790 et au commencement de 1 796 , quatre nouveaux ouvrages. Dans le pre- mier, j'eus encore affaire au représentant Chazal, qui, revenant à la charge, demandait à l'assemblée de révoquer l'espèce de suspension qui avait lieu dans l'exécution de la loi du 9 floréal. J'opposai à cette motion , l'écrit intitulé Nouvelles Réclama- tions j, suivi bientôt d'une Dernière Défense; et le conseil des Cinq-cents, sur le rapport de Pons de Verdun , ayant passé outre et rétabli l'exécu- tion de la loi contre les pères , j'attaquai sa décision par un Appel à l'opinion publique. Postérieurement à ces trois premiers écrits , le 26 janvier 1796 (6 pluviôse an IV) , le conseil des Anciens, créé par la constitution de 1795, après une discussion très-profonde et très-suivie, dans laquelle plusieurs députés parlèrent fort bien , avait rejeté la résolution des Cinq-cents, et décidé en faveur des pères et mères la cause que j'avais défendue. Je concevais quelque espoir de sauver mes malheureux cliens, lorsque, tout-à-coup, sur un rapport du représentant Audouin, lu au conseil des Cinq-cents , le 28 nivôse de l'an IV, et auquel 62 MÉMOIRES je répondis par une Discussion du rapport même, le conseil revint a la loi du 9 floréal , en leva la suspension; et son décret, porté au conseil des Anciens , y fut adopté à la majorité de 1 L\ voix , quoique le même conseil eût refusé précédemment de confirmer la résolution qui ramenait l'exécution de cette même loi. Tout le fruit de mon travail s'est trouvé ainsi perdu 9 sauf l'impression que je puis avoir faite sur l'opinion publique, dont j'espérais encore l'utile secours, pour ramener tôt ou tard la législation dans les routes de la justice. La collection des sept ouvrages que j'ai publiés pour la défense des pères et mères d'émigrés forme près de cinq cents pages in-8°. Je ne regrette pas le temps qu'ils m'ont coûté. Weussé-je contribué qu'à donner à deux ou trois familles quelques mo- mens d'espérance et de consolation, ce serait déjà une récompense assez précieuse pour moi. Mais je ne puis négliger de conserver ici le souvenir d'un fait dont je suis encore touché vivement , et qui rappellera la noble action de Mme Lavoisier. C'est un témoignage de reconnaissance que je dois d'au- tant moins oublier , qu'il venait d'un homme in- téressant par son âge , ses infirmités et ses mal- heurs. M. Stappens , négociant de Lille , était lié avec l'épouse d'Anson , député à l'assemblée cons- tituante, et dont j'étais connu. Je reçus un matin la visite d'Anson , qui m'apportait une lettre de ce M. Stappens , où il m'apprenait qu'il était du DE MORELLET, CHAP. XXVII. 63 nombre des pères d'émigrés , dont j'avais , disait- il, si éloquemment plaidé la cause; qu'il avait deux filles émigrées avec leurs maris qui étaient nobles; qu'il n'avait pu empêcher leur émigra- tion; que sexagénaire et aveugle, il serait dé- pouillé des trois quarts de ses biens , sans la sus- pension de la loi du g floréal , qui venait d'être prononcée après la publication de mes premiers écrits; que cette suspension lui avait rendu quel- que tranquillité pour l'avenir ; qu'il ne pouvait m'exprimer toute sa reconnaissance, mais qu'il se flattait que je daignerais en accepter un faible té- moignage dans un petit envoi des produits de l'in- dustrie de son pays. Sa lettre était signée de sa femme, pour mon mari aveugle , et elle était ac- compagnée de quelques toiles de Flandre. Ansoii me força de les accepter. Après ces marques particulières d'estime , je dois mettre au rang de mes jouissances littéraires dans ces temps malheureux, la justice que me rendirent plusieurs orateurs des deux conseils, qui défendi- rent comme moi les pères et mères d'émigrés , mais qui ne faisaient en cela que leur devoir, leur mé- tier, tandis que mon travail était volontaire et bé- névole. Emery et Portalis convinrent que j'avais le premier fourni et développé les principaux moyens de cette cause dont ils furent aussi les avocats, et que, si jamais justice se fût rendue à leurs cliens, j'aurais l'honneur de l'avoir le premier et le plus ardemment sollicitée. 64 MÉMOIRES Pour achever de donner une notice de mes tra- vaux de politique ou de littérature, dans les an- nées 1795 et 1796, je dirai d'abord quelque chose de deux mémoires que j'ai faits pour Mmes Cour- beton et Trudainc; la première, veuve d'un prési- dent au parlement de Dijon , égorgé comme émi- gré par le tribunal révolutionnaire de la Côte-d'Or ; la seconde, veuve de l'aîné des Trudaine, petit-fils de celui qui a établi en France cette admirable école des ponts et chaussées, et enrichi sa patrie de ces beaux chemins qui faisaient l'admiration des étrangers, et qui vont se dégradant sans remède sous un gouvernement destructeur (1). Le président avait été assassiné, comme je l'ai dit, parle tribunal révolutionnaire de la Côte-d'Or; son fils aîné et les deux Trudaine , par le tribunal de Paris. Les biens du président de Courbeton étaient saisis par la nation, non-seulement comme biens de condamnés (car ils auraient été rendus à sa fa- mille en vertu de la loi générale qui avait ordonné cette restitution) , mais comme biens d'émigrés , et soumis ainsi au séquestre. Le président et sa femme étaient sortis de France en 1791 pour voya- ger en Italie. Rentrés l'un et l'autre en mars 1792, avant le terme fatal, ils étaient munis de tous les certificats qui pouvaient attester leur retour et leur (i) Écrit vers 1800. DE MOREILET, CHAP. XXVII. 65 résidence ; mais les grands biens de M. de Courbe- ton tentaient trop fortement la cupidité nationale, pour qu'on ne cherchât pas tous les moyens pos- sible d'en enrichir le fisc. Un de ces brigands re- vêtus du titre et du pouvoir de commissaires de la Convention, appelé Bernard de Saintes, fait arrê- ter Courbeton à Luxeuil , le jette en prison à Dijon , et l'y retenant pour l'empêcher de faire renouve- ler à Dijon même un certificat de résidence qu'on lui avait déjà donné et qu'on exigeait sous une forme nouvelle , il le fait condamner à mort et exé- cuter dans le jour, comme émigré, nonobstant toutes les réclamations, et, ce qu'il y a de remar- quable , après avoir reproché la veille aux juges , par une lettre que j'ai rapportée, leur lenteur à condamner Courbeton. De là l'assassin se met à la poursuite du fils de Courbeton , et de l'époux de sa fille , et du frère de celui-ci , et parvient à les faire égorger encore tous les trois. J'ai développé ce tissu de crimes dans un pre- mier mémoire , et dans une réplique à Bernard de Saintes , qui a eu l'impudence de tenter de répon- dre. M. de Courbeton a été rayé après sa mort de lalistedes émigrés ; sa veuve et sa fdle sont rentrées dans ses biens, et ont reconnu les services de leur défenseur officieux. J'ai parlé aussi de quelques travaux littéraires depuis la révolution du 9 thermidor. Je commen- NORELLET, TOM. II. 2* édît. 5 6(5 MÉMOIRES cerai par rappeler une traduction de deux lettres, l'une de Cicéron à Matius, l'autre de Matius en ré- ponse à Cicéron , l'une et l'autre accompagnées de quelques observations , et d'une lettre d'envoi à mon ami M. Bertrand, ci-devant directeur de la compagnie d'Afrique à Marseille. Elles sont curieu- ses, et présentent dans ce Matius un très-beau caractère , défendant avec force et avec avantage contre Cicéron la mémoire de César. Quelques anecdotes de la vie de Matius, que j'ai rapportées, prouvent aussi qu'il savait concilier avec la con^ fiance de César et d'Auguste des goûts simples et tranquilles, la culture des jardins, l'amour des lettres. La traduction et les notes sont insérées dans le Magasin encyclopédique, ouvrage périodique estimable ; et je les ai données pour payer insuffi- samment sans doute la complaisance des auteurs qui m'envoyaient leur recueil. On y trouvera encore une critique intitulée, Leçons de grammaire à un grammairien ,, re- lative à un prospectus de Journal de la langue française, par Urbain Domergue, membre de l'Ins- titut national , le même dont j'ai parlé plus haut, année 1793, en racontant la suppression de l'Aca- démie française. Je ne voulais pas laisser échap- per cette occasion de relever l'injustice commise envers l'Académie et les académiciens par la Con- vention , donnant , en pur don , notre manuscrit à deux libraires étrangers, au lieu de le rendre aux DE MORELLET , CHAP. XXVII. 6h véritables propriétaires, qui étaient occupés, au moment même de la destruction de la compagnie, à publier cette nouvelle édition. Enfin, pour tout avouer, dans les derniers mois, cerne semble, de 1795, Chénier, député à l'as- semblée nationale, et misérablement célèbre par sa tragédie de Charles IX , et par d'autres ouvrages non moins révolutionnaires, s'étant avisé de décla- mer violemment à la tribune contre la liberté de la presse, je lui donnai quelque sujet de se plain- dre de cette liberté , en imprimant un petit écrit de quelque pages , intitulé : Pensées libres sur la liberté de la presse , où je me moque assez gaie- ment de lui. C'est ici le lieu de confirmer de mon témoi- gnage une vérité, bien commune sans doute, mais que l'expérience m'a fait toucher au doigt : je veux parler du secours inestimable, incroyable, que donnent dans le malheur les études littéraires et l'habitude d'appliquer fortement son esprit. Je puis dire qu'en me livrant, comme j'ai fait toute ma vie, aux méditations politiques, en discutant à part moi , toutes les grandes questions qui se sont élevées, en parcourant le vaste champ de la littérature et de la philosophie , mais surtout en écrivant beaucoup , j'ai trompé mes malheurs , c'est-à-dire ma ruine entière, et supporté ceux de mes amis , ce qui n'a pas été pour moi , j'ose le «lire, un moindre effort que le premier. Aucun autre moyen, dans la nature de l'homme et des 68 MÈMOIRfS choses , ne me semble aussi puissant que celui- là ; les exercices du corps les plus violens, le tra- vail des mains auquel je m'adonne quelquefois, ne pouvaient me distraire, parce que mes idées et mes souvenirs me restaient; au lieu que, dans les horribles années 1 7921 , 90 et suivantes , entouré de mes papiers, écrivant des journées entières et plusieurs journées de suite, je tenais écartés de mon esprit les idées sinistres et les sentimens dou- loureux. C'est là le vrai népenthès* si ce n'est pas celui d'Homère. Reste à savoir si j'ai fait l'éloge ou la satire des lettres , en montrant les occupations littéraires comme capables de faire oublier ou d'amortir le sentiment de tant de maux. Mais je dois cepen- dant faire observer que , si j'ai trouvé en écrivant quelque soulagement aux souffrances de mon cœur et de mon esprit, c'est surtout en m'occu- pant des objets même qui les causaient; c'est en versant mon indignation sur le papier, en cher- chant à l'exprimer le plus énergiquement qu'il m'était possible. Je renvoie, pour le développe- ment de ces réflexions, à ce que j'ai dit dans le Fosl-scriplum du Préjugé vaincu. DE MORELLET, CHAP. XXVIII. 69 CHAPITRE XXVIII. Traductions de romans, Loi des otages. Lettre de M. de Bausset, évoque d'Alais. J'entrai, en 1797 , dans une carrière bien nou- velle pour moi et dans laquelle le besoin de vivre me poussa bien contre mon gré. A soixante -dix ans, que j'avais atteint au mois de mars, je me trouvais à peu près ruiné. La grande et généreuse nation , après m'avoir dépouillé de mes pensions , de mes bénéfices , d'une rente sur le duc d'Orléans , et y avoir substitué une pension de 2,600 liv. pour quarante ans de travaux utiles, ainsi qu'il était dit dans le rapport du liquidateur, avait réduit cette somme au tiers en inscriptions sur le grand- livre ; ce qui nous laissait , à ma sœur et à moi , environ 1,200 liv. pour toute ressource à joindre à la rente que je m'étais faite sur madame Tru- daine. Accoutumé à quelques commodités de la vie et aux agrémens de la société, je trouvais dur de me retirer à la campagne, ou dans quelque faubourg de Paris , pour y vivre de peu ; je me sentais encore quelque énergie, et je résolus de continuer à travailler quelques années pour me faire une ressource dans une vieillesse plus avait- -O -MEMOIRES cée. Mais c'était un projet plus facile à former que facile à exécuter avec quelque succès. Outre que la perte de toute liberté pour la presse , depuis l'époque du 1 8 fructidor , ne nie laissait aucune possibilité de publier rien de rnes travaux relatifs aux affaires publiques , la difficulté de vendre les ouvrages de ce genre empêchait les libraires de les payer. On ne vendait que des ro- mans. Plusieurs de ceux qu'on avait traduits de l'anglais avaient réussi. Un homme très -bon et très- obligeant , M. Lallemant , secrétaire -inter- prète aux bureaux de la marine , me proposa d'en traduire qu'il me ferait venir de Londres par les moyens que lui fournissait sa place. 11 me donna d'abord Y Italien , ou le Confessionai des pénitens noirs , ouvrage en trois volumes, dont je vendis la traduction à Donné , libraire , rue Yiviennè , pour une somme de 2,000 liv. , payable par quar- tiers, à commencer trois mois après la publication. Je traduisis dans la même année, the Chiidren of the Abbey, les Enfans de l'Abbaye , six volumes in- 12 , que je vendis 100 louis. Je rappellerai ici l'épigraphe que je mis à la tête de ce livre, parce qu'elle rend assez heureusement la situation du traducteur, et la disposition de son esprit en se livrant à ce genre d'occupation qu'on peut appeler frivoles : Mœstus erani, requiesque mifti. non fama pet'da est !, Mens intenta suis no foret nsqne malis. OviD. DE MORELLET, CHAP. XXVIII. Çl Rœderer, dans le Journal de Paris, rendit un compte très -favorable de l'ouvrage. « Ce roman , dit-il , mérite d'être distingué. On n'y voit ni rêve- nans, ni diables, ni monstres, ni extravagances d'aucun genre: ce sont des scènes touchantes de la vie , des événemens naturels quoique, peu ordi- naires, des personnages qu'on rencontre dans la société, mais qui s'y font remarquer; des scnti- mens conformes à leurs caractères et à leurs situa- tions, mais vifs et profonds; en un mot, c'est un roman fait avec de l'amour et des malheurs, par une âme sensible et un esprit raisonnable. » Yoilà pour l'auteur. Le traducteur n'est pas moins bien traité. «Le style de la traduction, dit le journaliste, est plus châtié que ne l'est communément celui des traductions de ce genre d'ouvrages. On y recon-r naît la plume long-temps exercée d'André Moreiîet, à qui nous devons plusieurs ouvrages plus sérieux > et qui pourrait nous en donner encore d'importans en économie publique , si nos alternatives conti- nuelles de convulsions violentes et de frivolité im-r bécile nous laissaient la faculté de lire. » R. Jour- nal de P. 3i mars 1798. Je ne veux pas laisser échapper cette occasion d'avertir qu'on a donné une autre traduction des Enfans de l'Abbaye peu de temps après la publi- cation de la mienne : elle ma semblé mal écrite , sans couleur et sans vérité. Ce qu'il y a surtout de bien ridicule, ce sont les petites pièces de vers répandues çà et là dans l'ouvrage, et qui soûl mi- •ÏÏ2 MEMOIRES > sérabîcmcnt traduites. Comme je les ai faites avec quelque soin , quoique sans recherche et sans pré- tention, elles peuvent servir à l'aire distinguer ma traduction de celle dont je parle et qui d'ailleurs est anonyme, tandis que mon nom est à la tète de la mienne. A ce roman je fis succéder un morceau d'his- toire , les IXe. et Xe. livres de l'Histoire d Amé- rique de Robertson, fragmens trouvés dans les papiers de cet homme célèbre , et publiés par son fils ; le prix en fut convenu à 3o louis avec Den-né. Les auteurs du Pubiiciste annoncèrent ainsi cet ouvrage: « Il est digne de la réputation de l'au- teur ; et îa traduction est écrite comme on écrivait il y a vingt ans, c'est-à-dire, avec élégance et cor- rection. » Les rédacteurs de la Clef du cabinet en parlèrent de même : «Le traducteur, dirent-ils, est recom- mandable, non-seulement par la pureté de son style, qui est un de ses moindres titres à l'estime, et la seule chose qu'on doive attendre de lui dans ce fruit récent de ses veilles , mais aussi, et sur- tout par son courage dans l'étude et la propaga- tion des vérités utiles et hardies, ainsi que par ce- lui que lui doiroe la philosophie pour supporter ces privations si pénibles dans un âge avancé, auxquelles l'ont condamné d'impérieuses circon- stances. » J'eus, au sujet de cet ouvrage, une petite que- relle avec le sieur Buisson, libraire, qui, l'ayant DE M0RELLET, CHAP. XXVIII. 7 3 fait traduire par Mme de C***, et s'etant engagé à lui payer ce travail i5 louis, dès qu'il se vit de- vancé par ma traduction, vint chez moi furieux et me fit des reproches amers, de ce que j'avais traduit Robertson , sachant bien que son projet était de le faire traduire. Il me menaçait de faire imprimer en quatre jours sa traduction, et de la donner à 25 sous pour faire tomber la mienne, si Denné ne lui remboursait pas les i5 louis qu'il avait , disait-il , déjà payés. Ses plaintes étaient les plus déraisonnables du monde. Il est bien vrai que j'avais quelque soupçon de son projet, mais je ne devais point de sacrifice ni à Mme de C*** , ni à lui; j'avais traduit déjà quelques livres de la même Histoire de i' Amérique dans les quatre premiers volumes publiés par Suard. Suard, fructidorisé 9 pour parler le langage de nos temps malheureux, était réfugié à Anspach , et ne pouvait exercer l'es- pèce de droit qu'il avait à ce travail , et que je ne lui aurais pas disputé. J'étais, d'ailleurs, bien sûr qu'avec mon activité je devancerais ma rivale , et que peut-être même ma traduction paraîtrait non-seulement avant que la sienne fût imprimée, mais avant qu'elle fût fort avancée. Je répondis d'abord vertement au sieur Buisson; mais lorsque je le vis radouci, ma bonhomie me porta à lui promettre que je tirerais de Denné les i5 louis qu'il me demandait , pour éviter cette lutte désa- gréable de libraire à libraire , et de traducteur à traducteur; et en effet, au bout d'une quinzaine. 7*4 MÉMOIRES je lui avançai, pour le compte de Denné, 7 louis et demi, la moitié de la somme, déterminé sur- tout à ce sacrifice par l'intérêt de Mme de C*** , qui , disait-on, était à cette époque vraiment dans le besoin. Dans la suite , Denné ne me payant pas, et réas- surant que la stagnation des affaires l'avait em- pêché de vendre le Robertson , je fus bien forcé de refuser à Buisson les sept louis et demi restans \ je lui accordai d'ailleurs toute permission d'im- primer le manuscrit de Mme C***, en gardant les 180 livres que je lui avais données. Je n'en ai plus entendu parler depuis. En septembre de cette même année, la sixième de la république , eut lieu la révolution du 1 8 fruc- tidor, par laquelle trois des membres du Direc- toire, Merlin , Rewbel et Barras, violant la consti- tution qu'ils avaient tant de fois jurée, et qui était la seule source de leur pouvoir, firent condamner à la déportation deux de leurs collègues , Barthé- lémy et Carnot, une quarantaine de membres des deux conseils , et une vingtaine de journalistes + en même temps qu'ils déclarèrent nulles les élections d'un grand nombre de départemens , c'est-à-dire toutes celles qui avaient amené aux conseils des hommes de principes diiTérens des leurs , ou , en d'autres termes , d'honnêtes gens. Comme je n'ai été heureusement pour rien dans cet événement., je n'en parlerai pas ici : je dus mon salut , sans doute , au refus que j'avais fait d'une DE MOÏIELLET, CHAF. XXVIII. ^5* place au conseil des Cinq-cents , dans l'élection qui avait suivi la catastrophe du i5 vendémiaire. Je ne puis pas douter que, si j'eusse été membre du conseil des Anciens , je n'eusse été une des vic- times ; mes opinions , que je n'aurais certainement pas cachées, étant encore plus opposées à l'horrible gouvernement du Directoire que celles de Portalis, Barbé-Marbois, Barthélémy, etc. Marmontel, qui avait été arraché à sa demeure champêtre et appelé au conseil des Anciens, fut épargné en considération de son âge et de sa ré- putation. Mais comme les nouveaux tyrans se dé- barrassèrent de tous ceux qui leur étaient opposés ou suspects, en déclarant nulles les élections des départemens dont ils étaient députés , Marmontel retourna dans sa chaumière, près de Gaillon, où il a vécu tranquille jusqu'à sa mort, le 5i dé- cembre 1799. Quant à moi , pendant les deux années et quel- ques mois qui se sont écoulés du 18 fructidor à la révolution du 1 0 brumaire , je repris , toujours pour vivre, mon métier de traducteur. C'est dans cet intervalle que j'ai traduit Cler- inont , Constanlinople ancienne et moderne, Phédora , et le troisième volume du Voyage de Vancouver 9 emploi dé mes talens tels quels , qui ne donnait aucun ombrage aux misérables dont il fallait bien souffrir le gouvernement. Clevmonl était publié en anglais sous le no ni fie Mmc Roche, auteur des Enfans de V Abbaye , 7 6 MÉMOIRES mais assez inférieur à ce dernier ouvrage pour qu'on puisse soupçonner qu'ils ne sont pas tous les deux du même auteur. Je le vendis 2000 francs. Son succès a été médiocre. Il est en trois volumes in-12. Mon neveu Chéron en a traduit environ la moitié. En même temps, je commençai et menai de front avec le roman, la traduction du Voyage an- glais deDallaway, intitulé : Constantinopie an- cienne et moderne , un volume in-4° dans l'origi- nal, et deux volumes in-8° dans la traduction. Les conventions furent les mêmes. Vers le milieu de 1798, j'entrepris, aux mêmes conditions, un quatrième roman, Phédora^ quatre volumes in-12, conjointement avec mon neveu Chéron. Celui-ci est agréable, et je crois qu'il au- rait eu un véritable succès sans les circonstances fâcheuses de la ruine universelle du commerce de la librairie, et de la préoccupation où tous les esprits se trouvaient sans cesse. 11 a été publié au commencement de 1799, avec l'ouvrage de Dal- la way. Le dernier de mes travaux de traducteur a été le troisième volume des Voyages de Vancouver autour du Monde. Le ministre delà marineBrueys, voulant faire traduire cet ouvrage pour l'instruc- tion de nos marins , et obligé d'en faire les frais , aucun libraire n'ayant les fonds nécessaires pour une telle entreprise , s'adressa à Desmeuniers et à moi. Desmeuniers , membre de l'Assemblée cons* DE MOREÎXET, CHAP. XXVIIÎ. 77 tituante, et connu par la traduction des derniers Voyages de Cook , était appelé assez naturellement à ce travail. Un ami que j'avais aux bureaux de la marine, et M. de Talleyrand, me firent donner le troisième volume, tandis que Desmeuniers était chargé des deux premiers. On devait nous payer en exemplaires : deux cents à Desmeuniers et cent à moi , ce qui nous a été fort utile à l'un et à l'autre, car il a vendu tous les siens à la cour d'Espagne, par l'entremise du ministre des relations extérieures, et j'ai placé aussi tous les miens à 60 livres l'exem- plaire. En récapitulant ces différens travaux, on voit que, de 1797 à ] 800, j'ai traduit et fait imprimer Seize volumes in-12 de romans, Un volume d'histoire de l'Amérique, Deux volumes in-8°, Constantinopie ancienne et moderne , Un volume in-4% Voyage de Vancouver. J'ose dire que c'est là une assez grande activité dans un homme de soixante et dix ans passés; mais il me fallait vivre, il fallait songer à l'avenir et j'avais encore du courage. En jetant les yeux sur ces trois années de ma vie, employées à des occu- pations la plupart futiles , d'autres étrangères aux connaissances que j'ai le plus cultivées, je ne puis m'em pécher de déplorer la malheureuse nécessité qui m'a forcé de perdre ainsi un temps précieux que j'aurais pu employer à terminer les ouvrages -(S MKSrOIRES utiles qui sont en grand nombre dans mes papiers, et dont plusieurs ne demandaient que quelques mois pour être revus et complétés ; lorsqu'au mo- ment où j'écris ceci (1) , je ne puis me flatter qu'il me reste ni assez de force, ni le temps néces- saire pour y donner la dernière main. Je ferai peut-être partager ce regret à quelques amis qui auront conservé quelque estime pour le genre de mon esprit et pour ma manière de travailler, en indiquant plus bas les difFérens ouvrages que cette cruelle nécessité m'a forcé de laisser imparfaits , et dont quelques-uns même étaient déjà presque achevés (2). En 1799, fut portée l'horrible loi des otages, qui me rappela, comme malgré moi , à des occu- pations plus graves et en même temps plus dan- gereuses. Cette loi fut publiée dans le courant de messidor (a3 messidor an VII). C'était un nouvel accès de la fièvre révolutionnaire, une mesure digne de Robespierre et des siens; mais il pouvait être dangereux de la combattre. Je l'attaquai avec des ménagemens que je ne pouvais me reprocher, puisqu'ils étaient nécessaires pour répandre mon ouvrage et en obtenir quelque effet. Ces ménage- mens, au reste, ne consistèrent qu'à ne pas dire (1) En 1800. (1) On en trouvera la liste a la suite du catalogue des ouvrages imprimes, a la fin de ce volume. DE MORELLET, CHAP. XXVIII. 79 ouvertement aux promoteurs et inventeurs de cette horrible loi, qu'ils étaient des monstres et des tyrans ; car j'ai peint la loi elle-même de ses véri- tables couleurs. Je puis croire encore que cet ou- vrage n'a pas été inutile, et qu'il a contribué à rendre plus général le sentiment d'horreur et d'in- dignation qu'elle devait exciter, surtout d'après le soin que je pris d'en faire passer beaucoup dans les départemens frontières , où la nouvelle loi com- mençait à s'exécuter avec toute son atrocité. A l'occasion de mon écrit sur la loi des otages , je cède à la tentation de conserver ici une lettre que m'écrivit M. l'évêque d'Alais, de Bausset (1) , homme si éminemment distingué par sa sagesse et son courage, par sa droiture et ses talens, et dont le suffrage est si glorieux, qu'il faut pardon-* ner à celui qui ose s'en prévaloir. Je retrancherai cependant quelques éloges que je trouve encore plus forts que ceux que je conserve. LETTRE DE M. DE BAUSSET, ÉVÊQUE D'ALAIS. 12 thermidor an 7 (3o juillet 1799). «Notre siècle, monsieur, ne saura ni appré- cier ni récompenser le courage et la force avec (1) Aujourd'hui cardinal. 80 MÉMOIRES lesquels vous défendez les droits de la justice et de l'humanité. La postérité seule vous décernera la couronne que vous méritez » On retrouve dans vos écrits cette dialectique profonde et lumineuse qui fut presque tout-à-fait étrangère aux anciens , dont les modernes ont ter- riblement abusé, mais que l'on admirera toujours dans les écrits de Pascal et dans les vôtres. Ce nou- vel écrit vous honore d'autant plus que vous n'avez pas dû en attendre autant de gloire ni autant d'ef- fet que du Cri des familles. Autres temps , au- tres juges , autre esprit public. Yotre cœur seul est toujours le même , et votre talent ne fait que rajeunir. » Heureusement la révolution du 18 brumaire nous délivra de cette infâme loi et de la tyrannie du directoire. Ce que j'en dirais n'aurait aucune relation avec moi-même, et ce sont mes mémoires que j'écris. Mais je puis me remettre en scène en l'année 1800. DE MORELLET, CHAP. XXIX. Si CHAPITRE XXIX. Projet de rétablir l'Académie française. Lettre de Lucien Bonaparte , ministre de l'intérieur. Lucien Bonaparte, ministre de l'intérieur, son- gea au rétablissement de l' Académie française , en 1800, dans le cours du mois qu'on appelait alors prairial. 11 nous fit pressentir , Suard et moi , par Duquesnoy , un de ses rapporteurs, avec qui j'a- vais eu déjà quelques relations dans lesquelles il s'était montré pour moi très-obligeant. Le réta- blissement de l'Académie ne pouvait que m'étre très-avantageux, ainsi qu'à ceux de nos confrères restés en France, ou qui pourraient y rentrer. On nous promettait merveilles : une indemnité, en forme de pension , pour les pertes que nous avait causées la suppression de l'Académie ; et pour as- surer et accélérer les travaux , un traitement par- ticulier à trois d'entre nous qui seraient occupés de la rédaction du Dictionnaire et de la Gram- maire, ïl y avait aussi une place de secrétaire perpétuel à l'in3tar de l'ancienne, et qui ne pou- vait guère être donnée qu'à Suard ou qu'à moi. 11 ne nous convenait pas d'opposer de résis- tance aux bonnes intentions du ministre; mais MORELLET, TOM. TT , 2* édît. 6 8 2 MÉMOIRES nous ne pouvions nous empêcher de voir et de faire remarquer aux auteurs du projet les obsta- cles qui allaient le traverser. « Les principaux étaient l'opposition qu'y mettrait l'Institut , et l'attachement que le premier consul laissait voir pour cet établissement. L'Académie avait été supprimée par une loi ; comment la ré- tablir sans le concours du Corps législatif, qui ne se rassemblait que dans quatre ou cinq mois? Comment la doter, puisqu'après tout il fallait de l'argent pour exécuter le projet tel qu'il nous était annoncé? Ne valait-il pas mieux attendre le retour du Corps législatif, ou au moins celui de Bona- parte lui-même , occupé alors en Italie à préparer la victoire de Marengo , etc. Voilà ce que nous disions , mais sans être assez bien écoutés. Le ministre aplanirait tout; il était sûr du consentement de son frère, qui se ferait honneur d'être sur la liste ; le troisième consul , Lebrun, lui-même, le ministre de l'intérieur, et ce- lui des relations étrangères, demandaient à être nommés. Ce seraient là des appuis suffisans pour cette nouvelle fondation d'un établissement si cé- lèbre en Europe. Lucien voulait qu'on pût lui dire: Vous avez rétabli î Académie française , et pouvoir répondre, Oui > j'ai rétabli l'Aca- démie française. Laplace , un des membres les phfs distingués de l'Institut, et quelques au- tres, une fois placés sur la liste de l'Académie, de leur propre consentement, l'opposition de ce grand m: MORELLET, CHAP. XXIX. 83 corps perdait toute sa force, et ne pouvait nuire au succès. Toutes ces assurances paraissant écarter les dif- ficultés , on nous demanda une sorte de projet ou pétition, qui nous donnât l'air d'avoir nous-mê- mes sollicité notre rétablis sèment , dont on a vu que nous ne nous étions pas avisés les premiers; et nous nous prêtâmes à ce petit mensonge poli- tique, pour ne pas contrarier le ministre. Je me chargeai de rédiger cette pétition , et la voici : « Les citoyens soussignés, membres de l'Acadé- mie française, dont les assemblées ont été in 1er- rompues depuis le mois de septembre 1793, et qui se trouvent à Paris, présentent au citoyen mi- nistre de l'intérieur les observations suivantes , qui ont pour but de remettre en activité un corps littéraire dont l'existence a servi utilement les lettres et contribué à la gloire de la nation. » Ils pensent que les événemens qui ont dissous l'Académie française comme une corporation , quoique l'esprit de liberté et d'égalité fût le carac- tère de cette institution, ne peuvent avoir fait perdre aux individus qui la composaient le droit de se rassembler sous la surveillance des autorités constituées, pour se livrer aux travaux purement littéraires dont s'occupait l'Académie, et qu'une pareille réunion, si elle avait lieu, serait vue de bon œil par le public , et pourrait être encore utile aux lettres et à la conservation des principes 84 MÉMOIRES du goût et de la pureté de la langue française, dont on ne peut se dissimuler l'altération rapide et bientôt générale, si quelque barrière ne s'op- pose à ses progrès. » Ils ne croient pas que cette barrière puisse se trouver dans l'Institut. Cette savante compagnie, qui a recueilli dans Son sein les restes précieux de l'Académie des sciences et de celle des inscriptions, et qui conserve et accroît sans cesse le dépôt des connaissances les plus utiles aux hommes , ne remplace pas le corps qui veillait exclusivement à la conservation du goût et au perfectionnement de la langue , objets dignes à eux seuls d'occuper une société littéraire. » La seule confection d'un bon dictionnaire, dont l'importance frappe tous les esprits, exige un tra- vail immense et difficile, qu'une société littéraire bien organisée peut seule exécuter et munir de quelque autorité dans l'opinion publique; «Les autres objets des travaux auxquels était destinée l'Académie française , la composition d'une grammaire , d'une rhétorique et d'une poé- tique, semblent réclamer aussi un corps qui en soit uniquement, ou, du moins, principalement occupé. » Mais réduits à eux-mêmes, et sans les secours dun gouvernement protecteur, leurs clïbrls se- raient vains. Ils proposent donc aux autorités con- stituées, de rétablir l'Académie frraneaisc, en ras- Semblant Je petit nombre de ses membres échap- DE MORELLET , CIîAP. XXIX. 85 pés aux ravages du temps et de la révolution, en les engageant à remplacer eux-mêmes ceux de leurs confrères qu'ils ont perdus , et à se donner un règlement nouveau qui se concilie avec l'ordre actuel. » Ils se flattent qu'en régénérant ainsi l'Académie par elle-même, on pourra transmettre fidèlement à une autre génération les principes reçus des maî- tres de l'art , et, en rattachant la construction nou- velle à ce qui reste de l'ancienne encore debout, relever le temple du goût, dont la barbarie a pres- que consommé la ruine. » Ils demandent en conséquence un local où ils puissent se rassembler , et procéder d'abord à l'é- lection d'un nombre de membres qui, avec les anciens , forme la majorité sur celui de quarante. » La compagnie , portée ainsi au nombre de vingt-un membres, s'occuperait, avant tout autre objet , de la nomination d'un président , d'un chan- celier, et d'un secrétaire perpétuel, trois fonctions réglées d'après les anciens statuts, et auxquelles il serait pourvu selon l'ancien usage. » On se permettra de tracer ici l'esquisse des principaux articles du règlement qui pourrait être proposé. • L'Académie aurait quatre séances par décade. Les séances seraient d'une heure et demie à trois heures et demie; et ceux-là seuls seraient estimés présens qui auraient assisté à toute la séance. «Les élections se feraient par billets et au scrutin S6 MÉMOIRES secret, suivant l'ancienne forme, sauf le scrutin des boules noires , qui n'aurait pluslieu. Le membre élu à la pluralité des suffrages le serait de plein droit, sans avoir besoin d'aucune confirmation. » Les élections ne pourraient se faire que dans des assemblées composées d'une majorité des mem- bres de l'Académie , c'est-à-dire de vingt-un aca- démiciens. » 11 y aurait deux prix , l'un de prose, l'autre de vers , dont la distribution se ferait dans deux assem- blées publiques, l'un le ier germinal, et l'autre le ier fructidor. » L'Académie aurait deux mois de vacances , du 1 5 fructidor au 1 5 brumaire. »Les réceptions se feraient dans la forme an- cienne , seraient publiques et accompagnées de discours du récipiendaire et du président , et de lectures des membres de la compagnie. »La devise de l'Académie resterait la même (à l'immortalité) ; on ferait à l'autre face des jetons les changemens convenables. «Il serait composé par l'Académie un diction- naire, une grammaire, une rhétorique et une poé- tique. » Pour donner à ces travaux plus de célérité et d'unité, il serait choisi par la compagnie, à la ma- jorité des suffrages , et selon la forme des élections, quelques membres qui se chargeraient plus spé- cialement de telle ou telle partie du travail. » P. -S, Le rédacteur de ce plan observe qu'il ne DE MORELLET, CHÀP. WIX. 87 te propose au nom de personne, et qu'il n'a pas lui-même d'idées absolument arrêtées sur une ma- tière si importante, qui demanderait un examen pius réfléchi que ne l'a permis le peu de temps qu'on lui a donné. » Nous signâmes ce projet ou pétition , Suard et moi , et nous l'adressâmes au ministre de l'inté- rieur. Quelques jours s'écoulèrent , après lesquels nous reçûmes une lettre du ministre, qui nous invitait à nous rassembler, ceux des anciens membres de l'Académie qui seraient à Paris, pour concerter ensemble les premières mesures. On travaillait, nous disait-on, à déblayer nos anciennes salles, qui étaient devenues un des dépôts des archives , et où l'on faisait le triage de cette immense quan- tité de titres enlevés aux communautés et aux par- ticuliers, la plupart destinés à être la proie des flam- mes; et on nous assigna, en attendant, une salle des amis des arts , petite société d'artistes et d'ama- teurs s'assemblant au Louvre. Je n'ai pas sous la main celte lettre qui nous invitait à nous rassem- bler, mais qui n'avait rien de fort remarquable en elle-même. Nous nous rassemblâmes, en effet, au nombre de cinq seulement , Suard, Target , Ducis, le che- a aller de Boufîlers et moi ; Saint-Lambert était à la campagne; Gaillard auprès de Chantilly, retenu par la goutte; levèque de Senlis , par l'âge et par une indisposition. Là, nous rendîmes compte des 88 MÉMOIRES vues du ministre à ceux d'entre nous qui n'en étaient pas instruits , car nous n'avions écrit à Target et à Ducis que pour les inviter à cette réu- nion ; et nous leur expliquâmes qu'on attendait de nous que, dans une autre assemblée, nous choisi- rions une quinzaine de nouveaux collègues qui remplaceraient un pareil nombre de ceux que nous avions perdus , sans nommer aux places des mem- bres qui vivaient encore (1) ; que cette liste nous serait représentée dans la première assemblée ; que la plupart de ceux dont on nous avait déjà indiqué les noms étaient des hommes que la voix publique y appellerait , tels que le premier et le troisième consuls , le ministre des relations exté- rieures , dont les talens étaient connus ; le ministre restaurateur de l'Académie; Laplace, de l'Institut; Colin-dTIarleville, Fontanes, Portalis, Yolney, Devaisnes , Rœderer , etc. Cette explication donnée et reçue , nous nous séparâmes en prenant un jour assez prochain pour une nouvelle séance. Nous nous rassemblâmes en effet, le 12 messi- dor , dans la même salle, au nombre de sept : Saint- Lambert, Suard , Target , Ducis , d'Aguesseau , Boufïïers et moi; Gaillard ayant toujours la goutte, et MM. de Senlis et de Bissy étant toujours absens. Nous mîmes sur la table la liste ci-jointe : Colin, (1) Savoir, outre ceux qui sont nommes dans ce chapitre : La Harpe, Boisgcliu , Choiseul - Gouflicr , d'Hareourt, Maury* liohan^ Delille. DE MOREI/LET, CHAP. XXIX. 89 Lucien, Fontanes , Talleyrand , Bureau, Ségur, Bonaparte, premier consul; Laplace , Lebrun, troisième consul; Dacier, Rœderer, Portails, Dc- vaisnes, Lefèvre, Volney. On commença par examiner la liste des mem- bres proposés , le chevalier de Soufflera demandant les titres de Devaisnes, de Dacier, de Portalis, de Rœderer, de Lefèvre, et Suard et moi lui expli- quant les motifs qui nous les faisaient regarder comme propres à être nos collègues : sur cela, lui, Target et Ducis mettent en avant, comme devant être ajouté à la liste, Arnault , l'auteur de Marins; Ducis et Target ajoutent Garât et Bernardin de Saint-Pierre. Suard, Saint-Lambert et moi , nous montrons quelque opposition : contre Arnault , parce qu'il était trop jeune; contre Bernardin, parce qu'il n'était pas sur la liste première, qu'on savait qu'il parlait sans cesse de l'Académie avec beau- coup d'amertume; enfin, contre Garât, pour la couleur qu'il a prise dans la révolution. Suard , malgré ses anciennes liaisons avec Garât, crut qu'il ctaii de son devoir de ne pas le défendre. On va aux voix; Target, Ducis, Bouffiers et d'Agues- seau, donnant leur voix aux trois nouveaux can- didats, et se trouvant quatre contre trois, les font inscrire sur la liste. Alors , sans désemparer , on écrit au ministre en lui envoyant et celte liste et la lettre signées de nous tous, puisqu'il fallait bien que la délibération passée à la majorité fût regardée comme prise par l'assemblée entière. go MEMOIRES Noire liste envoyée au ministre et accompagnée d'une lettre , nous avions à en recevoir une réponse , avant de faire aucune démarche ultérieure. Cepen- dant les ennemis de l'Académie renaissante de ses cendres, l'Institut, les jacobins, les petits littéra- teurs , ne s'endormaient pas ; on travaillait auprès de Bonaparte, revenu d'Italie après' la bataille de Marengo; on lui rappelait son attachement à l'Ins- titut; on lui disait que cette restauration semble- rait à beaucoup de gens annoncer celle de bien d'autres institutions monarchiques ; nue l'Institut, M. ' M. faisant partie de la constitution républicaine, en serait ébranlé dans ses fondemens 5 etc. , etc. Le consul Lebrun disait hautement qu'il ne mettait aucun intérêt à voir renaître l'Académie. Le mi- nistre de l'intérieur, voyant son projet attaqué de tous les côtés, après avoir hésité et différé environ sept ou huit jours , écrivit la lettre suivante. LIBERTÉ. ÉGALITÉ. Paris, 28 messidor, an VIII de la république française, une et indivisible. Le ministre de l'intérieur, aux citoyens réunis e:n société ltbre de lutter ait re. « J'ai reçu , citoyens , la lettre que vous avez bien voulu m'écrirc le 12 de ce mois. Je suis sensible Î>E MORLLLKT, C1IAF. XXIX. Qt mix témoignages d'estime qu'elle renferme; je les mérite par mon amour pour les lettres et par mon attachement pour ceux qui les cultivent. » Je vous répète ce que je vous mandais le 21 prairial. Le gouvernement verra avec plaisir se former une société littéraire dont les travaux: seront dirigés uniquemeut vers la conservation du goût et la pureté du langage. Vous avez choisi pour as- sociés plusieurs des hommes les plus recomman- dables par leurs talens et leur patriotisme. Tous réunis vous donnerez à vos travaux une direction utile. Tous conserverez le goût ; vous fixerez l'em- ploi des mots nouveaux introduits dans notre lan- gue; et, en donnant des éditions de nos meilleurs auteurs classiques , vous faciliterez l'instruction de la jeunesse. »Tel est le but que vous vous êtes proposé; il est honorable, il est utile. Mais, pour l'atteindre , il faut n'être pas arrêté dans la route ; il vous faut des collaborateurs qui , libres de leur temps et de leurs actions , puissent s'occuper avec vous de vos travaux. Les consuls sont chargés de si grands de- voirs qu'ils ne pourraient vous donner aucun ins- tant; et moi, je suis tellement enchaîné par des obligations de tout genre , que j'éprouverais du re- gret d'occuper une place que je ne pourrais rem- plir. » Que votre premier soin soit donc, citoyens, de rédiger votre règlement et de le publier. Le» ennemis des lettres ont répandu avec affectation , C)2 MEMOIRES que vous preniez le titre d'académiciens français ; ([ne vous vouliez rétablir l'Académie française. Vous connaissez trop bien les lois de votre pays pour prendre un titre qu'elles ont supprimé. Mais la publication de vos statuts répondra à tout : vos travaux achèveront d'imposer silence à vos dé- tracteurs. »Le local que je vous ai destiné est prêt. J'ap- prendrai avec intérêt que vous êtes réunis , et je vous prie de m'instruire exactement de vos progrès. » Je vous salue , » Signé : L. Buonaparte. » Cette lettre me soulagea d'une grande peine en me fournissant des motifs raisonnables et puissans de tirer mon épingle du jeu , et en me faisant voir , comme tout-à-fait avorté, un plan mal conçu et dont l'exécution avait été mal conduite. Suard par- tagea cette disposition , et nous écrivîmes, chacun de notre côté , au ministre , une réponse qui nous parut définitive. Nos deux lettres sont dans le même sens, et chacune à notre manière. Voici la mienne, que j'envoyai ouverte à Duqucsncy, en y joignant pour lui-même une autre lettre dont je conserverai quelques fragmens à la suite de la première. de moreelet, chap. xxix. qù « Citoyen ministre, »Oïi m'a communiqué la lettre par laquelle vous invitez les membres de l'ancienne Académie française à se rassembler de nouveau , pour dresser le règlement de la société littéraire libre que vous les engagez à former. » Je ne concerte point ma réponse avec mes con- frères ; je vous dois de vous exposer mon opinion avec une franchise qu'encourage votre bienveil- lance pour les lettres, qui se montre dans le projet même auquel je ne crois pas pouvoir accéder : ayez la bonté, citoyen ministre, de prendre con- naissance par vous-même des motifs qui excusent et justifient ma résolution. » Je ne connais pas encore quels sont, parmi les nouveaux membres proposés , ceux qui accep- tent. Je vois par votre lettre que les deux consuls, et vous-même, citoyen ministre, ne croyez pas pouvoir concilier vos grandes occupations avec le titre et les devoirs de membre de la nouvelle so- ciété. J'ai des raisons de croire que, parmi ceux que nous avons inscrits sur notre liste , il en est plusieurs autres dans la même disposition. Or, cette réduction , et la perte que nous faisons de collègues les plus capables d'honorer et de sou- tenir le nouvel établissement, ne peut manquer d'influer sur la résolution qui reste à prendre aux anciens membres pour s'attacher à la société lit- g . mémoires téraire qu'on veut substituer à i'Àcadémie fran- çaise. Pour moi-même en particulier, je ne puis vous dissimuler, citoyen ministre, que le refus de votre illustre frère ej: celui du consul Lebrun , que ses lalens et ses succès doivent intéresser à la gloire des lettres, et enfin celui d'un ministre tel que vous , occupé avec tant de chaleur et de bienveil- lance à les honorer et à les favoriser , affaiblit beau- c oup les espérances que j'avais conçues de l'éta- blissement dont vous avez eu la première idée. » Ces refus me paraissaient avoir d'autant plus d'importance , et d'importance fâcheuse, qu'on ne peut se cacher que la nouvelle société littéraire , sous quelque nom qu'elle se présente, va être en butte à un grand nombre d'ennemis. v » C'est ce que vous nous annoncez vous-même, citoyen ministre , en nous donnant comme une défense suffisante, (a publication de nos statuts, qui répondra 9 dites-vous, à tout, et nos tra- vaux, qui imposeront silence à nos détracteurs, » Pardonnez si je vous fais observer que les sta- tuts de la nouvelle société littéraire, quels qu'ils soient, ne nous défendront pas contre les atta- ques d'une malveillance, jalouse; et que , pour les travaux de l'Académie, comme il est impossible qu'ils soient connus du public avant plusieurs an- nées , ce serait renvoyer bien loin la défense de la nouvelle société et s'armer après le combat. »Si les anciens académiciens ont consenti à se réunir de nouveau , c'est surtout d'après l'assu- DE MOUEILET, CHAP. XXIX. Q;} rance qu'on leur a donnée de l'appui , des se- cours , de la protection déclarée du gouverne- ment, assurance que l'acceptation des consuls et du ministre eut affermie , et que leur refus ne peut manquer d'affaiblir. » Ces premières observations , citoyen ministre, prouvent, ce me semble, avec évidence, que la situation des membres de l'ancienne Académie se trouve aujourd'hui toute différente de ce qu'elle a été , lorsqu'on a commencé à leur faire part du projet d'établissement proposé. » Mais cette différence devient bien plus mar- quée et bien plus forte d'après ce que vous nous annoncez , citoyen ministre , « que les ennemis des lettres ont répandu avec affectation que nous prenions le titre d'académiciens; que nous vou- lions rétablir V Académie française. A quoi vous ajoutez : que nous connaissons trop bien les lois de notre pays, pour prendre un titre quelles ont supprimé. » » Je vous confesse, citoyen ministre , avec toute franchise , que j'ai cru fermement que c'était le rétablissement de l'Académie française qu'on nous proposait, et que c'est cela que m'ont paru enten- dre constamment tous mes confrères. Nous avions cru que c'était pour cela qu'on rassemblait les dé- bris de l'ancienne Académie; qu'on nous promet- tait nos anciennes salles du Louvre. C'est dans cette vue que nous avons annoncé, dans un pre- mier Mémoire qui a dû passer sous vos yeux , le Ç)6 MÉMOIRES projet de garder la devise de l'Académie , à Vim- inorbalité , et tous nos statuts, saufles différences qu'y doit apporter la forme nouvelle de notre gou- vernement. C'est ce motif que les membres de l'A- cadémie française, résidant à Paris , ont fait valoir auprès de leurs confrères absens pour les ramener. » Si nous n'eussions voulu former qu'une société littéraire occupée des travaux suivis que demande la composition d'un dictionnaire, d'une gram- maire, etc., sans conserver l'organisation de l'an- cienne Académie, en ce qu'elle a de compatible avec le nouvel ordre de choses, la liste que nous vous avons adressée pour nous associer de nouveaux membres eût été fort différente. «Nous n'y aurions fait entrer ni les deux con- suls, ni vous-même, citoyen ministre, puisque nous ne pouvons ignorer que vos importantes oc- cupations ne tous permettent pas de concourir à un travail suivi , et d'être membre actif d'une so- ciété littéraire. Nous aurions pensé de même du ministre des relations extérieures et des conseillers d'état , bien que la voix publique les appelât a l'Académie française, rétablie sur ses anciens fon- demens. Je ne crains pas même de dire que, dans cette hypothèse , quelques-uns de nos anciens con- frères, tels que les citoyens Target et d'Agueseau , remplissant des places de magistrature qui de- mandent toute leur assiduité, nous eussent paru déplacés dans une société purement littéraire. »En nous rassemblant sur votre invitation pour DE MORELLET, THAP. XXIX. 97 nous donner des collègues , nous avons donc cru rétablir l'Académie française. Mais nous avons dû surtout penser ainsi en considérant de quelle uti- lité pouvait être la conservation du nom d'Acadé- mie française pour atteindre au but que l'on se proposait : si l'Académie nouvelle n'était pas entée sur l'ancienne , si on ne pouvait pas l'appeler l'A- cadémie française , elle perdait en même temps beaucoup de l'autorité et de la considération dont elle ne peut se passer , ni en France , ni chez les nations étrangères. Un nouvel établissement privé decet avantage , n'est plus qu'un lycée comme il y en a déjà sept ou huit dans la capitale , qui peu- vent avoir sans doute différons genres d'utilités, mais qui ne peuvent avoir celle d'une Académie française. »On ne peut se le dissimuler , et il faut bien le dire, les avantages apportés à la nation par l'in- stitution de l'Académie française ont été dus à sa composition , et à la considération qu'elle a tirée v de ce mélange heureux d'hommes de lettres , et d'hommes distingués que leurs rangs et leurs pla- ces n'empêchaient pas d'être amis des lettres. Et comment croire que la société littéraire substituée à l'Académie française obtiendrait cette considéra- tion , lorsqu'on voit tous les hommes en place qu'on nous avait proposé d'y faire entrer, et que nous y aurions appelés de nous-mêmes , se défen- dre de devenir nos collègues , et faire essuyer à la nouvelle société des refus dont l'Académie fran- MORELLET, TOM. ÏT. 2e édit. 7 9$ MÉMOIRES çaise s était constamment et si heureusement ga- rantie? » Vouloir faire un lycée , une société littéraire libre, comme vous nous y invitez, citoyen minis- tre , c'est renoncer au plus grand , au plus impor- tant des avantages de l'ancienne Académie. » L'Académie avait deux caractères principaux : elle était dépositaire et conservatrice de la langue et des principes du goût ; et , en même temps , elle était la plus brillante des récompenses littéraires , l'encouragement le plus noble des talens, et sur- tout de celui d'écrire , si important aux progrès de l'esprit humain. C'est par la réunion de ces deux caractères qu'elle était distinguée de tous les autres établissemens littéraires , et qu'elle produi- sait les effets utiles que nous en avons vus. En for- mant un corps littéraire occupé de composer un dictionnaire, une grammaire, une rhétorique, etc. , on ne fera que la moitié de l'ancienne Académie; que dis-je, la moitié? on ne fera rien de ce qu'elle était , mais une toute autre chose. » On allègue contre le rétablissement de l'Aca- démie française qu'une loi a supprimé ce titre. Mais en supprimant la compagnie, la loi n'a pas pu effacer du dictionnaire les termes d'Académie française , ni défendu qu'à l'avenir un corps au- torisé par le gouvernement ne s'appelât du même nom. » Quand la loi qui a supprimé l'Académie eût étendu sa proscription jusqu'au nom même, en DE MORELLET, CHAP. XXIX. 99 détruisant la chose, comme les anciens académi- ciens ne prétendaient se réunir de nouveau que sous les auspices , avec la protection et en vertu d'une loi nouvelle qui révoquerait l'ancienne, en prenant le nom d'Académie française , ils ne viole- raient aucune loi. «Telles sont, citoyen ministre , les idées que je m'étais faites du projet que votre amour pour les lettres vous a conduit à nous proposer; j'ai pu croire, sans être coupable de légèreté , qu'elles étaient aussi les vôtres , et plusieurs de mes anciens confrères en ont ainsi jugé. Je comprends cepen- dant fort Lien comment divers obstacles ont pu traverser vos favorables intentions ; mais si l'op- position d'un corps savant, illustré par les talens les plus recommandables et les plus nécessaires à la chose publique; celle des prétendus patriotes, qui voient une conspiration dans le rétablissement d'un ancien corps littéraire, conservateur de l'es- prit de liberté et d'égalité au sein de la monar- chie ; si l'opposition , enfin , de cette classe nom- breuse de littérateurs qui désespéreraient de s'ou- vrir les portes du nouveau temple; si tous ces obstacles ont été assez puissans pour empêcher l'exécution d'un premier plan , manifestement le plus utile et le plus naturel , ne traverseront-ils pas celui auquel on s'est réduit ? » Pourra-t-on lui donner quelque solidité , sur-, tout en l'exécutant sans le concours du Corps lé- 100 MEMOIRES gislatif, qui peut seul le doter? Et , dans cette in- certitude, convient-il aux membres de l'ancienne Académie d'attacher leur sort et leur nom à un éta- blissement dont ils ne peuvent prévoir la destinée? » Pour moi, citoyen ministre , malgré mon désir sincère de faire ce qui pouvait être agréable à un minisire ami des lettres et bienveillant pour ceux qui les cultivent, je ne crois pas pouvoir entrer dans la nouvelle société littéraire que vous vous proposez , sans doute , de rendre honorable et utile, mais qui n'est plus celle dont je connaissais l'institution, la composition et l'esprit, et à la- quelle je comptais m'associer. » Dans ma lettre à Duquesnoy , après quelques remercîmens de l'intérêt qu'il avait pris à cette négociation, et l'analyse des principales raisons de mon refus, j'ajoutais: « Vous ne pouvez douter que ma résolution ne soit dictée par une convic- tion entière de l'inutilité et des vices de l'établis- sement qu'on propose à la place du premier. Vous savez, mieux que personne, que je fais en cela \u\ assez grand sacrifice, vous qui connaissiez les in- tentions généreuses du ministre , et qui n'ignorez pas qu'à soixante-quatorze ans , après avoir perdu 3o,ooo livres de rente , ayant avec moi une sœur sans fortune , j'aurais trouvé dans les avantages qu'on nous faisait quelque assurance de garantir notre vieillesse du besoin , lorsque je ne pourrai plus fournir à un travail assidu qui me devient DE MORELLET , CHAP. XXIX. 101 tous les jours plus difficile et plus pénible. Mai* je ne veux pas . selon l'expression de Juvénal : Propler vitam vivendi perdere causas. » Depuis celle époque , Lucien Bonaparte ayant quitté le ministère de l'intérieur, et Duquesnoy avant donné sa démission de la place de rappor- teur ou chef de division à ce ministère, tout projet de rétablir Y Académie française fut abandonné pendant quelque temps. Mais , bientôt après , Suard et moi nous imaginâmes qu'on pouvait pro- poser un autre plan plus restreint et de quelque utilité pour la conservation de la langue et dés principes du goût. Je vais le joindre ici , tel que je le présentai à Chaplal, successeur de Lucien. PROJET D'ÉTABLISSEMENT D'UNE SOCIÉTÉ LITTÉRAIRE, Pour la composition d'un nouveau Dictionnaire de la langue fran- çaise, d'une Grammaire, d'une Rhétorique et d'une Poétique française. « Lorsqu'un gouvernement éclairé s'occupe de réparer nos ruines , de rétablir l'ordre , le crédit , le commerce , les arts , l'instruction publique , il ne peut regarder comme un objet étranger à ses soins les intérêts et la gloire de la littérature fran- 102 MEMOIRES çaise , menacée dune prochaine décadence par un néologisme barbare qui gagne tous les genres d'é- crits , et par des compositions monstrueuses qui se multiplient tous les jours. » On ne craint pas de dire que l'Institut , cette savante compagnie, qui a recueilli dans son sein les restes précieux de l'Académie des sciences et de celle des inscriptions , d'après son organisation même, ne remplace pas à cet égard le corps qui veillait particulièrement à la pureté de la langue et à la conservation du goût 5 l'ancienne Académie française* » Persuadé , sans doute , de cette vérité , un mi- nistre ami des lettres avait tenté de relever l'an- cien établissement. Son projet ayant échoué , on croit pouvoir proposer à son successeur , qui, dans un ministère à peine commencé, a déjà tant fait pour l'instruction publique et pour les lettres , un plan moins étendu , plus simple et moins dispen- dieux que celui qu'on voulait exécuter* un plan à l'aide duquel on obtiendrait en grande partie les bons effets que produisait l'Académie , en remet- tant en activité tous les travaux utiles dont elle était chargée. » On achèverait ces travaux utiles plus prompte- ment et plus sûrement que ne pouvait faire une compagnie nombreuse qui avait d'autres occupa- tions , si l'on établissait une société littéraire plus restreinte , qui ne serait point une académie, mais une association de travailleurs pour un objet dé- DE MORELLET, CHÀP. XXIX. 1 0,> terminé, sous la protection du gouvernement. On réunirait, dans cette vue, quelques-uns des an- ciens membres de l'Académie française parmi ceux qui se sont le plus livrés à ce genre d'étude, et ils s'associeraient les hommes de lettres les plus pro- pres à concourir à ce travail. » En formant le premier fonds de la société de quelques anciens académiciens , on conserverait et on perpétuerait l'esprit dans lequel se faisait le tra- vail de l'Académie, et une tradition précieuse prèle à se perdre , si l'on n'en recueille pas les débris ; et en y ajoutant de nouveaux co opérateurs , on aurait l'espérance d'améliorer l'ouvrage , d'en per- fectionner et d'en hâter l'exécution. » On ne pourrait cependant y admettre tous les anciens académiciens, parce qu'une telle société ne peut pas être nombreuse, si l'on veut qu'elle soit vraiment active ; parce qu'on ne peut y appeler, même parmi des hommes de lettres estimables, que ceux que le genre de leurs études et de leurs cou- naissances rendent propres au travail qu'on se propose ; parce qu'il s'agit d'un travail à faire, et non d'une récompense accordée au talent; enfin , parce qu'il est question de former une entreprise, et non de créer une Académie. » Les membres ne pourraient être que des hom- mes libres de toutes fonctions publiques, journa- lières et permanentes; l'objet de cette société étant un travail suivi, avec lequel des fonctions de ce geose sont incompatibles. 1 04 MÉMOIRES » Un travail en commun , régulier , assidu , ne pouvant être bien fait que par des gens qui se con- viennent, il faudrait, cerne semble, que le ministre, qui ne veut que le bien de la chose, agréât l'asso- ciation , telle qu'elle se forme elle-même ' de ceux dont les noms seront mis ci-après sous les yeux, et qu'on leur laissât le droit de remplir dans la suite les places vacantes , à la pluralité des suffrages. » Pour exécuter le travail en un temps limité , il est nécessaire d'y exciter les associés par un intérêt, et , pour cela , de mettre la moitié des honoraires de chaque membre en droits de présence , ceux des absens tournant au profil des présens. » il serait surtout important , toujours dans la vue de hâter le travail, de choisir dans la compa- gnie un secrétaire et deux rédacteurs, qui seraient plus particulièrement et plus assidûment occupés de la rédaction , de l'impression , etc. , et dont le traitement serait supérieur à celui des autres mem- bres. »Les hommes de lettres dont on croît pouvoir former avec avantage la nouvelle société, seraient les citoyens Gaillard, Suard , Laharpe, Morellet, Eoufflers, Pastoret, Fontanes, Esménard, Dureau,. Ségur. » On ne se permet pas d'ajouter à eette liste deux anciens académiciens absens , dont les talens ho- norent les lettres françaises , et dont on peut espé- rer îe retour, Delille el Boisgeslin de Cussé; mais* ^i cet espoir se réalisai! , nous croyons que la société DE MORELLET, CHAP. XXIX. 103 obtiendrait aisément du ministre la création de deux places de plus. »Le gouvernement donnerait sans doute une salle, quelques meubles, et un certain nombre de livres nécessaires au travail, et qu'on trouverait aisément dans les dépôts déjà formés, ou une somme, qui ne pourrait être que modique, pour les acheter. » On ne craint pas d'annoncer que l'exécution de ce plan mettrait en état de publier, dans le moins de temps possible , une nouvelle et plus parfaite édition , depuis long-temps souhaitée , du dictionnaire de la langue française , et que le gou- vernement et le ministre qui auront rendu ce ser- vice aux lettres et à la nation , en seront récompen- sés par la reconnaissance publique. »0n ajoutera ici une observation et un rappro- chement qui , dans les circonstances où la France se trouve aujourd'hui, mérite quelque attention. «Richelieu s'occupa de la conservation et du per- fectionnement de la langue, après avoir remédié aux désordres des guerres civiles , lorsque la tranquillité publique eut fait oublier aux Fran- çais leurs misères passées „ que la confusion eut cédé au bon ordre ., et qu'on eut reconnu en France qu'il fallait que les lettres y fussent en honneur ainsi que les armes, parce qu'elles sont un des principaux instrumens de la vertu. Termes des lettres-patentes de Louis XIII , pour la fondation de l'Académie française. » 1 q6 MÉMOIRES Nous n'obtînmes point réponse. Je crus , dès-lors , avortés pour jamais tous les plans conçus pour le rétablissement de l'Académie, et je me résignai , comme Piron , à n'être rien , pas mémo académicien. DE MORELLET, CHAP. XXX. IO7 CHAPITRE XXX. Mort de madame Helvétius. Élections de mars 1802. Le 24 thermidor an VIII ( 1 2 août 1 800) , Mme Hel- vétius mourut à Auteuil , âgée de 78 à 79 ans. Elle a été enterrée dans son jardin, selon ses inten- tions : quelques amis , et en particulier ses deux commensaux, Laroche et Cabanis, ont assisté à cette cérémonie. Il m'est douloureux de penser que je ne lai pas vue dans ses derniers momens, que je ne lui ai pas fermé les yeux , et qu'il ne m'est revenu d'elle aucune marque de souvenir, quoiqu'elle répétât sans cesse qu'elle m'aimait tou- jours. La fin de l'année 1801 , où le commencement de Tan 10 de la république, a été marqué pour moi par un événement qui pouvait être de quelque im- portance , si l'ordre de choses qui l'avait amené eût pu être regardé lui-même comme ayant quel- que stabilité. A cette époque, on a mis à exécution la forme décrétée par la constitution de l'an YIII , pour la nomination des notables communaux, dé- partementaux et nationaux. Cette opération a consisté à établir dans chaque municipalité une liste communale , à laquelle on a 108 MÉMOIRES admis tout homme né et résidant en France , âgé de 2 1 ans , et inscrit sur le registre civique de son arrondissement, ce qui a pu donner, d'après la population actuelle, un nombre de cinq ou six millions d'individus ayant droit de concourir à la nomination des notables communaux. A n'en sup- poser que cinq millions , c'est-à-dire , en suppri- mant les vieillards et tous ceux qui ont négligé de se faire inscrire , ces cinq millions ont dû choisir un dixième d'entre eux pour former les notables communaux susceptibles des places appelées com- munales, telles que celles de maire, de juge de paix, etc. Ces notables communaux, au nombre de 5oo mille, ont dû indiquer, dans des listes déposées chez des officiers publics, chacun dans quelque lieu prin- cipal du canton, un dixième d'entre eux pour for- mer la liste des notables départementaux, qu'on suppose avoir dû être au nombre de 5o mille, sus*- ceptibles des places et magistratures du départe- ment, préfectures , sous-préfectures , tribunaux de première instance, etc. Enfin, les notables départementaux, choisissant un dixième de leur nombre, ont dû faire une liste nationale de notables nationaux, au nombre de cinq mille seulement, capables de remplir les places les plus relevées du gouvernement de leur patrie. L'expérience a prouvé que cette combinaison» qu'on attribue à l'abbé Sieyes pour le fonds, et à DE MORELLET, CHAP. XXX. 1 09 Reederer pour les moyens d'exécution , est essen- tiellement vicieuse. Les listes communales, par cela même qu'elles ont renfermé un très-grand nombre d'individus, ont présenté, en effet, à peu près tous les citoyens capables de quelque fonction publique; mais les listes départementales, dressées par les notables communaux, ont été très- mal faites; presque toutes, dans les campagnes, ont été l'ouvrage des maires de village, qui ont fourni à eux seuls la plus grande partie des bulletins , soit en jetant dans les capses tant de bulletins qu'ils ont voulu , au nom des absens, qui ont été partout en grand nombre, soit en suggérant les noms aux votans, et en leur fournissant des bulletins tout faits. Pour la liste nationale, les abus et l'intrigue y ont encore eu plus de part. Ainsi, à Paris, les gens du bureau où l'on allait voter, se sont fait mettre sur la liste par tout venant. Il s'est formé aussi des coalitions : deux à trois cents personnes sont con- venues de prendre chacune la liste réglée entre eiles , et de se nommer exclusivement les unes les autres ; de sorte que chacune d'elles a eu nécessai- rement deux cents voix lorsque la coalition a été de deux cents personnes; ajoutez les voix éparses hors delà coalition , et chacun des coalisés se trouve avoir un avantage immense sur quiconque rt'a pas été membre de l'association. Jly avait à Paris deux coalitions de ce genre : je n'ai été de l'une ni de l'autre, et beaucoup de per- 1 10 MÉMOIRES sonnes de qui j'étais connu, apprenant que j'avais donné mon bulletin dans les premiers jours, m'a- vaient déclaré que je ne serais pas dans le leur, puisque je n'étais pas de leur coalition. Cependant, à l'ouverture du scrutin , il s'est trouvé que je ras- semblais plus de cinq cents voix , et que j'ai été au nombre des notables nationaux, susceptible par conséquent de toutes les places et dignités de la ré- publique. Au moment où j'écris ceci (7 mars 1802), le Sénat est occupé de la nomination des vingt places vacantes au tribunal , et des soixante au Corps- Législatif; et je sais de deux sénateurs que je suis sur une liste de trois à quatre cents candidats. Sous le régime d'une constitution où les droits de la pro- priété ont été absolument oubliés, quoiqu'on pré- tendît former un gouvernement représentatif, j'ai bien quelques titres. Quarante ans de travaux et quelques connaissances dans les matières d'éco- nomie publique d'administration, de législation; un caractère persévérant, des ouvrages accueillis avec indulgence et avec estime , sont , aux yeux de mes amis , de véritables droits. Mais je pense que le petit nombre de sénateurs qui croiraient pou- voir me nommer, trouveront une grande opposi- tion dans la multitude d'entre eux , dont quelques- uns me réprouveront comme aristocrate ou comme économiste, etc. , tandis que la plupart des autres ignorent parfaitement et ma personne et mes ou- vrages. DE MORELLET , CHAP. XXX. 1 1 l Je n'ai rien rien tenté pour aider à la fortune ; je n'ai pas fait une visite, ni écrit une ligne à aucun de ces électeurs. Si j'étais nommé ou tribun ou lé- gislateur, ce serait vraiment un événement extraor- dinaire et inattendu , dont je pourrais à bon droit tirer quelque vanité. Sinon , je dirai comme Pé- darète, mais non pas d'aussi bonne foi, ni aussi modestement que lui , que je suis ravi de voir que la patrie a trouvé quatre-vingts personnes qui ont plus d'instruction que moi dans des matières que j'ai étudiées cinquante ans de ma vie; car j'ai com- mencé à m'occuper de cette étude à vingt-cinq ans, et j'entre aujourd'hui, 7 mars 1802, dans ïna soixante- seizième année. — Ce 6 germinal an X, la liste des nouveaux membres du Corps-Législatif est publique, et formée, comme je le prévoyais, de noms presque inconnus ; et je n'y suis pas coin» pris, non plus qu'un grand nombre de personnes que la voix publique y appelait; et je dis; A (a bonne heure. 1 12 MEMOIRES CHAPITRE XXXI. Nouveau plan pour le rétablissement de l'Académie française. Institut national. Me voici arrivé à i8o5 , année dont le commen- cement se marque , pour moi , par une troisième espérance déçue du rétablissement de l'Académie française. Ce projet avait été présenté à Bonaparte par plusieurs membres estimables de l'Institut , et par l'opinion publique , qui désapprouvait depuis long-temps l'organisation de ce corps, et qui pa- raissait universelle sur la nécessité de combattre la corruption de la langue et celle du goût, en ré- tablissant une compagnie qu'on croyait avoir rem- pli avec succès cette utile destination. Le premier consul , amené par degrés à croire que l'Institut ne remplaçait pas à cet égard l'Aca- démie, s'était laissé aller, malgré son attachement à l'Institut, à nommer une commission de cinq membres de cette même compagnie , pour former le plan d'une organisation nouvelle : ces commis- saires étaient , MM. Laplace , Rœderer , Dacier , Vien; j'ai oublié le cinquième. Ils étaient convenus des dispositions suivantes : L'Institut serait partagé en quatre académies, DE MGRELEET, CIÎÀP. XXXI. 1 1 3 Une Académie des sciences , Une Académie française , Une Académie des inscriptions et belles-lettres , Une Académie des beaux-arts. Tous les anciens académiciens entraient de droit dans les compagnies auxquelles ils avaient appar- tenu ci-devant. On pouvait être membre de plusieurs Acadé- mies. Chaque compagnie reprenait ses statuts et ses réglera eus. Chaque membre avait 1,200 francs de traitement fixe , et 5 00 francs en droits de présence. Pour l'Académie française en particulier , il y avait un secrétaire perpétuel, à 6,000 francs de traitement ; un pour l'Académie des inscriptions ; deux pour l'Académie des sciences ; un pour celle des arts. Afin d'avoir un plus grand nombre de places à donner, sur quatorze académiciens français qui vivaient encore , cinq étaient déclarés vétérans , parce que leur âge ou leurs fonctions actuelles les empêchaient d'assister aux séances. Ces vétérans étaient Pxoquelaure, archevêque de Malines; Cus- sé , archevêque de Tours, ci-devant d'Aix ; le comte de Bissy, âgé de quatre-vingt-trois ans; Saint-Lam- bert, de quatre-vingt-cinq, et d'Aguesseau , am- bassadeur en Danemarck. La liste des membres de la nouvelle Académie , dressée par les commissaires, reportant dans l'Aca- MORELLET, TOM. II. 2e édit. S 1 1 4- MÉMOIRES demie des inscriptions un assez bon nombre de membres insignifians de la classe de littérature, on épurait d'autant, quoique bien moins qu'il n'au- rait fallu , la liste de la nouvelle Académie. On rattachait à celle-ci les neuf membres encore vi- vans et non compris parmi les vétérans , savoir : Gaillard , Suard , Laharpe, Delille, Ducis , Morel- let, Choiseul-Gouffier , Target, Boufïîers. Suard devait être secrétaire perpétuel , etc. Parmi les nouveaux membres de la compagnie , on plaçait les trois consuls , le ministre de Tinté- rieur et celui des relations étrangères , Lucien Bonaparte, Fourcroy, Rœderer, François de Neuf- château, de Yaisnes, Portalis, Laplace , Deîam- bre , Volney , Garât, Cabanis, Bernardin de Saint- Pierre , Dacier , Ginguené , Andrieux , Chénier , Lebrun , Colin d'Harleville , Legouvé , Arnault , Sieyes, etc. , c'étaient au moins là ceux qu'on pro- posait , sauf les corrections et changemens que pouvait faire à la liste le premier consul , dont je disais alors : Mais quoi ! l'homme aux cent yeux n'a pas fait sa revue : Jusques-îa, pauvre cerf, ne te vante de rien. Ce plan était bien défectueux ; on ne régénérait pas l'Académie française; on ne lui rendait pas la considération et l'autorité dont l'ancienne avait joui ; on ne rétablissait pas cet heureux mélange des hommes de lettres avec les gens de la cour , DE MORELLET, CHAP. XXXT, 113 ordre de la soeiéîé que la révolution avait détruit; mais on faisait ce que les circonstances laissaient possible. Les gens en place succédaient aux anciens grands seigneurs ; on ramenait les noms des com- pagnies littéraires, et chacune se remettait en pos- session, autant qu'il était permis d'y prétendre, de l'espèce de renommée et d'estime qui apparte- nait à l'ancienne. L'Académie des sciences et celle des inscriptions ne pouvaient que gagner à repren- dre ces noms , connus de toute l'Europe savante , et illustrés par des hommes à qui s'adressaient avec respect toutes les Académies étrangères, avec qui les hommes instruits de tous les pays s'hono- raient de correspondre. Mais la nouvelle classe , qui remplaçait l'Académie française , avait un plus grand avantage encore à reprendre son ancien nom. L'influence des mots sur les opinions est si puissante, que c'était manifestement avoir accom- pli plus d'à moitié l'ouvrage du rétablissement de l'Académie française que d'en avoir fait revivre le nom. Mais c'était précisément là ce qui contrariait les préjugés de quelques hommes puissans , attachés à cette création nouvelle qu'on avait nommée l'Institut^ et voulant à toute force en conserver au moins le nom, quoiqu'ils ne pussent pas se dissimuler les vices de son établissement. Us pen- saient avec raison que rien ne pouvait faire ou- blier ce nom d'institut , plus promptement et plus efficacement que le retour des noms des anciennes ) 16 MEMOIRES compagnies ; et ils n'ont voulu ni d'Académie des sciences , ni d'Académie des inscriptions , ni d'Aca- démie française. Leur plan , auquel ils ont gagné le premier con- sul , a différé beaucoup de celui qu'on avait pro- posé : i° il bannit ces anciennes dénominations d'académies, et ne désigne les divisions nouvelles que par les noms de première, deuxième, troi- sième et quatrième classe ; 2° il conserve dans la deuxième classe , celle qu'on donne comme devant remplacer l'Académie française , bien des mem- bres de l'Institut, qui ne sont connus par aucun talent d'écrire , tels que ( 1 ) ; 3° Aucune classe n'a son existence à part des au- tres , ce qui met obstacle à l'établissement de tout esprit de corps , à toute émulation entre les clas- ses, etc.; 4° les réglemens de l'ancienne Acadé- mie , dont une expérience d'un siècle et demi prou- vait assez l'utilité , ont été abandonnés en beaucoup d'articles importans. Il serait trop long de faire ici ce parallèle. Le 3 pluviôse an XI (24 janvier i8o3), fut dé- crétée l'organisation nouvelle de l'institut national, tel qu'il est aujourd'hui, formé de quatre classes. Il y a dans ce décret une chose bien remar- quable , c'est l'exclusion , ou ce qui revient au même, l'omission préméditée et réfléchie de toutes (1) Les noms manquent dans le manuscrit. DE M0RELLET, CHAP. XXXI. II7 les sciences morales et politiques , quoiqu'on pré- tende y faire rémunération de tous les objets dont peut et doit s'occuper l'Institut. Cette disposition se montre encore très-clairement dans une autre opération du gouvernement de Bonaparte, je veux dire le décret d'Aix-la-Chapelle, du 24 fructidor an XII, qui, en donnant des prix considérables à différens travaux de tous les autres genres, n'en décerne à aucun ouvrage philosophique. Pour re- connaître dans les deux décrets l'uniformité des principes qui les ont dictés , il faut se rappeler que l'Institut , dans sa première organisation , du 3 brumaire de l'an IV, était divisé en trois classes, la première, des sciences physiques et mathémati- ques ; la seconde , des sciences morales et politi- ques ; la troisième, de la littérature et des beaux- arts. Les sciences morales et politiques, attri- buées à la deuxième classe , comprenaient, selon le décret de fondation : L'analyse des sensations et des idées , La morale proprement dite , La science sociale et la législation , L'économie politique , L'histoire et la géographie. Et selon la nouvelle division, décrétée le 3 plu- viôse, en assignant à chacune des quatre classes les objets dont elle doit s'occuper, et en laissant à la première et à la quatrième leurs anciennes at- tributions, on retranche de celles de la deuxième çt de la troisième presque tous les objets compris 1 1 8 MÉMOIRES sous le nom de sciences morales et politiques ; on laisse seulement la géographie à la première, et l'histoire à la troisième. Le décret fait à la vérité mention , pour la deu- xième classe, de l'examen des ouvrages importans d'histoire et de sciences , dénomination sous la- quelle on peut absolument entendre des ouvrages qui traiteraient de morale et de politique ; mais c'est avec la clause que cet examen ne se fera que sous le rapport de la langue. Quant à la troisième classe , on lui laisse aussi le droit de s'occuper des sciences morales et politiques, mais seulement dans leur rapport avec € histoire. Et ces deux restrictions semblent défendre à l'une et à l'autre de traiter au fond et en elles-mêmes les grandes questions des sciences politiques. Si nous examinons à présent le décret d'Aix-la- Chapelle, nous y verrons bien plus encore ce sys- tème annoncé par le gouvernement, d'interdire la discussion de tout ce qui regarde la constitution et l'administration de l'état. Des prix de 10 et de 5 ooo francs , pour des ouvrages de difFérens gen- res, seront distribués de dix ans en dix ans, le jour anniversaire du 18 brumaire, dans (inten- tion , est-il dit, d'encourager les sciences ., les lettres et les arts , qui contribuent éminemment à l'illustration et à la gloire des nations. La munificence d'un grand peuple se montre là dans tout son éclat : de tels prix sont un encoura- gement puissant pour les écrivains ; et cet encoura- DE MORELLET, CHÀP. XXXT. II9 gement me semble aussi réellement du à la plupart des études qu'on veut récompenser. C'est l'intérêt de toute nation , et le devoir de tout gouvernement, d'animer et de favoriser les progrès des sciences physiques et mathématiques, l'art d'écrire l'his- toire à la manière des Tacite, des Hume, des Bos- sue t ; l'invention des machines vraiment utiles ; tous les services rendus à l'agriculture et à l'indus- trie ; l'art dramatique , enfin les beaux-arts ; et l'encouragement de ces connaissances est, en effet, l'objet et le but expressément énoncé de l'établis- sement de ces prix. Mais, en rendant justice à ces dispositions du dé- cret , je ne puis m'empêcher d'y remarquer avec douleur l'omission volontaire des études qu'il im- porte le plus à l'homme d'approfondir et de per- fectionner, les sciences inorales et politiques , la recherche des vrais principes de l'ordre public, du gouvernement et de l'administration. Voilà mani- festement les choses dont on n j veut pas qu'aucune classe de l'Institut s'occupe désormais. Or, je demande de quel œil un homme, ami de la vérité et du bonheur de ses semblables , peut voir, non pas seulement exclue du nombre des sciences qu'on encourage par des prix , mais in- terdite au corps dépositaire et conservateur des connaissances humaines, celle de l'ordre social et des vrais principes du gouvernement. Quoi ! di>ra- t-il , Montesquieu avec Y Esprit des lois, Smith avec son traité de la Richesse des nations , n'au- 1 20 MÉMOIRES raient pu concourir dans la lice ouverte à tous les autres genres de travaux et de veilles? Un bon ou- vrage sur la meilleure forme de l'imposition , sur les rapports des colonies avec leur métropole , sur la liberté nécessaire au commerce et à l'indus- trie , etc. , ne peut prétendre à un prix qu'on donne à un opéra , à une traduction de quelques manuscrits arabes , à trois poèmes? C'est là , con- tinuera-t-il , un renversement entier de Tordre qui doit s'établir dans l'esprit du législateur sur l'im- portance relative et graduée de chaque genre de connaissance, ordre selon lequel on doit voir, avant tout, l'organisation sociale, et les moyens qui l'éta- blissent et la perfectionnent. Les observations précédentes font assez voir que les dispositions de Bonaparte ne sont pas favorables au genre d'études qu'on avait compris sous le nom de Sciences morales et politiques. Sans doute, on ne peut mettre parmi les connaissances qu'il n'aime pas, les sciences mathématiques, et la physique dans toutes ses parties, et les arts, tant mécani- ques que libéraux ; mais il montre de Féloignement pour toutes les discussions de cette philosophie spéculative et rationnelle , qui se donne le droit de rechercher les principes sur lesquels doivent re- poser la constitution des sociétés politiques et leur administration; c'est à ceux qui s'occupent de ce* objets \ qu'il donne le nom dénigrant d'idéologues et d'économistes. DE MORELLET, CIIAP. XXXII. 121 CHx\PITRE XXXII. Entretien avec le premier Consul. Je ne puis négliger, dans le compte que je rends de ma vie, la conversation que j'ai eue avec Bona- parte, à la fin de i8o5, au palais des Tuileries. J'avais été invité avec M. Suard, par Mme Bona- parte, à aller passer la soirée chez elle, un jour où il y avait moins de monde qu'à l'ordinaire, c'est-à-dire, encore une vingtaine de femmes et un petit bal : nous nous y rendîmes. Mme Bonaparte nous reçut très-bien, causa avec nous environ un quart-d'heure, nous dit que Bonaparte nous ver- rait avec plaisir, mais qu'il viendrait peut-être un peu tard. Le petit bal commença , et nous y assis- lames pendant une demi-heure. Mmc Bonaparte me lit proposer de faire sa partie au wisk; mon igno- rance ne me permit pas d'accepter cet honneur. M. Suard joua. Je continuai d'être spectateur du bal , et de causer avec quelques personnes de ma connaissance. A minuit, Bonaparte n'étant pas ar- rivé, Mme de Vaisnes, qui nous avait amenés tous deux , nous proposa de nous ramener ; et nous nous en allâmes sans avoir vu le premier consul, qui n'arriva, comme nous l'apprîmes le lendemain, qu'après une heure sonnée. \22 MEMOIRES Environ trois semaines après , nous reçûmes , M. Suard et moi , une invitation semblable à la précédente ; et Mme Bonaparte nous fit dire par Mme ou M. Remusat , que le consul regrettait de ne nous avoir pas entretenus , et moi en particulier ; mais que nous causerions sûrement avec lui cette fois. Nous nous rendîmes au palais vers les dix heures, et nous trouvâmes le consul jouant un wisk dont Mme Bonaparte était. Il nous salua à notre entrée. Son jeu fini , il causa une demi -heure avec le gé- néral Mortier, et ensuite avec un autre général. J étais dans le fond du petit salon, près de la porte de la pièce où l'on dansait , et causant avec le mi- nistre de l'intérieur. Il vint à moi tout droit, et me dit brusquement : Vous êtes le secrétaire de l'Académie? Non , lui dis-je, citoyen consul, car c'était le titre qu'il avait encore. Ah ! oui , reprit-il , vous êtes l'abbé Morellet. Vous êtes économiste, n'est-ce pas? — Je lui dis qu'il y avait différentes sortes d'économistes ; que je n'étais pas des purs ; que j'apportais à leur doctrine quelques modifica- tions. — N est-ce pas Quesnay qui a été votre maître? — Non: j'ai peu connu Quesnay; j'ai dû mes pre- mières connaissances en ce genre à un intendant de commerce, M. de Gournay, et à la société de MM. Trudaine, le grand-père et son fils , intendans des finances , et ayant le commerce dans leur dé- partement. — Vous voulez l'impôt unique , n'est-ce pas? — H est vrai que je crois qu'on pourrait le DE MORELI.ET, CIIAP. XXXII. 1^3 demander aux seuls propriétaires , s'il étaitmodéré ; mais lorsqu'il est excessif, on est obligé de le dis- simuler, et, pour cela, de le prendre sous toutes sortes de formes , et de le tirer d'où l'on peut. — Les assistai) s sourirent à ma réponse. Vous voulez aussi , me dit-il , la liberté du com- merce des grains? — Oui, citoyen consul, je crois que, dans l'état constant, la liberté entière, illimitée est le meilleur des moyens , et même le seul, d'em- pêcher ou de modérer les variations des prix, et d'établir le prix moyen le plus favorable à toutes les classes d'habitans d'un grand pays ; seul but que doive se proposer un gouvernement éclairé. — Ce- pendant , si M. Turgot s'en était rapporté à la li- berté du commerce pour approvisionner la ville de Reims au temps du sacre , il eût été fort embarrassé , et ce fut heureusement M. de Yaisnes qui l'en dé- tourna. — Citoyen consul, l'exception ne contrariait pas le principe; une ville de dix à douze mille habi- tans, où se fait subitement et extraordinairement une réunion de soixante à quatre-vingt mille per- sonnes, peut bien avoir besoin que le gouverne- ment, qui opère ce changement de situation, prenne quelques précautions pour des approvisionnemens qui ne sont pas dans la marche ordinaire des choses. Et, pour avoir pris ce soin , non pas en achetant lui- même et vendant des grains, mais en invitant les négocians, en les encourageant même par quelques primes, l'administrateur ne pourrait pas être re- gardé pour cela comme ayant abandonné le prin- 1 24 MÉMOIRES cipe général de la liberté constante du commerce. —Vous ne voulez pas non plus de droits de douane? — Non, citoyen consul, et, s'ils sont nécessaires, nous ne les voulons pas exorbitans , parce qu'ils deviennent dès-lors un encouragement à la contre- bande, plus puissant que toutes les prohibitions. Lorsqu'une balle de mousseline paye dix-huit mille francs de droits, poursuivis-je , il n'y a point de barrière qu'elle ne franchisse. Le fisc perd ainsi toute la valeur des droits qu'il aurait perçus, s'ils eussent été plus modérés. Les négocians de quel- que importance ne s'exposent pas à être pris en contravention , lorsqu'il n'y a pas beaucoup à ga- gner. Enfin, toute cette sévérité des douanes est une véritable guerre déclarée aux consommateurs, qui, au fond, sont la nation; car tout le monde est consommateur de tout ce qu'il ne fabrique ou ne vend pas ; de sorte qu'on sacrifie l'intérêt de la nation à celui de quelques fabricans et manufactu- riers , qui ne sont qu'une portion infiniment pe- tite de la nation. J'ose même le dire , ajoutai-je , il n'y a point d'administrateur qui puisse être sûr qu'en faisant un pareil sacrifice pour établir et en- courager un genre d'industrie, il ne fait pas per- dre à son pays , par quelque autre côté, plus qu'il ne lui fait gagner par sa prohibition. Sur ce que je venais de dire, que les droits de douanes, ainsi forcés, rendaient peu de chose au fisc , le ministre de l'intérieur observa qu'ils avaient donné, dans l'année, 55 millions. Je me rejetai sur DE MORELLET, CHAP. XXXII. 1^5 les frais que cette recette avait coûtés , sur la mul- titude d'employés qu'il fallait , et sur les inconvé- niens de cette frontière de quatre lieues de pro- fondeur, faisant le tour de la France, dans laquelle la circulation était obstruée par la nécessité des passe-avant et la défense de marcher la nuit , gê- nes insupportables pour le commerce Mais le consul , gardant toujours l'offensive, et ne répon- dant rien à mes raisons , passa à quelques autres objections que 126 MÉMOIRES CHAPITRE XXXIII. Dernières années. Conclusion. i8o3. Ma nomination à l'Institut et à la pension de sexagénaire (i). Mon travail pour le diction- naire. Plan de l'ouvrage , lu à l'Académie ou deuxième classe , et approuvé. Remarques sur Yauvenargues , à l'aide desquelles je donne de l'oc- cupation à nos assemblées. Après la distribution des prix , je reprends le plan du dictionnaire , que je développe , et c'est notre occupation des pre- miers mois de 1804 i8o5. Le 6 mars (ou i5 ventôse an XIII), étant président de l'Académie à la réception de M. de Lacretelle, j'ai répondu à son discours (2). . . . i8o5. 3i juillet (12 thermidor an XIII), séance publique où j'ai prononcé l'éloge de Marmontel (5) . En établissement de la commission du dic- tionnaire , dont je suis fait secrétaire. (1) L'abbé Morellet écrivit alors au ministre de l'intérieur qu'il n'accepterait la pension de sexagénaire qu'a condition que M. Gail- lard, pauvre et oublié, la recevrait avant lui. (2) Voyez cette réponse , tome Ier des Mélanges , page 97. (5) Tome Ier des Mélanges, page 57. DE MORELLET , CIIÂP. XXXIII. 1 27 Membres de la commission : Suard , Sieard , Boufflers , Arnault et moi. Forme du travail que j'établis Inexactitude de plusieurs des commissaires, etc. A la fin de 1807, mon élection au Corps législatif. A la fin de 1808, proposition faite par la com- mission , à la classe , de renoncer à donner les éty- mologies, et de mettre après le mot français, les mots correspondans du grec, du latin, de l'italien, de l'espagnol, et peut-être aussi de l'anglais et de l'allemand (1). En jetant les yeux en arrière sur ce long période de ma vie , à compter de 1 750 , où j'ai commencé à penser, jusqu'au moment où j'écris mes souvenirs, si je me représente, d'un seul coup-d'œil, tous les hommes avec qui j'ai par- couru la carrière des lettres , dussé-je être appelé iaudator temporis acli > je ne dirai pas comme Nestor : « J'ai vécu autrefois avec des hommes qui valaient mieux que vous tous , Pirithoûs et Dryas , chefs des peuples, et Cénée, et le divin Polyphè- me, et Thésée, semblable aux dieux immortels;» mais, pour faire une énumération du même genre, je dirai que je suis entré dans le monde littéraire à une époque marquée par un grand nombre d'ou- vrages devenus, à bon droit, célèbres, et que j'ai (1) Nous plaçons ici ces réflexions que nous avons trouvées ça et et la dans les papiers de l'auteur, et qui nous paraissent terminer convenablement ses Mémoires. 1 2cS . MÉMOIRES été lié avec beaucoup d'hommes qui ont laissé (les traces après eux. Je compte de 1 760 mon entrée dans la carrière. h1 Esprit des Lois , qui avait paru en 1748, com- mençait à faire son effet retardé pendant quelque temps. De 1760 à 1760, sept volumes de l'Ency- clopédie avaient été publiés, les premiers volumes deBuffon, l'Histoire et les Essais philosophiques de Hume, les Caractères et les Mœurs du siècle _, de Duclos, les articles de grammaire de Dumarsais, le traité des systèmes et celui des sensations de l'abbé de Condillac, la Description des arts de l'académie, divers ouvrages d'économie publique traduits de l'anglais, les travaux chimiques des deux Rouelle, et plusieurs traductions des chimistes allemands , par le baron d'Holbach; enfin, les écrits philoso- phiques de Voltaire et plusieurs de ses plus beaux ouvrages dramatiques, Oreste y en 1760; Rome sauvée , en 1 752 ; X Orphelin de la Chine 9 en 1 ^55^ Tancrède, etc. La musique italienne s'était intro- duite en France. De grands artistes, Lemoine, Carie Yan Loo , Bouchardon . Pigale , Cochin , rani- maient la peinture, la sculpture, la gravure; de beaux édifices s'élevaient de toutes parts ; un mou- vement général agitait les eprits et les poussait à la fois vers tous les genres de connaissances et vers le perfectionnement de tous les arts * Parmi les hommes de lettres , les uns se répan- dent dans la société polie et cultivée, la recher- chent et vivent au milieu d'elle; les autres s'en DE MORELLËT , CHAP. XXXIIIi 1 2$ tiennent loin. Ces deux manières d être ont cha^ cime leurs avantages, mais aussi leurs inconvé- niens , lorsqu'elles passent une certaine limite, L'homme de lettres , trop séparé des gens du monde , tombe dans le pédantisme , ou n'épure pas assez son goût ; trop répandu , il perd un temps précieux , donne quelquefois dans l'ailée-^ tation, et laisse, presque toujours^ aiFaiblir sa ma- nière et ses opinions. Vit-il seul, il est bizarre et dur; dissipé, il devient commun et frivole. Vu de trop loin, il n'est ni connu ni jugé, pour peu que ses travaux se portent sur des objets du genre le plus sérieux et le plus important, dont les gens du monde n'ont point d'idée; tandis que ceux qui le voient de trop près, tantôt, familiarisés avec sa personne, prisent son talent au-dessous de sa vraie valeur; tantôt, par enthousiasme de société, le vantent au-delà de ce qu'il vaut. Entre ces deux extrêmes., il est un milieu qu'il faut saisir» C'est ce milieu que nous cherchions dans le dernier siècle ...».*..... . * . ... Si j'avais jamais pu croire à ce que chacun appelle son étoile , je m'en serais donné une telle que la mienne. J'ai eu , sans doute , mes Sou- cis , mes malheurs ; j'ai vu surtout d'affreuses cala- mités ; mais , puisque telle est notre destinée , je dois au moins reconnaître ici que mes maux ont été compensés par le bonheur inestimable que j'ai eu d'être toujours libre , de n'être jamais devenu un homme public, d'avoir été toute ma vie un MORELLËT, TOM. IT. 2** édita l) IJO MÉMOIRES DE MORELLET , CIIAP. XXXIII. particulier obscur , n'ayant à répondre à per- sonne, à dépendre de personne ; enfin , de n'avoir jamais subi d'entraves dans mes études littéraires , ma plus douce consolation ; d'avoir été le maître de mes travaux , de mes loisirs ; de m'ètre tou- jours soustrait à la servitude d'une tâche com- mandée pour un temps fixe , aussi libre , aussi indépendant que peut le désirer l'homme de let- tres le plus ami de l'indépendance et de la liberté. SUPPLÉMENT LETTRES DE LABBÉ MORELLET, A M. LE COMTE R****** MINISTRE DES FINANCES A NAPLES. ■ ■ ,.t. . t LETTRE I". Paris, le ier mai 1806. iVloN cher disciple , qui, par tant de côtés, êtes bien au-dessus du maître, je n aurais besoin que d'un prétexte pour saisir une occasion de me rappeler à votre souvenir dans l'éloignemcnt où vous vous êtes mis de nous, vraisemblablement pour long- temps; mais, j'en ai une raison , une bonne raison. Vous n'ignorez pas, car je vous en ai parlé sou- vent, combien j'ai lieu de me louer des complai- sances et de la bienveillance effective de M. d'A**% propriétaire de la belle maison que j'habite, et où j'occupe, pour un prix extrêmement modique, le logement que vous connaissez. Ce seul procédé 1 34 SUPPLÉMENT. m'attacherait à lui, à raison de l'extrême impor- tance dont il est pour moi, d'être logé grande- ment pour mes livres et mes papiers, que ma for- tune , et à présent mon âge ne me permettent plus de colioquer, ni de transporter, de sorte qu'il est vrai de dire, que si j'étais forcé de déménager, je serais en même temps contraint de vendre mes livres et de brûler tout ce que vous connaissez, chez moi, de noir mis sur du blanc depuis 60 ans que je barbouille du papier; mais, de plus, j'é- prouve de mon bienveillant propriétaire tant d'é- gards et de politesses, que je me crois dans l'obli- gation fort douce, de le servir de tous mes faibles moyens. Or, vous paierez ma dette, si vous voulez bien favoriser, auprès de Sa Majesté (1) (que je regrette de ne pouvoir plus appeler, comme je faisais, votre excellent prince Joseph), si vous favorisez, dis-je, la pétition que je vous adresse en faveur de deux jeunes gens , parens de M. d'A***, qui demandent du service dans les pages de Sa Majesté, ou dans sa garde, si, comme on le croit, on pense à en former une en sujets de quelque distinction. Ceux pour lesquels on sollicite cette faveur sont, comme le mémoire l'expose, ce qu'on appelait anciennement des gens de condition. Us ont de la fortune, ils sont jeunes, grands et bien faits. Il me semble que ce sont là de fort bons (1) Joseph Bonaparte (Note de l'Editeur.) LETTRE I. l7)5 titres. M. d'À*** en a écrit à M. de Jaucourt (1), sans lui avoir envoyé, je crois, de mémoire. Je vais voir Mne R*** aujourd'hui même, pour la prier de se charger de vous faire parvenir mon paquet par les voies prochaines et sûres qu'elle connaît sans doute. Je vous prie en môme temps , et à cette occasion , de rappeler à Sa Majesté mon nom, comme celui d'un homme qui regrette vivement de ne pouvoir plus faire sa cour à un prince éclairé, bienfaisant , ami des lettres, accessible et bon, etc. , abstraction faite de sa grandeur. Je vous prie aussi de dérober quelques momens aux grandes occupations qui vous attendent, pour m'écrire quatre lignes que je puisse montrer à M. D'A*** , et qui lui prouvent que j'ai fait tout ce que j'ai pu pour le servir dans cette occasion. Je voudrais bien pouvoir ajouter à ma lettre quelques nouvelles qui puissent la faire accueillir favorablement. Par exemple, voulez-vous savoir ce qui est arrivé ces jours-ci à la pauvre Mme de Staël? Elle avait demandé à Bidermann de lui prêter se maison de Veincelle , près d'Àuxerre, pour y passer quatre à cinq mois , et elle était déjà à Lyon. Bidermann a cru sage de faire demander par Lacretelle à Fouché, s'il y avait quelque obstacle, quelque inconvénient à cela. Le ministre a ré- (i) Premier chambellan du roi Joseph [Note de l'Éditeur.) 1 56 SUPPLÉMENT. pondu : Quelle s'en garde bien, et je vais lui envoyer un exprès à Lyon, pour lui signifier de nouveau les intentions de l Empereur. Voulez-vous que je vous dise aussi que M. de Breteuil a été présenté hier à l'Empereur; qu'au sortir de là, il est venu chez M. Dalberg, où dî-r naient, ainsi que moi , Mme Visconti, Mme de Souza , arrivée il y a trois jours, et un monde de Bavarois et de Badois. Voici encore une nouvelle plus fraîche. Comme j'étais vous griffonnant ceci, je reçois une pancarte de Lacépède, par laquelle je suis fait membre de la Légion-d'Honneur. Vous voyez que je puis dire qu'enfin on rend justice à mon grand mérite , et qu'il vaut mieux tard que jamais. Si vous désirez savoir des nouvelles de l'Aca- démie, je vous dirai que votre absence me fait beaucoup de peine, attendu que la critique mi- nutieuse et malveillante de TimoléonChénier s'en- venime tous les jours à tel point, que, mercredi dernier, il s'est avisé de m'adresser quelques per- sonnalités que j'ai rétorquées d'une assez bonne manière. Mais cette lettre est toute propre à dé- tourner du but auquel vous savez que je tends avec assez de zèle et de bonne foi pour mériter d'être encouragé dans la carrière, au lieu de voir mettre des pierres sur mon chemin. Il y a une fort bonne petite brochure d'un M. de Barolle, que vous devez connaître, contre le sot LETTRE I. IO7 livre du jeune pédant M***. Du reste, stérilité par- faite, attendu la grande liberté de la presse, qui fait sans doute qu'au milieu de la grande quantité de matières qu'on peut traiter, on ne se fixe sur aucune. Nous continuons d'avoir une queue d'hiver pour tout printemps. En pensant à vous écrire cette platitude, je me suis rappelé ce qu'un che- valier de Lorenzi , célèbre par ses niaiseries, disait devant moi à un prince Galitzin, par un mois d'avril assez chaud : Monsieur le comte, que dit-on de ce chaud-là en Russie ? où la Neva ne dégèle qu'au mois de mai, et dont les nouvelles ne pou- vaient guère être que d'un mois de date. C'est précisément la même sottise que je vous écris, pour vous divertir de vos grandes affaires. Si notre littérature avait mieux que cela à vous fournir , et si je n'étais pas si vieux , je vous proposerais de me faire donner un emploi de chargé des affaires littéraires de S. M. le roi des Deux-Siciles à Paris; mais , comme je vous l'ai dit dans ma chanson , ma quatre-vingtièmeannée a commencé le 7 mars 1806, et je n'ai plus , comme le dit le bon La Fontaine, Qu'a sortir de la vie, ainsi que d'un banquet, Remerciant mon hôte , et faisant mon paquet. A propos de ma chanson, ou de mes deux chan- sons , elles ont un succès fou : tout le monde veut les entendre. 1 58 SUPPLEMENT. Je ne sais si c'est avant ou depuis votre départ qu'il est arrivé au pauvre Dupont quelque désa- grément pour sa brochure sur la Banque : j'en- tends des désagréiuens en paroles , mais sèches , et venant de bien haut. Savez-vous, mon cher disciple, ce que j'ai envie de faire, avant de mourir, pour la cause que nous plaidons vous et moi de- puis si long-temps, de la liberté de la presse? Je vais composer une belle Dissertation sur Fin utilité , l'inefficacité, la nullité de tout ce qu'on imprime, et mes preuves seront si fortes et mes exemples si nombreux , que les chefs des nations diront tous : Il faut les laisser écrire, puisque rien de ce qu'ils écrivent nenous empêche de rien faire. Ne trouvez- vous pas mon projet excellent? Envoyez-moi vos observations; je les fondrai dans mon ouvrage, ou je les mettrai en notes , et nous irons ensemble à l'immortalité. Il est temps de finir mon interminable lettre, dont j'ai été obligé de faire transcrire la minute pour ne pas passer une matinée à cette transcrip- tion; mais, puisque j'ai tant fait que de me mettre en coquetterie avec vous , je veux vous faire chère de vilain et mettre tout par écuelles. Pour cela, je m'avise que je puis vous envoyer mes chansons, et j'y joins la musique écrite de ma main, afin que vous puissiez chanter les cantiques de Sion dans une terre étrangère. Mais tachez de trouver quelqu'un de nos compatriotes qui chante mieux que vous , LETTRE I. 1 3(> car je n'ai pas grande idée de votre talent en ce genre, et vous savez que Les vers sont enfans de la lyre, Il faut les chanter, non les lire ( i). Ce qui n'est vrai que des vers mis sur un chant : car, malheur à un acteur de comédie qui chante les vers de Racine. Je ne sais pas si M. de Jaucourt ou M. de Girardin, au souvenir desquels je vous prie de me rappeler, sont plus habiles que vous; mais enfin je veux bien courir le risque de n'être que lu. Au reste, je dois vous dire que j'ai chanté mes chansons entre Cambacérès et Portalis et en face de Talleyrand , qui en ont fort bien ri tous les trois. Hélas ! je ne sais guère si vous avez le temps de chanter ni d'entendre chanter. Paris artes sitent intrâ Martis incendia. Je ne sais s'il est possible aujourd'hui d'entendre sur votre beau théâtre quelque bel opéra comme ceux que j'ai entendus, il y aura bientôt cinquante ans. Napoléon et Dieu nous donnent la paix , sans laquelle on ne chante pas : on la demande ici, et je puis dire : Hic et ubiqxie terrarum. Je vous salue et vous embrasse , MoRELLET. (») Ces chansons sont imprimées. I4O SUPPLÉMENT. Pièce jointe à la première ietl/re. Demande de service dans les Pages, dans les Gardes, daus la Marine, ou toute autre destination, Pour Etienne L. A. d'A*****, âgé de ij ans, et pour Jacq. F**\ âgé de 16. Etienne-Loi is- Auguste D'A*** tient à une famille qui s'est distinguée dans la carrière militaire. Un de ses ancêtres, le chevalier Jean D'A***, se dis- tingua dans la malheureuse bataille de Pavie, et fut fait prisonnier , en défendant François Ier , qu'il accompagna dans sa captivité. Ce jeune homme est d'une taille et d'une figure avantageuses, et annonce les meilleures qualités. Son oncle était exempt des gardes-du-corps , sous Louis xv. Il mourut avant la révolution , après avoir mérité les décorations militaires alors existantes. Jacques F*** descend, par les femmes, de la même famille. Il est également d'une taille et d'une figure heureuses et est neveu du même. Son père occupait, avant la révolution et oc- cupe encore aujourd'hui, une des premières pla- ces de la magistrature. Tous deux sollicitent la grâce d'être admis dans telle partie du service qu'il plairait à Sa Majesté de désigner, et chercheraient par leur zèle, à lui témoigner leur reconnaissance. LETTRE H. IljI LETTRE II. Octobre *8o6. Mon cher confrère, en institut et en économie publique, vous n'aviez pas besoin de vous mettre en frais pour justifier a mes yeux le retardement de votre réponse. Quelque cbose que j'en aie dit à Mm6 R**% je n'en ai pas été fâché sérieusement, Je sais trop le droit de préférence qu'ont les af- faires importantes, et je n'ai jamais douté qu'en vous rapprochant de sa personne , le roi ne s'ai- dât de vos lumières , pour donner une adminis- tration raisonnable à un pays qui n'en a point , ou plutôt qui a toujours eu la pire des administra- tions qu'on connaisse sur le continent. Il y a long- temps que j'en ai pris cette idée , lorsque j'y ai passé deux mois, en 1758. 11 y a lout-à-l'heure cinquante ans. J'ai souvent eu, à mon retour en France, des conversations à ce sujet, avec M. de Malesherbes, et l'une de ces conversations se trouve dans une petite lettre imprimée que je lui ai adres- sée , et qui a pour objet les lois prohibitives rela- tives au commerce des grains. a nombre de questions morales et philosophi- ques qui sont en même temps éminemment litté- raires et qui sont bien plus intéressantes à discuter, que le plan d'une tragédie pour savoir s'il est bien ou mal conçu. Yous et moi nous avons agité cent fois ces questions dans la conversation, sans ar- river à un résultat. Lorsqu'on les traite la plume à la main, on est bien forcé de conclure, et des discussions de ce genre pourront , ce me semble , être agréables à Sa Majesté. Je ne dis pas non plus que je ne vous enverrai point de littérature pure si quelqu'ouvrage m'en donne l'idée , mais ce sera avec une extrême so- briété. MOREILET, TOM. II. 2 e édit. 10 1 'jG SUPPLÉMENT. Je dois convenir avec vous de la forme de ma correspondance ; je crois que la plus simple est celle que je prends ici en vous adressant ce dis- cours : elle me laisse plus de liberté dans mes mou- vemens en me dispensant des formules nécessaires pour tout ce qu'on adresse à Sa Majesté. Si d'ail- leurs cette méthode n'était pas approuvée , je me conformerai à celle qui me sera prescrite. J'entre en matière par un petit essai sur une question de droit public qui me tombe sous la main dans l'immensité de papiers que j'amasse depuis plus de cinquante ans , et qui me menace du sort du Cassius d'Horace : Capsis quemfama est esse Hbrisque Ambustum propriis. Que si vous le trouvez mauvais ou hors de propos vous pourrez le brûler, avant moi et sans moi, en avancement d'hoirie. Quelques vues sur la Prescription. On se propose ici de recueillir quelques idées sur une question de droit public qui peut être de quelqu'intérèt dans les circonstances présentes. Tout le monde sait que la prescription est une loi qui assure aux possesseurs la propriété d'un bien, après une possession de fait qui a duré le temps fixé par la loi. LETTRE II. l/j7 Les droits attachés par tous les codes des nations policées à la prescription, sont fondés sur Futilité géaérale du genre humain , qui demande impé- rieusement que toute propriété ait un maître. «La prescription , selon Domai, a sa justice et » son équité fondée sur ce principe, que la pos- » session étant naturellement liée au droit de pro- »priété, il est juste de présumer que, comme c'est »le maître qui doit posséder, celui qui possède » doit être le maître , et que l'ancien propriétaire » n'a pas été privé de sa possession sans de justes » causes. » Liv. III , section iv. Et un peu plus bas : « Comme la prescription a »été établie pour le bien public , et afin que la » propriété des choses ne demeurât pas incertaine, » celui qui a acquis la prescription n'a pas besoin » de titre, et elle lui en tient lieu. » La prescription peut se présenter à des esprits peu attentifs comme favorable à l'usurpateur et ennemie des propriétaires légitimes ; et il est en effet possible qu'en un petit nombre de cas elle couvre l'usurpation ; mais, pour un de ces cas, il en est des milliers où elle est la sauve-garde de la propriété réelle et légitime , originairement fondée sur le travail , et sans laquelle le travail qui fé- conde le sol n'aurait pas lieu , ce qui serait funeste à la société. Comme en droit civil on a reconnu pour père celui que l'union conjugale indique, on a été con- l/[8 SUPPLÉMENT. duit, parles mêmes et de plus puissans motifs, à tenir pour propriétaire de ehaque portion de terre celui qui la possède en la cultivant , ou la faisant cultiver, et qui a contracté ainsi avec elle une union intime. Cette union est, ainsi que l'union conjugale, consacrée par la possession non contre- dite, telle que celle d'après laquelle la prescription s'établit. Des deux côtés on a attaché la possession au possesseur. Enfin pour achever ce rapproche- ment , comme c'est surtout en faveur des enfans , fruit de l'union des deux sexes , que le lien du ma- riage a été fortifié de toute la puissance des lois , c'est en faveur de la multiplication des productions du territoire qu'on a établi la prescription. Ce sont ces avantages delà prescription qui l'ont fait appeler, parles anciens jurisconsultes, lapatrone du genre humain, patrona generis humani. Ces mêmes principes conduisent à reconnaître la prescription entre les nations , entre lesquelles il n'y a en effet que le droit naturel antérieur à toute association ; et c'est ce qui fait dire à Puf- îewàovî iÇu entre ceux mêmes qui n'ont d'autre loi conmune que ie droit naturel et le droit des gens , on peut alléguer, à juste titre 9 une possession acquise de bonne foi et conservée quelque temps sans interruption. Je ne sais pas que ces privilèges de la prescrip- tion aient été jusqu'à présent appliqués à la pos- session du pouvoir dans les chefs du gouverne- LETTRE II. 1^9 ment, et il me semble cependant que cette appli- cation pourrait être, en certains cas, de quelque utilité. Si la prescription, qui assure au possesseur la jouissance des biens ordinaires, a eu pour motif d'empêcher entre les hommes la misère et les troubles naissans de l'incertitude de la propriété , le besoin n'est pas moins pressant de maintenir l'autorité établie dans les mains de ceux qui l'exer- cent , puisque sans cela on ne peut conserver Tordre et la paix dans la société politique. Si, par la première de ces raisons, lorsqu'un pos- sesseur jouit depuis vingt ou trente ans d'une terre, d'une maison , le repos de la société demande qu'il soit regardé comme propriétaire légitime , lorsqu'un individu , jouissant de l'autorité su» prème, l'exerce depuis assez long-temps pour que le corps politique ait repris ses mouvemens et toutes ses fonctions , et que sa possession ne pour- rait pas être troublée sans de grands désordres et de grands malheurs , l'intérêt des peuples et de l'humanité ne deniande-t-il pas que cettepossession soit respectée en lui , abstraction faite de son ori- gine, comme on en use à l'égard de celui en fa- veur de qui s'exerce la prescription ordinaire en matière de propriété» Cette théorie découle nécessairement de la maxime incontestable que les peuples ne sont pas faits pour les chefs du gouvernement , quelque dénomination qu'on leur donne, mais au contraire l5o SUPPLEMENT. que les chefs des gouvernemens sont faits et éta- blis pour le bonheur des peuples. D'après cette maxime incontestable , on ne peut vouloir renverser un gouvernement établi que lorsque le bien des peuples exige évidemment ce renversement; mais lorsque, par l'hypothèse même, un gouvernement établi maintient l'ordre public en respectant la propriété et la liberté individuelle, élever une guerre étrangère ou civile pour le ren- verser, répandre sur des millions d'hommes toutes les calamités , pour arracher l'autorité à ceux qui l'exercent , et la remettre en d'autres mains , c'est un projet manifestement contraire au bien de l'humanité. Une pareille entreprise contre le possesseur ac- tuel ne pouvant être faite qu'au nom et pour l'in- térêt de la nation , ne serait légitime , qu'au cas où elle se ferai t pour délivrer unpeuple de l'oppression. Or ce motif ne peut avoir lieu dans l'hypothèse où nous raisonnons, d'un nouveau gouvernement qui a rétabli l'ordre et qui respecte la liberté indivi- duelle et la propriété , car la nation n'a jamais d'intérêt à renverser un tel gouvernement pour s'en donner un autre ; elle a au contraire un in- térêt constant à le conserver et à le maintenir , nonobstant quelques vices dont il peut être entaché, mais dont il peut se corriger, qu'il est de son in- térêt de corriger, et que par conséquent il corrigera plus tôt ou plus tard. Le principe une fois admis , il reste à déter- LETTRE II. I 5 I miner quel temps est nécessaire pour établir ce genre de prescription en faveur du gouverne- ment. Domat fait mention de prescriptions de diffé- rentes durées comme de trente ans , vingt ans , dix ans pour les immeubles et trois ans pour les meubles, d'après différais usages du droit ro- main. Je laisse aux personnes plus instruites que moi en ces matières , à choisir entre ces divers pério- des. Je dirai seulement que le temps doit être court si on le règle, ainsi qu'il est juste, sur l'intérêt d'une nation , à établir et à maintenir chez elle l'ordre public. J'ajoute que la prescription dont il s'agit ici ne doit pas courir seulement de l'époque ou le nou- veau gouvernement s'est établi, mais de celle où l'ancien a été détruit. La chose qui est l'objet de la prescription doit être regardée comme vacante et abandonnée du moment où l'impuissance de l'ancien possesseur a été constatée et reconnue. Ainsi , si après le renversement de l'ancien gouver- nement, il y a eu des temps d'anarchie, c'est à celui qui a fait cesser le désordre que doit profiter cet intervalle comme ajouté à la prescription qui le favorise. Ce temps est à la nation puisque les gouvernails ne sont point propriétaires, et, enl'ajou- tant à la durée du gouvenement qui a fait cesser l'anarchie , on le compte au profit de la nation. On dira peut-être que cette théorie sur la près- l52 SUPPLÉMENT. cription ne peut être nécessaire qu'à un gouver- nement qui ne serait pas d'ailleurs assis sur des bases solides et légitimes. Je répondrai à cela par l'axiome des jurisconsultes quocl abundat non vitiat. Je ne dois pas oublier de dire aussi que, dans le pays dont l'étendue , la situation ,. les mœurs , les habitudes , le caractère national exigent une cons- titution monarchique et héréditaire , les avantages de la prescription que nous avons attribués au chef du gouvernement établi, s'étendent à son suc- cesseur dans l'ordre réglé par la constitution. A ma petite dissertation de droit publie, qui peut bien avoir quelque intérêt pour un bon enten- deur, je joindrai quelques nouvelles littéraires telles quelles, car je ne puis pas vous en donner de bien intéressantes. Je me suis laissé mener à la comédie avant-hier, pour voir une tragédie nouvelle , Joseph par M, Baour de Lormian. La versification en est assez bonne, quoique presque toujours trop emphati- que , le plan vicieux, les caractères mal tracés; la reconnaissance, qui est si touchante dans la Bible, absolument gâtée pour être trop préparée et traînée. Il y a unSiméon, personnage horrible, qui occupe continuellement la scène, sans servir à rien; qu'on fait entrer dans une conspiration sans motif, à laquelle il ne peut être d'aucun secours^ Ou y applaudit quelquefois des mots heureux , et LETTRE II. 10J surtout Mlle Mars en Benjamin, qui est vraiment charmante et qui débite son rôle avec une simpli- cité , une naïveté et une vérité qui font ressortir davantage l'emphase et l'horrible lenteur du débit de tous les autres acteurs , jouant le mot et jamais ^ la phrase et le sens , parce qu'ils mettent huit ou dix secondes entre chaque mot. Mais je suis ridi- cule de vous entretenir de pièces de théâtre que vous ne connaîtrez peut-être jamais et dont les jour- naux vous donneront bien plus idée, si vous pouvez prendre la peine de les lire. Il faut que je vous dise un petit événement de notre académie. Mercredi, 17 septembre, nous étions au mot apothéose. Fontanes rappelle à ce sujet, fort en détail, l'apothéose de Marat, et le peuple à genoux autour d'un monument élevé sur la place du Carrousel , et ses cendres portées au Panthéon en même temps que celles de Mira- beau en étaient retirées. Vous vous souvenez que cette expulsion de Mirabeau fut décrétée sur une motion de Chénier. Celui-ci croyant voir dans le détail soigneux que faisait Fontanes, le projet de rappeler un acte de ce patriotisme qu'on appelle aujourd'hui d'un autre nom, prend feu et, après quelques mots piquans va joindre Fontanes , lui parle bas comme Pvodrigue au comte de Gormas, et, aussitôt que l'assemblée finit, le suit et a avec lui une nouvelle explication. Heureusement Fon- tanes lui proteste qu'il n'a point eu dessein de le blesser. Arnault qui les avait joint, les fait convenir 1 54 SUPPLÉMENT. que Fontanes faisant à la première assemblée la même déclaration, tout sera fini. Ce qui a été fait mercredi dernier. Nous avons un bon nombre de nos nouveaux dévots politiques qui se font une affaire de nous rameneraux idées absurdes des théologiens sur l'in- térêt de l'argent, qui le proscrivent sous le nom d'usure dont ils n'entendent pas le sens , et à qui il ne tient pas qu'on ne puisse bientôt plus trouver de capital pour aucune entreprise , parce qu'ils ne veulent pas que ceux qui en ont fassent payer les risques qu'ils courent en le prêtant , qui préten- dent interdire aux particuliers, de prêter à 8 ou 9, lorsque le gouvernement emprunte à 10 et à 12; et qui font, pour établir ces absurdités, de belles dissertations dans le Mercure et dans le journal des Débats ; et que voulez-vous qu'on op- pose à de telles sottises après tant de volumes où on les a signalées. C'est la doctrine du profond M. Fiévée qui continue de la professer, avec l'assu- rance que vous lui connaissez, et qui, entr 'autres belles sentences , établit que c'est un crime de lèze-Majesté de dire que l'argent marqué de l'ef- figie du prince est une marchandise. J'ai reçu d'Angleterre et de mylord Petty , deux gros volumes in-folio, contenant tous les travaux faits depuis 1801 ou 1802 , pour constater l'état de la population. Nous n'avons rien en ce genre de si complet et de si bien fait. Le résultat LETTRE II. 10,) en est que dans les trois royaumes et les petites îles adjacentes, la population se porte au-delà de treize millions. C'est un ouvrage qu'on ne vend point, et j'en suis d'autant plus reconnaissant en- vers lord Petty qui me l'a envoyé, et envers lord Lauderdale qui me l'a fait venir par son courrier. Lord Lauderdale m'a fait, lui-même, présent de la nouvelle édition de l'ouvrage de Malthus , sur la population. L'auteur croit avoir mis le doigt dans la plaie du genre humain, qui est, selon lui, sa tendance naturelle et puissante à se multiplier par-delà les moyens de subsistance que peuvent lui fournir la terre et le travail , ce qui amène né- cessairement à sa suite la misère pour les derniè- res classes de chaque société, plus ou moins nom- breuses , selon le degré de sa population et d'au- tres circonstances. Il recherche dans toutes les nations connues les causes qui retardent et arrê- tent les progrès de la population , tels que les mauvais traitemens des femmes dans les nations sauvages , ainsi que chez les naturels américains , le défaut de culture, les maladies épidémiques, l'abus des liqueurs fortes. On ne peut faire cesser ce mal de la société poli- tique qu'en tenant ou en portant la quantité des subsistances au-dessus du niveau de la population, s'il est des moyens d'atteindre ce but , et ces moyens semblent ne pouvoir être que l'un des deux suivans : ou d'augmenter les moyens de subsis- tance, la population restant la même; ou de ré- ï 56 SUPPLÉMENT, du ire la population, la quantité de subsistance demeurant la même, de manière que dans l'un et dans l'autre cas , la subsistance se trouve plus abondante qu'elle ne l'est à présent pour chaque individu des classes infimes de la société. En multipliant- la quantité de subsistance on n'améliore pas la condition des dernières classes , parce que, dès qu'on augmente cette quantité, par quelque moyen que ce soit, comme la culture étendue ou perfectionnée , ou le commerce ou l'industrie, la population s'accroît en même pro- portion. Le penchant qui attire les sexes l'un vers l'autre , les portant toujours à produire de nou- veaux consommateurs, ce qui soutient le nombre des consommateurs et les subsistances dans le même rapport qu'auparavant. 11 n'est pas facile de réduire la population par les moyens jusqu'à présent proposés et pratiqués, en y comprenant même les plus violens et les plus condamnés par la morale et la religion , tels que les mauvaises mœurs, la guerre, l'infanticide, le célibat forcé , la polygamie , l'eunuchisme , parce que l'action de chacune de ces causes produit un vide et rend une place vacante à la grande table de la nature , elle est remplie par un nouvel indi- vidu, de sorte que la condition de tous les autres et celle des individus des classes infimes ne devient pas meilleure. . Le seul remède que trouve l'auteur est ce qu'il appelle moral restreint et qui consiste , pour tout LETTRE IT. 1 57 être humain adulte, à se persuader qu'il commet une mauvaise action en donnant naissance à une créature de son espèce, lorsqu'il n'est pas en état de la nourrir et de l'élever. On ne peut contester la bonté du remède , mais la difficulté est de le faire avaler par les malades qui sont ici les gens qui se portent bien. L'auteur en fait voir la nécessité et les avantages de la meilleure foi du monde , et avec beaucoup de force, mais vous savez le pro- verbe : on a beau prêcher qui n'a cœur de bien faire ; et , je crains bien que cette morale difficile à pratiquer partout , ne soit impossible à établir dans certains climats , tels que celui que vous ha- bitez par exemple, et je vous invite à en faire vous- même l'expérience. Au reste , l'ouvrage entier est fort intéressant. L'auteur a approfondi le sujet bien plus qu'on n'a jamais fait avant lui. Il a com- battu quelques erreurs importantes en cette ma- tière; une bien grande entre autres, l'opinion que les pauvres ont un droit véritable aux secours des riches; ou, ce qui est la même chose , que le gou- vernement doit au peuple sa subsistance ( qu'on ne peut lui fournir quand elle lui manque, qu'en la prenant sur les riches). Je dis, comme l'auteur,, que c'est là une grande et funeste erreur. Je trouve dans mes papiers sur ce sujet une discussion très- étendue contre Iiamond sur (es (ois constitution- nelies^et contre Adrien Lezay dans son ouvrage in- titulé (es Ruines. C'est là une des nombreuses 1 58 SUPPLÉAIENT. dissertations que je pourrais sauver de l'oubli, si je n'achève pas bientôt de perdre la vue. Nous nous disposons à recevoir à l'Académie le cardinal Maury à la place de Target. Je ne crois pas que son élection souffre aucune difficulté ; l'Em- pereur ayant écarté la seule qu'il y eut, en le faisant cardinal français et premier aumônier du prince Jérôme. Vous pouvez croire qu'il y aura foule à sa réception , pour entendre comment il se tirera de l'éloge de Target; car, sans faire un grand dis- cours, il fera un remerciement, où il ne se dis- pensera pas de l'usage antique de parler de son prédécesseur. Nous avons dîné plusieurs fois ensemble chez Mme R*** où vous nous avez bien manqué ; mais où nous avons parlé de vous. Il réussit fort bien ici. Il fait toujours de bons contes et conserve toute sa vivacité. 11 paraît qu'on veut employer ses ta- îens. De quelle manière? C'est ce qu'on ne sait pas. Mais l'Empereur lui a annoncé que c'était son intention. Il faut bien que je vous parle de moi et de ma réponse à Geoffroi , que j'ai remise à Mme R*** il y a plus de trois semaines , et qui doit vous être par- venue. J'espère que vous serez de l'opinion de beaucoup de gens de mes amis qui, après m'avoir voulu détourner de répondre, m'ont tous dit que j'avais très-bien fait , puisque je pouvais répondre ainsi. LETTRE II. J 59 Ce n'est pas que je croie que cette manière de se défendre soit suffisante contre une feuille aussi répandue que le journal; mais j'espérais que les extraits qu'on en ferait dans le Moniteur et les au- tres journaux aideraient à la faire connaître suffi- samment. J'ai été trompé dans cette espérance , le rédacteur du Moniteur, qui m'avait demandé d'y insérer ma brochure, m'a écrit, au bout de huit jours, que la permission qu'il en avait demandée à M. M*** lui avait été refusée, et la raison qu'on en a donnée depuis , a été que le journal officiel de- vait rester neutre dans les querelles littéraires. Quant aux autres journaux, après que quel- ques-uns des plus répandus se sont expliqués sur l'article de Geoffroy et contre le censeur Fiévée, tous ont reçu défense d'occuper désormais le public de cette querelle. Il me restait toujours le moyen que j'ai proposé à la fin de ma brochure, d'obliger le journal à répandre ma défense par sa feuille comme il a répandu l'injure, mesure que tout le monde a trouvée juste et sage ; mais je n'ai pas non plus ob- tenu justice. Je serais donc demeuré sous le coup du journal de l'Empire, si je n'avais eu la vie un peu dure; ou, pour parler sans métaphore, je serais resté déshonoré si quelques travaux utiles, quelque courage dans des temps difficiles , quelques liai- sons honorables, n'avaient donné à ma vie une 1 6ù SUPPLÉMENT. sorte de notoriété favorable qui , non-seulement m'a défendu , mais qui m'a valu dans cette circons- tance des témoignages nombreux d'estime et d'in- térêt, non pas seulement de mes anciens amis, mais de beaucoup de personnages considérables, tels que tous nos ministres et mes confrères à l'Ins- titut. J'oserai ajouter à ces moyens de défense, le plus puissant de tous, les nouvelles bontés de Sa Majesté. Voici encore un fait assez étrange , qui peut être l'avant-coureur d'un état de choses fâcheux pour les lettres , en rendant plus difficiles et plus rares les relations des hommes de lettres avec le gouvernemen t. Le deuxième dimanche du mois de septembre 1806, M. de Boufïïers, membre de l'Institut dans la deuxième classe , et ci-devant un des quarante de l'Académie française, venant d'entrer dans le salon de Saint-Cloud , et se disposant à passer dans la galerie , un huissier lui a signifié qu'il ne pouvait entrer, que c'était par négligence de la part du suisse qu'il était parvenu jusqu'au salon, que sa consigne était expresse de ne laisser entrer aucune personne ayant le costume de l'Institut. M. de Boufïïers a eu beau représenter qu'il avait été toujours admis à faire sa cour à Leurs Majestés dans cet habit , il n'a rien gagné. Pendant ce petit débat, le cardinal Maury étant arrivé, et M. de LETTRE II. l6l Bouiïïers lui disant quelques mots de politesse, la sentinelle de la porte du salon est venue poser sa main sur le Lias de M. de Boufllers, et lui a dit : Monsieur ^ vous ne pouvez pas rester ici 9 et sortez; car ce dernier mot a été prononcé. On ignore encore si cette exclusion a été portée par le maréchal Duroc; si c'est quelque mal-en- tendu ; si c'est un nouvel arrangement ordonné par l'Empereur lui-même. L'Empereur étant sur son départ pour Mayence , M. de Boufflcrs et les membres de l'Institut, à qui il a fait part de cet événement, n'ont pas cru devoir le rendre public, et attendent le retour de Sa Majesté pour savoir à quoi s'en tenir. Il y a douze ou quinze jours que j'ai fini d'écrire ce que vous venez de lire, et, depuis ce temps, la faiblesse de mes yeux , un abattement , un décou- ragement extrême , une prostration de forces dans mon pauvre esprit , ne m'ont pas permis d'y rien ajouter. Il n'est personne qui ne connaisse ces temps de nullité où tombe chez nous l'être pen- sant. Je les ai connus aussi , mais bien courts et de peu de durée. L'âge les prolonge et va toujours les prolongeant de plus en plus. Cet effet tient, je crois, principalement à l'affaiblissement de la mé- moire. Les idées acquises qui réveilleraient des séries dépensées, soit anciennement rassemblées, soit nouvelles, ne se représentant plus, même MORELLET, TOM. II. 2e édlt. II \6'A SUPPLÉMENT. lorsque je m'efforce de les rappeler, ma tète de- meure sans action. Vous verrez par-là , mon cher confrère , et par ce que je vous ai dit de l'affaiblissement de mes yeux, la presque impuissance où je puis être, d'un moment à l'autre, de remplir les intentions de Sa Majesté, dans l'espèce de correspondance que vous avez bien voulu proposer. Je vous prie donc de ne pas regarder le griffon nage que je vous envoie comme l'exécution du plan que Sa Majesté avait bien voulu agréer, ainsi que me l'a dit M. de Jaucourt. Réfléchissez encore sur cela, et vous me transmettrez ensuite les der- nières intentions de Sa Majesté. J'ai bien peu vu M. de Jaucourt, qui a été pres- que toujours à la campagne. Je vais savoir de lui les moyens de vous faire parvenir mon gros paquet. J'écris à M. de Girardin, pour le remercier de ses vues bienfaisantes et solides. Nous voici au 17 octobre, et les nouvelles d'Al- lemagne commencent à nous apprendre des vic- toires. Plaise à Dieu qu'elles ramènent la paix, sur la terre d'abord, et ensuite sur les mers. Nous avons eu une exposition très-brillante des produits de l'industrie française , d'après lesquels on peut croire que les arts de la paix fleurissent au milieu de la guerre. Mais en voyant ces beaux LETTRE II. l63 ouvrages, ces belles machines à filer le coton, la laine , et tous les moyens des arts perfectionnés , je me rappelle ce qu'on voit dans beaucoup de pays; de jolis enfans, que la misère de leurs pa-* rens ne permet pas d'élever jusqu'à l'âge d'homme, et je dis que, sans la paix, sans la libre communi- cation des nations , sans le libre usage de sa per- sonne et de sa propriété dans le commerce, toutes ces merveilles ne se perpétueront pas , demeure- ront stériles, et je crois bien qu'en cela vous serez de mon avis , contre tous les ennemis de la liberté du commerce , de quelque qualité et condition qu'ils puissent être , selon le style des anciens arrêts. Je n'entends pas, par ces réflexions, vous dé- goûter d'accueillir et de favoriser quelque bon établissement de ce genre, et vous le verrez tout de suite par le petit papier joint à ma lettre, contenant une proposition d'un M. O'Reilîy, qui Vous propose une machine à filer et à préparer les laines. Vous voudrez bien, à ce sujet, me faire un mot de réponse que je puisse montrer à Labo- rie , qui m'a recommandé la note que je vous envoie. Savez-vous que la pauvre Mme de Staël , qui est comme le juif errant , ne pouvant vivre ni à Gopet, ni à Genève, ni chez Biclcrmann, qui lui avait prêté sa maison à Veùzelle, ni à Auxerre, est de présont à Rouen, où elle ne pourra pas rester da- l64 SUPPLÉMENT. vantage , parce qu'il n'y a ni esprit romanesque, ni métaphysicien, ni même de simples littérateurs, ni enfin des gens qui puissent l'entendre. Empê- cher une pauvre femme qui a de tels besoins, c'est vraiment, comme chez les anciens Romains, lui interdire le feu et l'eau. Voulez-vous que nous lui conseillions d'aller s'établir auprès de son frère le Vésuve? Vous n'avez qu'à parler. Ce mardi 2 1 , nous sommes réveillés par le ca- non, qui nous annonce une victoire ouvrant la campagne de cette année, comme a fini celle de l'année dernière. Tout cède a cet homme éton- nant d'intelligence et d'activité. C'est bien de lui , qu'on pourra dire : Situit terra in conspectu ejus. Pour achever de remplir cette destinée, il faut qu'à ce silence de la terreur succède le si- lence de la paix. Vous aurez appris par les papiers la mort de Grouvelle; mais , ce que les papiers ne disent pas, c'est qu'il est mort d'un trait de journal, où l'on a rappelé une circonstance de sa vie qu'il aurait voulu qu'on oubliât. En relisant toute la rapsodie que je viens de faire transcrire, j'ensuis honteux, et j'hésite à vous l'envoyer, persuadé que ce n'est pas là ce que vous avez entendu recevoir de moi , et je ne triom- phe de mon scrupule qu'à la condition qu'après avoir lu ce fatras , si vous ne le jugez pas avec plus d'indulgence, vous n'en ferez pas usage. LETTRE IT. lG5 Je me propose de faire remettre ce paquet à M. de Girardin , chez la Reine, à Morfontaine , par M. de Boufïïers ou M. le cardinal Maury, qui y vont demain. Je vous salue et vous embrasse avec les senti- mens que vous me connaissez depuis près de qua- rante ans , et qui ne finiront qu'avec moi. MoRELLET. i66 SUPPLEMENT, LETTRE III. Paris, mars 1817, Mon cheh et ancien ami, Je dois commencer par vous prier de mettre aux pieds de Sa Majesté l'hommage de ma recon- naissance pour la bonté dont elle me donne une marque précieuse en me plaçant au nombre des hommes de lettres qu'elle honore de sa bienveil- lance et de quelque estime. Je voudrais pouvoir payer ses bontés de quelque retour, mais je n'ai plus à lui offrir que les faibles restes d'une voico qui tombe et dune ardeur qui s' éteint. Ces restes, tels quels, lui appartiendront désormais, et vous obtiendrez qu'on les accueille avec in- dulgence. J'ai été affligé de ne pas recevoir un mot de vous qui m'annonçât la grâce que je reçois de S. M. , que je n'ai sue que par un billet de M. Jamc (1). J'ai rencontré M. deGirardin chez M, Mollien; il m'a (1) Trésorier du roi Joseph a Paris. (Noie de V Editeur. } LETTRE 111. 167 dit qu'il ne m'avait apporté aucune lettre. Je vou- lais savoir de lui comment vous êtes , comment vous vous trouvez, et, sur toutes choses, si le Prince qui s'est dévoué à la bonne œuvre de civi- liser et de rendre heureux un peuple, qu'on ne calomnie pas en disant qu'il est encore un peu reculé dans 1 échelle de la civilisation, trouve dans ses succès quelque récompense de ses soins. Je suis allé chez M. de Girardin , et je ne l'ai point trouvé; il m'a fait dire qu'il viendrait me voir, et, jusqu'à présent, je ne sais rien de ce que j'es- pérais savoir de lui. Vous en êtes d'autant plus obligé de me donner quelque explication sur tous ces points , et je l'espère de votre amitié. Vous vou- drez bien aussi me faire savoir si les petites obser- vations que je vous ai envoyées sont convenables pour le fonds et pour la forme. Jusqu'à ce que vous m'ayiëz tracé une autre marche, je croirai remplir les intentions de S. M. en vous adressant à vous-même quelques observa- tions sur des objets qui ne sont plus sous ses yeux, et auxquels elle prend l'intérêt qu'ils inspirent à toute âme bien née et à tout esprit bien fait; je veux dire les progrès et l'état des lettres et de la philosophie, les deux consolateurs et les deux appuis de la vie humaine. J'entre en matière, en vous parlant des ouvrages présentés à noire Académie ; l'un de poésie et l'autre de prose. Nous avons eu un fort bon con- cours pour la poésie : nous avons distingué trois 1 68 SUPPLÉAIENT. ouvrages; celui de M. Millevoye, un second d'un jeune homme appelé Fabre, qui n'a pas vingt ans, et un troisième dont l'auteur ne se nomme pas; le sujet était le Voyageur. Le prix avait été déjà manqué; il a été donné à Millevoye; et, comme l'Académie avait témoigné le regret de n'avoir pas un second prix à donner â îa pièce de Fabre, le ministre de l'intérieur a rempli notre souhait en lui accordant une médaille de 1000 francs. Vous verrez que les deux prix sont fort bien gagnés. Le concours pour la prose n'a pas été aussi heu- reux. Nous avons bien distingué deux ou trois discours, dans l'un desquels nous avons trouvé de fort belles choses, beaucoup d'esprit, des idées et une manière originales, mais quelques défauts graves , comme des omissions importantes , des inégalités, quelques injustices, etc. Deux autres pièces étaient des volumes demandant cinq à six heures de lecture , et par conséquent sortant des limites des discours académiques, pour lesquels l'attention du public est à peine d'une heure , et n'ayant pas, d'ailleurs, assez de mérite pour être couronnés. Nous avons donc remis le prix, et, à cette occa- sion, on a mis en question si, en conservant le morne sujet pour l'année prochaine, on double- rait le prix. A ce doublement il s'est montré une opposition appuyée sur des raisons si étranges , qu'elles méritent que je vous les transmette, parce qu'elles indiquent, surtout de la part de ceux qui LETTRE III. l£>9 les ont données, une allure inattendue et une dé- viation de l'esprit public, de la route où nous croyions, vous et moi, qu'on marcherait désor- mais, à la suite des progrès de la raison. Vous savez que le sujet était le mérite littéraire et philosophique du dix-huitième siècle. Les opposans au doublement ont dit qu'il eût été peut-être à désirer, dès l'année dernière, qu'on ne proposât pas un tel sujet; que, quel que lût le discours couronné, on devait prévoir qu'il serait l'objet d'une critique amère de la part de la nom- breuse classe d'hommes qui s'élevait aujourd'hui contre l'esprit de ce siècle, et qui s'étaient fait les détracteurs de tous ceux qui l'avaient illustré; que, puisqu'on ne pouvait pas retirer le sujet, au moins ne fallait-il pas lui attribuer un prix double, ce qui était une espèce d'affection et de moyen ex- traordinaire de faire louer le dix-huitième siècle, fourni par ceux-là même qui ont quelque intérêt à ces éloges ; qu'on ne manquerait pas de dire que nous n'avions pas trouvé de panégyriste à 1 5oo fr. , et qu'il nous avait fallu le payer mille écus , etc. Ils ont donné à entendre aussi , que le gouver- nement, bien conseillé, ne devait pas permettre à l'Académie de cumuler ainsi les récompenses littéraires, qu'il fallait avoir un discours pour îaoo francs, et que le prix é£ant remis, il fallait proposer un second sujet et avoir deux discours. Ils ont prétendu enfin qu'on ne pourrait jamais obtenir un bon discours sur le sujet proposé, tant 170 SUPPLEMENT. parce qu'il était difficile en lui-même , que parce qu'on ne pouvait pas tout dire sans exciter de grandes réclamations , et peut-être aussi contrarier les vues actuelles du gouvernement , qui veut rendre quel- que empire aux idées religieuses qui, etc., etc. Les partisans de l'opinion contraire ont répondu que l'Académie n'avait pas à se repentir d'avoir proposé ce beau sujet ; qu'il était difficile , mais non pas impossible à traiter ; que la preuve en était dans le discours même qui avait été distin- gué des autres, et où le sujet est traité assez con- venablement, et de manière à ne pas exciter les vives réclamations qu'on voulait faire craindre; que c'était une véritable pusillanimité que de craindre pour l'Académie les critiques insolentes et injustes auxquelles on a laissé malheureuse- ment un trop libre cours, et qui ne manqueraient pas de s'exercer contre l'éloge du dix-huitième siècle, quelque juste et quelque mesuré qu'il fût; qu'on ne faisait rien d'extraordinaire en dou- blant le prix, lorsqu'il n'avait pas été gagné une première fois ; que c'était l'usage de toutes les académies , etc. Nous avons eu beau faire valoir ces raisons et d'autres que je vous épargne , nous avons été ton- dus, Suard et moi, et un petit nombre d'autres ; et nous ne doutons pas que notre déconfiture ne tienne à un certain esprit de parti dont je vous parlerai ci-après. Nous attendons toujours que le cardinal Maury LETTRE III. I7I demande un jour pour sa réception, qui ne peut avoir lieu que vers la fin du mois d'avril, pour netre pas trop voisine de notre assemblée publique du mercredi premier d'avril , jour de la distribu- tion de nos prix. Nous croyons que, sur sa de- mande, la classe aura à revenir sur sa délibération antérieure, par laquelle elle a réglé qu'on ne lui donnerait pas le monseigneur, attendu qu'un certain article du Moniteur a paru à beaucoup de personnes indiquer que l'intention de l'Empereur était qu'on suivît pour le cardinal Maury l'exemple donné par Fontenelle recevant le cardinal Dubois (le seul membre qui ait été reçu étant cardinal) , et qui l'appela monseigneur, non pas en mar- mottant ce mot, comme l'ont donné à entendre d'Alembert et Duelos, mais dans toute la teneur du discours, et à diverses reprises; et véritable- ment cette raison paraît sans réplique, vu que les compagnies ne se conduisent que d'après des usages , et qu'elles sont trop heureuses d'en avoir auxquels elles puissent se prendre; et puis, qu'est- ce que cela fait? A propos du cardinal , il m'a lu dernièrement la péroraison de son discours, qui est tout en- tière formée de l'éloge de l'Empereur, d'une belle et grande manière, dans laquelle on pourra trou- ver quelques hyperboles difficiles à éviter, par-là même qu'on a à louer de si grandes choses. Au reste , le fonds de son discours est l'éloge de l'abbé de Radonvilliers, pour lequel il a véritablement I;2 SUPPLÉMENT. employé la loupe qui magnifie les petits objets. II ne dit que quatre mots de Target, terrain sur lequel il n'a pu marcher que comme chat sur braise. Je ne connais pas le reste de son discours, et je ne répondrais pas qu'il y ait mis dans tous les sens la réserve et l'équilibre qu'il est , je pense , obligé de garder. Je vous en dirai davantage lors- que je l'aurai entendu, soit avant, soit après sa réception. Avant de quitter l'Académie, je vous dirai que l'Institut est établi au Collège Mazarin, et par con- séquent renvoyé à jamais du Louvre. On peut regretter, sans doute , cette co-habitation du savoir et du pouvoir, qui a fourni quelques belles phrases à nos orateurs; mais la protection peut n'en être pas moins efficace et moins agissante, quoique le protecteur et le protégé n'habitent pas ensemble. Nous gagnons à être chez nous , de n'avoir pas à notre porte une sentinelle empêchant l'entrée d'un paquet de livres , et un fiacre de me descendre à couvert. A la vérité, jusqu'à présent, nous ne sommes pas commodément, si l'on en excepte la salle des assemblées publiques, qui n'est pas mal , sauf quelques incommodités, et notre bibliothè- que , qui est placée dans un très-beau vaisseau. Mais ces inconvéniens pourront se corriger lors- qu'on voudra bien faire déloger du Collège un nombre considérable de gens que la faveur y a placés , et dont les logemens peuvent fournir des salles commodes pour les assemblées particulières LETTRE III. l^ S de chaque classe, et pour la nôtre une biblio- thèque appropriée à nos travaux, qui peut être, ou celle que j'ai formée pour notre commission, ou toute autre qu'on voudra faire sur le môme plan, et dont le travail du Dictionnaire ne peut se passer. Je ne puis me dispenser de vous instruire , en qualité de confrère à l'Académie, de ce qui s'est passé récemment, relativement au Dictionnaire. Le ministre a paru désirer, il y a quelque temps, savoir où en était le travail : c'était à la com- mission du Dictionnaire, et par conséquent à moi secrétaire, à lui répondre. Je n'ai pu, ni voulu dissimuler un fait public : c'est que, depuis dix- huit mois que la commission et l'Académie s'en occupent, l'Académie n'a encore fait que \A3 qui n'est guère que la treizième ou quatorzième partie de l'ouvrage, ce qui en renverrait la fin à quelques trente ans d'ici , et ce qui pourrait faire voir par le gouvernement la dépense faite par la commis- sion comme trop prolongée. La réponse que j'ai faite au ministre l'a satisfait. J'ai distingué, dans mon rapport, l'ouvrage de la commission et celui de l'Académie. J'ai observé que le travail de la commission était de beaucoup en avance sur celui de l'Académie , et qu'il le serait désormais encore davantage à mesure que l'habitude aurait diminué l ce sont deuoc prêtres , dont l'un dit : dominus vobis cum, et Vautre répond : et cum spiritu tuo. Enfin, d'après la manière dont le discours du cardinal a été reçu, je crois désormais difficile qu'il soit jamais mis à la tète de l'instruction pu- blique, place qu'il semble avoir eu principalement en vue en revenant en France. Je vous avoue, au reste, que parmi ce que nous avons ici, je ne connais personne qui puisse suffire A cette besogne, v\ je crois que cette impossibilité même forcera LETTRE VII* 20J l'Empereur à changer encore tout le plan de ce grand établissement. Voici d'autres nouvelles de notre Académie. Nous nous trouvons dans un assez grand embarras, à la suite d'une demande que l'Empereur a eu le temps de nous faire, du sein des plus grandes et des plus importantes affaires dont une tête hum aine ait jamais été occupée. De son quartier-général, et au bruit des canons et des mortiers qui fou- droient Dantzick , il s'amuse à demander à l'Ins- titut, d'après un ancien statut du temps où l'Ins- titut n'était encore partagé qu'en trois classes , de préparer, pour le 1er janvier prochain, un état des progrès des sciences, de la littérature et des arts, depuis 1789 jusqu'à l'époque présente. La besogne n'est pas bien difficile pour les au- tres classes. Dans la première surtout, il y a du positif y des faits à recueillir. On peut montrer des progrès dans la découverte d'une planète ou d'une comète nouvelle ou dans un nouveau procédé chimique, dans de nouvelles expériences sur le galvanisme , dans quelque espèce nouvelle de plantes ou d'animaux, etc. Dans la troisième classe , on peut avoir décou- vert et traduit quelque manuscrit arabe ou pelvi; enfin la notice des travaux de nos artistes , la des- cription de quelques monumens anciens sont au- tant de faits qu'on peut apporter comme des si- gnes non équivoques des progrès en ces différons genres. 206 SUPPLÉMENT. Mais notre situation est bien différente. Com- ment pouvons-nous rendre compte des progrès ou de la décadence de l'art dramatique , sans nous compromettre avec les auteurs vivans, nos con- frères Legouvé, Chénier, etc., et de l'éloquence de la chaire et de la tribune et du barreau, sans trouver en notre chemin et des hommes et des choses? Ces considérations ont été alléguées par plusieurs d'entre nous ; mais d'autres ont dit, d'a- près La Fontaine : alléguer l'impossible auœ rois ^ c'est un abus, et leur opinion l'a emporté. On a nommé des commissions et force commis- saires, mais je n'ai pas grande opinion de leur besogne , quoique je soie l'un d'entre eux. J'ai pris pour ma part les progrès de la grammaire et de la poétique proprement dites. J'ai proposé d'y ajouter la logique, et j'aurais pu faire voir aisément qu'en cette partie notre marche a été tout-à-fait ré- trograde. J'aurais pu tirer des exemples frappans de sophismes et de paralogismes dans les discours oratoires, dans les discussions les plus importantes, dans les arrêtés les plus solennels , dans les codes mêmes, lorsqu'ils sont tout faits, etc. Mais j'ai pensé ensuite que cette besogne serait très-forte, surtout à mon âge et pour moi. Je vous rendrai compte de ce qui se fera. 11 nous serait plus aisé de rendre compte des progrès du genre des romans, en faisant l'éloge ou la criiique de Corinne; mais un auteur vivant, cl une femme! LETTRE VII. 2O7 Je pense bien qu'à quelques momens perdus, soit pendant l'heure de la Siesta , si, comme beaucoup de Français , vous ne vous y êtes pas accoutumé, soitpourappeleràvous il doice somno obiio det mali , vous aurez lu quelques pages de cette nouvelle production de MQ,e. de Staël. Elle réussit ici assez généralement, nonobstant quel- ques défauts qu'on lui reproche, comme le carac- tère d'Oswald manqué , la recherche dans l'ex- pression, qui va quelquefois jusqu'à l'amphigouri ; le voyage de Corinne en Angleterre et en Ecosse, d'où elle part sans avoir vu son ami qu'elle venait y chercher; sa dernière improvisation déplacée et sans motif raisonnable ; l'inconstance d'Oswald , qui n'a aucune raison de ne pas épouser une femme charmante, puisqu'il ne peut être arrêté ni par la fantaisie de son père, qui n'a jugé Co- rinne qu'encore enfant, ni par son projet de mener une vie politique, qui ne peut pas être plus incom- patible pour lui avec son union avec une femme aimable qu'à des milliers de ses compatriotes, qui concilient ces deux choses , etc. Hélas I par le temps qui court, nous n'avons pas besoin de recourir aux romans pour nourrir en nous cette disposition , dont M,nc de Staël fait tant de cas, la mélancolie. Elle peut se repaître de malheurs trop réels. Nous en apprenons un que vous avez eu sous les yeux , la mort de M. de Po- mard, fils d'une très-aimable mère, qui l'avait élevé avec un soin extrême et qui en avait fait un sujet 208 SUPPLÉMENT. de la plus grande espérance. Comme vous lavez connu et employé , vous pouvez juger mieux que personne de la grandeur de la perte. La mère est inconsolable, et le pauvre Delambre, dont il était devenu le beau-fils , est dans la plus profonde douleur. Les événemens tristes , en ce genre , se multi- plient et se succèdent avec rapidité. J'avais dîné, il y a quatre jours, chez M,ue 11***, avec Mme de G***, qui nous avait parlé de sa fille avec intérêt , et on vient d'apprendre la mort de Mme Sebastiani , à quelques jours de ses couches. Elle est fort re- grettée. Vous aurez eu cette nouvelle avant nous. Vous aurez su , sans doute aussi , ce qu'on nous dit ici depuis hier, que M. de Luchesini, étant allé voir son fils malade en laissant Mme Luchesini ; sa femme , le voyant revenir seul , s'est persuadée que son fils était mort, est tombée sans connais- sance et n'est revenue à la vie que folle ; et que le mari lui-même en est mort. Je reviens encore à Mme de Staël. Je ne vous ai parlé encore que de la partie de l'ouvrage qui compose le roman; pour les descriptions de l'Ita- lie, vous pouvez juger de toutes celles des pays que vous avez vus. 11 y a des méchans qui disent que l'esprit métaphysique et philosophique, qu'elle possède à un très-haut degré, ne se trouve guère avec le sentiment des arts. En tout le reste , je trouve qu'elle ressemble beaucoup au portrait de sa Corinne. LETTRE VII. 2 09 Des hommes raisonnables voient aussi avec quelque peine, dans l'ouvrage de Mme de Staël, une apologie fréquente et quelquefois jusqu'à de l'ad- miration , des cérémonies religieuses, de la reli- gion romaine, delà semaine sainte, des moi- nes , etc. Elle paraît adopter ce grand et prétendu principe de la nécessité d'un culte pour le peu- ple, qui est aujourd'hui le cheval de bataille des dévots politiques contre les philosophes. Elle ou- blie que la moitié de l'Europe et la moitié la plus religieuse et la plus morale n'a point ou presque point de culte extérieur ; que les madones au coin des rues , et les pèlerinages , et les proces- sions, et les moines mendians et autres ont bien plutôt corrompu et perdu la morale et la vraie religion , qu'ils ne l'ont conservée , etc. Mme de Staël, élevée dans la religion protestante et trop éclairée pour être superstitieuse , donne à penser qu'en favorisant cette théorie , elle a voulu se concilier les salons du faubourg St. -Germain, et les auditeurs de M. l'abbé de Fressinous, qui éta- blit dans ses discours , que, sans la croyance aux mystères , aux miracles , et à l'Eglise catholique , apostolique et romaine , et à ses cérémonies , il n'y a ni probité, ni vertu. Lorsqu'on a élevé de- vant moi cette inculpation contre Mme de Staël, j'ai répondu pour elle , que je ne croyais pas qu'en prêtant ces avantages au culte catholique , elle eût eu aucune vue politique; et qu'elle avait MOREIXET, TOM. II. 2e édit. l4 210 SIFFLEMENT. seulement employé en cela un moyen , une ma- chine de roman. Je ne me flatte pas que cette excuse soit trouvée bonne par tout le monde. La Corinne de Mme de Staël, qui, dans tant d'endroits du roman, est Mme de Staël elle-même , à genoux et en larmes de- vant la madone deLorette; Oswald, qui d'abord s'est étonné de voir une femme d'un esprit si supérieur, se livrant à des pratiques tout-à-fait populaires et qui tout de suite lui dit que lui-même invoque son père dans le ciel , et en attend un secours extraordinaire, une protection miraculeuse , etc.; tout cela va , ce me semble , bien mal dans la bou- che de M,lie de Staël , parce qu'on ne peut guère se persuader que toute cette mythologie soit dans l'esprit dune personne comme elle. Voyez les pages 216 et suiv., 2e volume. Je vous ai écrit longuement, le mois dernier, sur les stéréotypes d'Herhan, et je désire que vous me fassiez une réponse quelconque sur cet objet. Les exemplaires que je vous avais annoncés , n'é- tant pas partis , sans doute, parce qu'on a trouvé le paquet trop gros , je me contente d'expédier l'exemplaire destiné à Sa Majesté, et que vous ob- tiendrez bien qu'elle daigne recevoir. Anson s'est chargé de le remettre a M. de la Valette. Permettez-moi, en finissant, de vous donner une petite commission. Depuis que mes yeux s'af- faiblissent rapidement, au point de me faire craiu- LETTRE VII. 2 11, dre de les perdre bientôt , incapable d'un travail un peu long, et voulant me ménager une res- source pour îe temps où je serai tout-à-fait aveu- gle , j'ai repris un violoncelle qui était depuis vingt ans dans mon grenier , et je me suis remis à en tirer quelques sons et quelques accords. Or vous saurez que, pour une oreille délicate, c'est une chose très-importante d'avoir de bonnes cordes pour cet instrument, car il y en a beaucoup de fausses , comme il y a beaucoup d'esprits faux. Vous savez que vous êtes dans le pays où se font les meilleures de toute l'Europe; je vous demande de me faire choisir par un maître une demi- douzaine de chacune des deux hautes cordes du violoncelle qu'on appelle re et la, et dans les moindres grosseurs. Vous trouverez aisément quelque voyageur qui mettra ce très-petit paquet dans un coin de sa malle, à moins que vous n'ayez quelqu'aulre moyen de me le faire parvenir avec sûreté, et sans frais de port, qui seraient toujours assez considérables. Vous m'aiderez ainsi à remplir pour moi-même, à la lettre, le souhait qu'Horace adresse à Apollon: Latœ doues, et precor, intégra Cum mente ; nec turpeni senectam Degere nec cithara carentem. Je finis parce que voilà assez de papier gâté. Si j'étais tenté d'en employer davantage, ce serait pour vous dire plus de bien que je ne vous ai dit j212 SUPPLEMENT. du roman de Mme de Staël, où je trouve de vraiment belles choses. La pauvre femme avait compté , dit- on , sur l'effet que produirait cette lecture auprès de l'arbitre de son sort pour en obtenir son retour. Elle lui avait envoyé son ouvrage avec une lettre dont elle attendait beaucoup ; et on dit que le livre n'a pas plu et que la lettre n'a rien produit. Elle est souverainement malheureuse de ne pouvoir être à Paris. Elle dit des Suisses comme Ovide des habitans des bords de la mer Noire. Barbarus (on peut passer le sole'cisme). Barbarus hic ego sum quia non intelligor Mis. I tamen i pro me tu cui licet adspice Romani Difacerent possem nunc mens esse liber. Je vous le répète en finissant. Je suis honteux de ma stérilité et de ma misère. J'ai besoin d'indul- gence et besoin que vous m'assuriez qu'on en a. Répondez -moi quatre lignes. Votre Excellence connaît mes anciens sentimens pour elle. Ils ne changeront jamais. MORELLET. P. S. Les exemplaires du Racine stéréotypé que je vous ai annoncé dans ma dépêche du mois de mai, sont partis par une voie sûre il y a déjà plu- sieurs jours , adressés, je crois, à M. Miot. LETTRE VIII. 2 10 LETTRE VIII. Paris, a4 août 1807. ECCELLENZA E PADRONE MIO COLENDISSIMO , Il y a plus de deux mois que vous n'avez eu de moi aucun signe de vie ; c'est qu'en effet il y a plus de deux mois que je suis mort. Les grandes cha- leurs m'ont tué, puisque c'est sans doute être mort que d'être incapable de toute action et de toute pensée. J'ai pu vous dire comme Panurge à frère Jean dans la tempête : de présent je suis nul. Le pis pour moi est que pendant ce temps mes yeux ont été souffrans et se sont fort affaiblis. C'est là ce que je déplore surtout , car si je pousse encore ma carrière un peu plus loin , comment tuerai-je le temps et que faire en un gîte à moins que l'on ne lise ? Vous me renverrez peut-être à La Fontaine qui nous dit : Un lièvre en son gîte songeait. Et j'ai vu assez de choses pour avoir de quoi songer ; d'autant mieux qu'on est fort tenté de prendre la plupart des choses que nous avons SUPPLEMENT. 21£f vues et que nous voyons pour des rêves. Mais pour nous autres songes creux , i! n'est bon de son- trèr que lorsque nous pouvons écrire nos songes; et, sans compter les obstacles qui viennent d'ail- leurs, quand on a de mauvais yeux on n'écrit qu'avec fatigue et difficulté. Une autre cause de cette inaction est la paresse ou plutôt la faiblesse qu'apporte l'âge, et qui est d'autant plus fâcheuse qu'elle contraste avec une autre disposition de la vieillesse que j'observe en moi et que vous re- trouverez, je crois, en vous dans quelques vingt ou trente ans d'ici. Je remarque donc que, depuis que je suis vieux et notamment depuis sept à huit ans , j'ai une sorte d'activité intérieure plus grande , cerne semble, sur certains objets et par quelques côtés , que lorsque j'étais dans la force de l'âge. Il se présente à la fois à ma tête des foules d'idées et surtout des résultats plus importais et plus nombreux de ec que j'ai lu , vu et pensé pendant le cours d'une longue vie; je sens un désir pins vif de fixer ces idées sur le papier, de recueillir ces résultais, comme moins sûr que je suis de me les rappeler à mon désir, de les retrouver dans ma mémoire, et de pouvoir les rassembler une autre fois. Et en même temps, si je veux mettre la main à la plume, je manque de courage et de force pour ce petit tra- vail , la paresse me détourne de cette occupation toute douce qu'elle est. J'ai fait depuis cinq ou six mois le projet d'un LETTRE VIII. 2 1 5 petit recueil que j'appellerais les pensées d'un vieillard où je rassemblerais en peu d'espace ces résultats dont je viens de vous parler, et qui , par leur forme même de pensées^létachées, semble- raient devoir me donner peu de peine, et je n'ai pas pu jusqu'à présent en écrireune ligne. Si vous avez dans votre pays quelque saint accrédité au- quel on fasse des neuvaines pour retrouver ce qu'on a perdu , faites-lui dire quelques messes pour me faire retrouver, non pas le Scribendi ca- cœthes , mais quelque cbose de la facilité avec la- quelle j'ai mis autrefois du noir sur du blanc, et je m'en servirai à vous conserver les rêveries de ma décrépitude. Malgré ma paresse et mes mauvais yeux , je cherche toujours avec avidité dans les papiers pu- blics tout ce qui est relatif au pays que vous ha- bitez, et c'est avec un extrême plaisir que j'y vois linstruction publique, la législation, la civilisa- tion y faire des progrès et affermir un gouverne- ment raisonnable et régulier, inconnu avant Jo- seph Ier. J'ai lu avec grand plaisir l'établissement de votre académie, et remarqué qu'on ne lui a pas interdit , comme aux nôtres , la culture des sciences morales et politiques. Pour me réveiller de l'assoupissement où me jettent et mon âge et les chaleurs de l'été, j'ai pris sur moi la tâche facile de réfuter un fort mauvais ouvrage de critique publié contre le Dictionnaire de l'Académie, par un anonyme qui me paraît 2 1 6 SUPPLÉMENT* avoir un esprit faux et une fausse érudition, et qui s'est avisé de traiter l'Académie avec une ex- trême impertinence. Vous savez que je ne hais pas la guerre littéraire ^ éet que je l'ai faite jadis non sine gloria, sed enim (aujourd'hui) geiidas tar- dante senecta sanguis hœret frigentque effetè a cor»pore vires , et c'est l'indignation qui m'a donné la' force de faire la brochure de soixante pages que je vous envoie , et qui peut amuser les amateurs des discussions grammaticales, au nom- bre desquels , nous autres grammairiens , nous nous faisons gloire de vous compter. A propos de critique, vous aurez appris avec quelque surprise l'espèce de révolution qui s'est faite dans l'administration de nos journaux ; le Mercure surtout, organisé d'une manière toute nouvelle sous la direction de Legouvé , à qui on donne douze mille francs pour cette facile besogne. On fait d'ailleurs des pensions et des trailemens à beaucoup de gens de lettres avec une grande magnificence. L*** a huit ou dix mille francs de re- traite , et on n'en donne guère moins à différons coopérateurs du Mercure qui , comme vous com- prenez bien , ne seront pas payés sur le fonds de ce journal , qui n'a pas douze cents souscripteurs. Certes , jamais les lettres n'ont été aussi favorisées, ni au siècle d'Auguste, ni dans celui de Léon X -, ni par Louis XIV lui-même; et Dieu veuille que celle grande magnificence ne détourne pas du but qu'on se propose plus qu'elle n'y conduit. LETTRE VIII. 2 IJ Nous préparons, pour mercredi prochain 26, une de ces assemblées publiques extraordinaires que tient notre classe, pour remplir l'engagement qu'elle a pris de faire l'éloge des membres de l'an- cienne Académie qui n'ont pas eu de successeurs immédiats. François de Neufchateau nous donne l'éloge de M. de Nivernois. Nous avons une frayeur extrême qu'il ne s'abandonne à sa faconde. L'ex- périence nous a prouvé que trois quarts-d'heurc d'attention sont le maximum de celle d'une as- semblée. Je suis l'un des commissaires pour en- tendre le discours avant la séance , et je compte employer tous mes pouvoirs à empêcher que le discours ne dépasse pas cette mesure. Comme il nous importe de conserver la réputa- tion de nos assemblées , nous avons pensé qu'il fallait soutenir notre vile prose par quelques bons vers. Inutilement nous sommes-nous adressés à nos faiseurs Parny, Àndrieux, Legouvé , Chénier. L'un dit, je n'y vais point; l'autre, je ne saurais; et nous avons eu beau représenter l'état indigent de la république attaquée , nous n'avons rien ob- tenu d'eux. Il nous restait Delille. Nous avons fait,Boufïlers et moi, le projet d'obtenir de lui qu'il vînt à l'A- cadémie pour nous dire quelque morceau d'un nouveau poëme qu'il appelle les Trois Règnes. Nous avons été dîner chez lui, et nous avons bien cajolé sa femme. Ils sont venus dîner chez moi, ou j'avais assemblé quelques moyens de séduction, ^2l8 SIMPLEMENT. quelques foin m es, entre autres Mad. de GrefFeuiï, et nous l'avons déterminé. Je reprends la suite de ma lettre, ce jeudi ma- tin, en vous rendant compte de notre assemblée; elle a été très-brillante et pour le nombre et pour l'espèce de nos auditeurs. François a fait un fort bon discours, et point trop long. Delille est arrivé au milieu de sa harangue et a été couvert d'ap- plaudissemens. L'assemblée, disposée par-là même plus favorablement, a applaudi le prosateur. Après quoi Delille, qui, vous vous en souvenez, avait peu réussi en nous lisant un poème sur (a Conversa- tion, a voulu reprendre du poil de la bète, et faire accueillir ce même morceau , et il en est venu à bout ; ensuite il nous a dit de beaux vers, sur les volcans, qui appartiennent à son ouvrage des Trois Règnes; et puis encore quelques vers fa- miliers de son poëme sur la conversation; de sorte qu'assez maladroitement il ne nous a pas laissés sur la bonne bouche; mais, malgré cela, il a été fort bien accueilli, et notre assemblée a très-bien réussi. Puisque nous voilà sur l'Académie, la mort de Portalis, presque subite, laisse une place vacante. Mandez-moi qui vous croyez appelé à le rempla- cer, pour l'honneur et le bien de l'Académie. Je croirais assez que l'auteur des Templiers, qui a remporté deux prix, a des titres. Quant au minis- tère des cultes, il n'est pas aisé de trouver un homme tolérant, point fanatique, raisonnable, LETTRE VIT!. Il \ 9 décent, el surtout ménageant la chèvre et le chou; niais ce n'est pas mon affaire de trouver cette ra- reté. Nous venons d'avoir fêtes sur fêles : celle du re- tour de l'Empereur et celle du mariage du roi de YVestplialie. 11 m'a semblé qu'on a fêté la paix et celui qui la donne, plutôt que les conquêtes et le conquérant, et ce sentiment a été celui du peuple ainsi que celui des gens raisonnables; mais ce qui attire vraiment l'admiration , c'est le grand carac- tère de ce personnage, auquel l'antiquité n'a rien à comparer, pour l'étendue et l'activité de son gé- nie , qu'il va désormais employer à perfectionner toutes les parties de son gouvernement. Votre prince marche aussi dans la même route , et vous aurez quelque part aussi à la reconnaissance de votre pays. Depuis ma dernière dépêche , j'ai fait quelque- fois ma cour à S. M. la reine, qu'on ne peut voir sans être frappé de son extrême bonté et de son extrême simplicité. Je m'y suis trouvé avec Lécuy, et elle m'a renouvelé la permission d'aller à Mor- fontaine, avec une bienveillance si marquée, que, dès qu'elle y retournera, et c'est-à-dire, après les fêtes du mariage de la reine de Westphalie, je ferai cette entreprise, car c'en est une à mon âge que de se déplacer, même pour peu de jours. Je ne grossirai pas mon paquet de plus d'écri- tures, attendu que je vous envoie un gros imprimé; 2 20 SUPPLÉMENT. et vous n'avez qu'à vous imaginer que c'est une dépêche. excusez auprès de mon auguste bienfaiteur une paresse et une stérilité qui sont l'effet nécessaire de l'âge, et profitez de toutes les occasions qui peuvent s'offrir à vous, de lui parler de ma vive et respectueuse reconnaissance. Vous connaissez depuis longues années les sen- timens qui m'attachent à vous. MoRELLET. Àvez-vous pensé aux stéréotypes d'Herhan? LETTRE TX. 2 9.1 LETTRE IX. iPr Septembre 1807. Je suis bien peu en état d'écrire à Votre Excel- lence , de manière à l'intéresser. Mes yeux et ma tête s'affaiblissent en même temps et sensiblement. Je ne puis guère lire ni écrire une heure de suite, sans fatigue et sans douleur; et lorsque je ne puis faire ni l'un ni l'autre, je n'ai plus que des pen- sers vagues , fugitifs , et incohérens comme ceux des rêves. Je voudrais que quelque métaphysicien subtil, comme Degérando, pût m'observer et m'ex- pliquer moi-même, à moi-même; en attendant, je me trouve peint dans Lucrèce avec beaucoup de vérité. Post ubi jam validis quassatum est viribus œvi Corpus, et obtusis ceciderunt viribus artus ; Claudicat ingenium, délirât Unguaque mensque, Omnia dejîciunt atque uno tempore desunt. Pardonnez donc ma stérilité à ma décadence et à ma faiblesse ; je suppose que Votre Excellence , ainsi que mon auguste bienfaiteur, vous mettez toujours un vif intérêt à notre littérature, et que vous apprendrez avec peine et les pertes que nous avons faites et la difficulté avec laquelle nous les 3 2 2 " SUPPLEMENT. remplacerons. Portalis, Lebrun, et plus récem- ment Bureau, nous laissent trois places vacantes. Croyez-vous que nous puissions trouver trois sujets propres à les remplacer? Je vous le donne en quatre. ISous avons pourtant vingt candidats : il y en a qu'on n'entend pas nommer sans rire. Nous avons cru, Suard et moi, et nous avons tâché de propager notre opinion parmi nos confrères, qu'avec trois places vacantes c'était le vrai moment d'exer- cer le droit que nos statuts nous laissent, d'appeler à nous des membres des autres classes; qu'avec une pénurie assez marquée de talens distingués , nous ne pouvions rien faire de mieux que de nous donner pour confrères quelques-uns des hommes de la première classe , connus en Europe , comme Lacépède, Laplace, Delambre, Cuvier, qui jouis- sent dans le monde savant d'une si grande répu- tation , et dont les noms honoreraient notre liste. Après l'un de ces hommes-là, si nous ne pou- vons pas en avoir deux de suite, mon avis est de nommer Raynouard , auteur des Templiers, qui ont eu quarante représentations, et de pièces qui ont remporté le prix à l'Académie. Reste une troisième place , qui court risque d'être [donnée au vieux Laugon, qui n'a de titre que Y Amoureux de quinze ans, ou à Saint- Ange, qui a, dans ses Métamorphoses, un assez beau titre littéraire, mais qui est un peu vain; qui, sitôt qu'il sera notre confrère, se couvrira à coup sûr de ridicules qui rejailliront sur nous. Vous LETTRE IX. Sa j voyez le danger de cette situation. Que n etes-vous ici, pour nous aider à éloigner de nous les mal- heurs dont nous sommes menacés ! Notre élection est fixée au 7 octobre; vous en trouverez le ré- sultat dans les papiers publics , si je ne vous écris pas encore avant ce temps-là. Nous avons eu hier, 3 octobre , notre assemblée publique de la classe des arts, où l'on a distribué les prix de peinture, de sculpture, etc., et où, après la distribution des prix , s'est faite l'inau- guration de la statue de l'Empereur, que l'Insti- tut avait votée, et qui est placée dans la salie de nos séances publiques (le dôme Mazarin), derrière le bureau où sont les officiers. Après la distribu- tion, on a exécuté une cantate dont les paroles sont d'Arnaull, et la musique de Méhul. La mu- sique m'en a paru bien faite, quant aux paroles je vous en envoie un exemplaire, dans lequel un critique, difficile à contenter, a souligné les traits et les expressions dont il est mécontent, et a fait quelques remarques que je vous envoie. Mais je vous fais observer qu'un ouvrage de commande , et destiné à être mis en musique , doit être traité avec indulgence. Ce n'est pas par des productions de ce genre qu'on peut juger le talent. Yoilà , je crois , de quoi excuser le cri- tique (1). (1) L'exemplaire critiqué à la marge ne s'est pas retrouvé. [Note de i Editeur.) 22\ SUPPLÉMENT. Je ne sais si Ton vous a envoyé l'ouvrage nou- veau de Parny, intitulé les Roses-Croix. Ce sont des combats sans motif et sans fin , et des héros sans nombre, qui tous ont des noms pires que celui de Childebrand, Engist , Oswal , Althor, Edgitha, Alkent, Genisthal, Erich,Odror, ErlofF, Lodbrown , Ladnor, Lambdarck , Insleff, etc. En- fin , ils sont plus de quatre-vingts, comptés un par un , sans qu'aucun attire l'attention et excite l'in- térêt, de sorte que ceux qui tentent de lire disent tous : Moi je n'ai pas pu passer le second chant ; moi, je suis resté à la moitié du second, etc. J'en suis fâché pour Parny, qui est un bonhomme; mais il n'y a bonhommie qui puisse faire prendre en patience un tel ennui. Vous apprendrez, je crois, avec quelque satis- faction , la nomination de Pictet, ci-devant tribun, à une place d'inspecteur des études. Vous savez que c'est un homme très-instruit, très-estimable et d'un très-bon esprit. Il pourra être utile dans la nouvelle organisation de cette partie projetée de- puis si long-temps et dont on a déjà présenté quinze à dix^huit plans différens. Les genevois n'ont pas été atteints, autant que nous, du vanda- lisme révolutionnaire, et ils ont conservé beaucoup de bonnes choses dans leur instruction publique. Ils peuvent nous donner de bons exemples et de bons conseils. WoRKLLET. LETTRE X. 2 2$ LETTRE X. 8 Octobre. Nous avons eu hier notre élection , nous étions vingt-cinq; ainsi que je l'avais prévu, Laujon a remplacé Portalis, et Raynouard Lebrun. Ainsi, le projet d'appeler parmi nous quelques membres de la première classe a échoué, au moins pour cette fois. Il est même arrivé pire; car, Suard ayant fait, avant de procéder aux élections, quel- ques observations fort sages et très-mesurées sur les avantages que nous trouverions à puiser dans cette source, il a été combattu avec aigreur et avec véhémence par plusieurs opposans, à la tête des- quels était Chénier, qui ont voulu faire craindre plusieurs inconvéniens de celte pratique, laquelle n est pourtant que l'exercice d'un droit donné à la classe par ses statuts et exercé par l'Académie française, utilement pour elle. Mais cette discus- sion a amené un étrange résultat; les opposans faisant flèche de tout bois, ayant argumenté d'a- bord contre l'admission des sujets indiqués dans les observations de Suard (seulement comme exem- ples), et qui étaient Lacépède, Laplace, Delam- bre et Cuvier, ont dit qu'ils n'étaient pas au nom- MORELLET, TOM. II. 2e édît. l5 2S.G SUPPLÉMENT. bre des candidats, qu'ils ne s'étaient pas présentés, Suard a répondu que la formalité des visites ayant été supprimée , il avait été réglé qu'il suffirait , pour être censé candidat, d'avoir inscrit son nom comme tel à la secrétairerie , ou qu'un membre déclarât à la compagnie qu'il était chargé de son vœu , et que cette déclaration, il venait de la faire pour ces Messieurs. Sur cela , et pour oblitérer autant qu'il était en eux les traces que pouvait laisser la citation ho- norable que Suard avait faite de ces quatre noms, voilà-t-il pas qu'Àrnault, Regnault, Bigot établis- sent qu'on n'a dû désigner, ou nommer, ou louer personne; que tous les membres de l'Institut doi- vent être regardés comme candidats nés; qu'il faut supprimer pour eux, même la petite formalité de se faire inscrire ou présenter par un académi- cien , etc. On leur a répondu qu'en indiquant quelques membres distingués des autres classes, on n'en excluait aucun ; que tout membre pouvait ajouter à ces noms ceux qu'il jugerait à propos, les Four- croi, les Dacier, les Daunou, etc. On leur a dit que les autres classes ne don- naient pas à la seconde les mêmes facilités; qu'au moins faudrait-il attendre que la réciprocité fût établie, etc. On leur a demandé s'il faudrait, à chaque élec- tion, lire la liste de tous les membres des trois autres classes. On leur a enfin représenté que leur LETTPiE X. 25?7 système était une violation positive d'un des arti- cles de nos statuts, qui porte que la nomination à une place vacante ne pourra tomber que sur {'un de ceuoc qui seront inscrits comme can- didats au secrétariat, ou qui se seront fait ins- crire par un des membres de ta classe, et qui seront compris dans une liste formée par te secrétaire , régi, de la 2e classe, art. ïo; et qu'il n'était ni raisonnable, ni décent d'abolir, par une délibération subite, un règlement compris dans nos statuts. Rien de tout cela ne les a arrêtés, et ils sont parvenus à faire décider que tout membre de l'Institut était candidat né pour la deuxième classe ; décision qui est vraiment ridicule par l'absurdité dont elle est, et par son inutilité pour ceux-là même qui l'ont obtenue (1). Voilà assez de futilités dont je vous entretiens. Je finirai par me plaindre à vous-même de ce que je n'ai jamais de vos nouvelles. Ne pourriez-vous pas me dire, en peu de mots, nous faisons tel ou tel bien à ce peuple , nous faisons faire tel et tel progrès à sa civilisation, le gouvernement se fait aimer ? Je désirerais aussi que vous me rassuras- siez sur la crainte qui me tourmente , que ma (1) Deux des académiciens proposes par M. Suard ont l)ien prouvé qu'ils étaient non-seulement candidats nés, mais acadé- miciens nés, puisqu'ils ont consenti a s'asseoir h la place de collè- gues qui n'étaient pas morts. (Note de VEdileur.) 5>î>8 SUPPLÉMENT. correspondance ne soit point du tout goûtée. Voilà mes souhaits, mais je comprends qu'il est possi- ble que vos occupations ne vous laissent pas le pouvoir de les satisfaire. Je salue humblement Votre Excellence, en la priant de mettre mon hommage aux pieds de mon auguste bienfaiteur. MORELLET. LETTRE XI. ^ 29 LETTRE XL Fin d'octobre 1807. . Ce n'est pas à Son Excellence que j'écris , c'est à mon ancien ami, au sein duquel je puis verser mes peines. Tous aurez appris , par les papiers publics , la mort du pauvre Cheron, mon neveu, préfet de Poitiers, enlevé à quarante-neuf ans par une fièvre bilieuse, avec les circonstances les plus douloureu ses pour Sa femme et pour moi et toute notre fa- mille. Sa femme était venue avec son enfant et sa sœur passer six semaines chez moi , aux sollicita- tions pressantes de son mari, auxquelles elle avait résisté long-temps. En partant , elle avait exigé de son cousin , le deuxième fils de Marin ontel , secré- taire particulier du préfet, de venir la chercher en toute diligence, si son mari tombait malade. Au commencement de novembre, elle avait ter- miné avec succès auprès des ministres diverses affaires dont son mari l'avait chargée, et je comp- tais jouir plus librement de sa société pendant la quinzaine qu'elle pouvait encore me donner, lors- que j'ai vu arriver mon neveu Marmontel , venu en trente heures de Poitiers. Ma pauvre nièce est '27)0 SUPPLÉMENT. frappée comme d'un coup de foudre , et agitée par les plus sinistres pressentimens. Elle part sans per- dre un instant; elle part le lundi à deux heures, va jour et nuit , et arrive le mardi à onze heures du soir à Châtellerault, à dix ou douze lieues de Poi- tiers. Là, le sous-préfet, prévenu par un courrier de l'évêque , l'arrête , et se voit forcé de lui appren- dre le funeste événement qui ne lui permet pas d'aller plus loin. Son mari était mort le matin de ce jour-là même. Figurez-vous cette douleur, si vous pouvez. Enfin, elle se remet en voiture, et revient chez moi où elle est depuis le i5 octobre, dans un état à faire pitié , repoussant toute conso- lation et rendant, comme vous le comprenez, mon intérieur fort triste Ce n'est pas seulement à sa veuve que la mort du préfet est funeste. Le second fils de Marmontel , qui avait trouvé auprès de lui un petit emploi propre à le former aux affaires , demeure sans état et il lui faut trouver une autre carrière. Une autre nièce , sœur deMIue Cheron, qui , avec une pension que je lui faisais, avait trouvé chez lui et auprès de sa soeur un asile, n'en a plus que chez moi. Heureusement les bontés de S. M. le Roi de Na- ples m'ont mis en état de pourvoir à ces nouveaux besoins. Ainsi , ce triste événement augmente en- core en moi le sentiment de la reconnaissance que je lui ai vouée namqae erit Me milU semper Peau. LETTRE XI. UÔX Maintenant , il faut que je vous apprenne un petit fait auquel vous ne vous attendez guère, et qui doit avoir assez naturellement pour moi un résultat important. Je viens d'être porté par l'as- semblée électorale de mon arrondissement , candi- dat au Corps législatif pour la commune de Paris ; et comme j'ai un très-grand nombre de sénateurs dans ma manche , comme , par exemple , à peu près tous mes confrères à l'Institut et une infinité d'au- tres, mes amis me disent qu'il est impossible que je ne sois pas nommé. Que dites-vous de cette am- bition qui me prend dans ma quatre-vingt-unième année? N'est-elle pas plus ridicule que celle de l'octogénaire de Lafontaine, qui plantait. Quoiqu'il en soit, le dé est jeté. L'élection par le Sénat se fait, je crois , vers le milieu de décembre. Si vous étiez à Paris , vous voteriez pour moi. Dans votre éloigne- i nent faites ce que vous pourrez. Nous avons choisi , pour la dernière de nos pla- ces vacantes, Picard, encore fraîchement arrivé de ia petite ville, et qui n'a eu que le temps d'es- suyer son rouge. Je ne lui ai pas dissimulé que relie considération m'avait empêché de lui donner ma voix, et que j'aurais voulu quelqu intervalle entre ces deux périodes de sa vie. Maintenant, je le trouve fort bon confrère et homme d'esprit. Au reste, les grâces pleuvent sur lui. 11 a eu , il \ a quinze jours , deux mille écus de pension et , toul-à-l'heure, on lui a accordé douze à quinze 232 SUPPLÉMENT. mille francs de plus en le faisant directeur de l'Opéra. Vous voyez que Principibus placuisse viris non ultima res est. Et que peut-on , en effet , payer mieux que le plaisir ! Vous saurez maintenant que la réception des trois derniers académiciens que nous avons nom- més se fera en une seule séance , parce que le pau- vre Saint-Pierre nous a déclaré qu'il ne pouvait pas produire trois discours d'ordinaire durée, ni se produire lui-même trois fois. C'est mercredi pro- chain que se fera cette réception en masse, et j'ai bien peur , en effet , que ce ne soit une masse bien lourde, tellement que je délibère, à part moi, si j'y assisterai. LETTRE XIÏ. 2 J.J LETTRE XII. Du '2.5 novembre. Vous voyez une grande lacune dans mes écritu- res, et vous en imaginez facilement la raison dans ma situation, que je vous ai déjà fait connaître, et où m'a mis la mort de Cheron , l'arrivée de sa veuve chez moi, les démarches qu'on a toujours à faire en pareil cas , pour assurer le sort d'une femme et celui de son enfant ; les visites que j'ai à faire aux sénateurs dont j'ambitionne le suffrage, et, bro- chant sur le tout , mes occupations académiques qui ne laissent pas de me prendre du temps par le travail qu'elles me donnent comme secrétaire de la Commission. Ce mot d'Académie m'avertit de vous dire com- ment s'est passé notre séance de réception des trois nouveaux membres qui a eu lieu hier. Laujon a fait un discours de vingt minutes, qui n'a presque pas été entendu et qui, dans ce que j'en ai ouï m'a paru bien insignifiant. Après lui, Raynouard nous a débité , avec son accent provençal , un beau et )><>n discours plein de dignité et de traits qui ont 254 SUPPLÉMENT. été applaudis, dans lequel il a voulu montrer l'in- fluence que peut avoir la tragédie sur les mœurs et le caractère des nations, ce qui l'a conduit à établir qu'il faut que les auteurs tragiques choisis- sent des sujets dans l'histoire de leur pays. Je n'ai pas trouvé qu'il ait bien prouvé sa thèse; mais je me suis rappelé ce que l'abbé Raynal nous contait de lui-même : Quand je suis venu à Paris > je mé suis mis à prêcher et je né faisais pas mal ; mais javais un assent de tous tes diables. Picard , à son tour, nous a fait un discours assez gentil , al- lant à sa physionomie, assez convenable dans sa bouche, et bien accueilli du public. Enfin , le pau- vre Saint-Pierre a paru sur la scène , ou plutôt son discours, prononcé par François de Neufchâ- teau, dans lequel, après avoir dit trois mots aux trois récipiendaires apostrophés l'un après l'autre par leurs noms , il s'est jeté dans des réflexions sur la philosophie, dont il a prétendu se faire l'apolo- giste et le vengeur. Son discours a duré près d'une heure et m'a paru en durer quatre. Je n'ai , de ma vie , éprouvé un ennui plus cruel , ni une impa- tience plus grande. Le public bâillait, toussait, causait; enfin , on n'a jamais renvoyé un auditoire plus mécontent. Cet inconvénient a résulté de la mauvaise mesure prise pour la nouvelle Académie, de faire examiner ce qui doit être lu par des commissaires tirés au sort qui, inconnus du public et n'ayant aucune LETTRE XII. 20J responsabilité envers lui, ne s'embarrassent guère de le laisser ennuyer dans l'Assemblée publique , et ne veulent pas, pour cela, censurer avec sévérité ce qu'on leur présente. Dans l'ancienne Académie c'était le président , le chancelier et le secrétaire qui répondaient de ce qu'on lisait et qui étaient là sous les yeux du public ; et je puis dire avec assu- rance , qu'avec cette organisation jamais on n'eût laissé le président débiter un non sensé et un ba- vardage pareil à celui que le Saint-Pierre avait dans son portefeuille, et qu'il a voulu placer là contre toute convenance et absolument hors de propos. Vous me direz que je juge bien sévèrement un homme qui a montré du talent. Mais que voulez- vous, j'avertis, comme Gil Bîas, l'archevêque de Tolède qu'il commence à radoter. Ses anciens ser- mons peuvent avoir été fort beaux , mais celui-ci ne vaut rien. Je puis, il est vrai , me dire à moi- même, comme l'ivrogne qui voyait un de ses pa- reils tombant auprès d'une borne: V oiiàvourtant comme je serai dimanche. Mais je prie très-sérieusement mes confrères et mes amis de m'avertir quand je ferai des pièces d'éloquence dans le goût de celle que j'ai entendue hier de Saint-Pierre, qui est pourtant loin d'avoir, comme moi , tout-à-1'heure quatre-vingt-un ans sonnés. Je finis, en priant Votre Excellence d'excuser la 2 36 SUPPLÉMENT. stérilité , la pauvreté de mes petites dépêches , pour lesquelles j'avoue que notre littérature ac- tuelle ne me fournit pas de matériaux sufiisans. Je suis bien son ancien et dévoué serviteur. M OEILLET. LETTRE XIII. 2Ù-] LETTRE XIII. 20 Janvier 1808. Je commence toujours mes lettres à Y. Ex. , de la même manière , en vous disant ce qui est vrai , que je suis incapable d'écrire rien qui mérite votre attention et celle de mon auguste bienfaiteur, en- vers qui je demeure sans m'acquitter de la moin- dre partie de la dette de ma reconnaissance; mais sa générosité n'en est que plus grande. Vous sou- venez-vous de l'éloge que Mme Geoffrin faisait des ingrats, et que j'ai recueilli dans la brochure in- titulée Portrait de Mme Geoffrin , lorsqu'après sa mort, d'Alembert, Thomas et moi , à chacun des- quels elle laissait une rente de 1,200 fr. , nous fîmes chacun son éloge à notre manière et sans nous être concertés. Elle avait les remercîmens en aversion ; elle disait qu'elle voulait se payer par ses mains > et qu'elle savait bien goûter toute seule et sans qu'on l'en avisât , la satisfaction qu'il y avait à obliger; et pour s'épargner ce qu'elle ap- pelait les inconvéniens de la reconnaissance , elle disait hautement qu'elle aimait les ingrats, et fai- sait souvent l'éloge de l'ingratitude. 2 58 SUPPLÉMENT. Je me prévaux de la maxime de M,ne Geoffrin, en rabattant quelque chose de ce qu'elle a de dur et de paradoxal , pour obtenir quelqu'indulgence à l'insuffisance de mes moyens de prouver ma re- connaissance. Depuis ma derrière et très-mesquine dépèche , où je crois vous avoir parlé du compte que l'Em- pereur a demandé à toutes les classes de l'Institut, des progrès des sciences, des lettres et des arts, qui devait lui être rendu en Conseil d'état, S. M. elle-même a reconnu que ce compte, qui paraît devoir former deux volumes in-4° , ne pouvait être lu ainsi et il a demandé que chaque classe ,fît un extrait du sien , de la durée d'un quart-d'heure ou d'une demi-heure au plus. On n'a pas encore donné de jour àla première classe; quant à celui de la nôtre, je ne sais si je vous ai mandé que la classe en avait chargé Chénier, en vertu d'une dé- libération prise manifestement pour donner ce dé- goût à Suard , qui d'ailleurs ne s'embarrassait guère de prendre ce travail sur lui, mais qui n'a pas laissé d'être sensible à cette espèce d'injure^ qui lui refuse ce que toutes les autres classes ont re- gardé comme un droit de leur secrétaire; ce qui est d'autant plus mal, que Chénier n'est pas très- bien voulu , comme vous le savez mieux que moi. Son rapport, au reste, n'est pas fait et ne peut être fini qu'à la fin de février. Je vous ai mandé la perte affreuse que ma nièce Choron a faite de son mari, préfet de Poitiers. LETTRE XÎ1T. 2,)Ç) Elle et son mari ont laissé de profonds regrets à Poitiers. Le département a voté un monument à Cheroii. L'Empereur adonné 1,200 fr. de pen- sion à la veuve et une bourse entière à son fils au lycée Napoléon; mais la mère est inconsolable, et sa douleur est, à la lettre, du désespoir. Une autre perte, à laquelle elle et moi ne pou- vons manquer cl être bien sensibles , est celle de !Un,e de Vergennes, qui ne peut guère passer deux ou trois jours, étant au dernier période d'une maladie douloureuse, qui depuis plus de deux mois la tient sur la roue. Elle avait pour ma nièce et pour moi beaucoup d amitié. Elle était aimable , spirituelle et gaie. C'est une vilaine chose que de vieillir pour voir ainsi mourir tous ses amis. Nous voici à la veille de la nomination des membres du Corps législatif par le Sénat. Les procès- verbaux des élections une fois remis à l'Empereur , il doit les adresser au Sénat et les élections se font de suite. Mes amis me disent tous que mon succès n'est pas douteux; que je passe- rai le premier au scrutin du département de Pa- ris; que j'aurai une grande majorité, etc. Mais je me rappelle le proverbe du pays que vous habitez non si dice quatlro se non e net sacco. Je me flatte que, depuis que vous savez que je suis sur les rangs . vous aurez parlé de moi avec intérêt aux sénateurs avec lesquels vous pouvez avoir eu quelques relations. M. de Jauçourt m'a dit à v/JO SUPPLEMENT. plusieurs reprises , des choses obligeantes relatives à ma candidature. Si S, M. le grand électeur eût été ici , j'aurais invoqué ses bontés et vous me les auriez obtenues. En son absence, le vice -grand électeur m'est très-favorable. J'apprends dans ce moment la mort de la pau- vre Mme de Vergennes. Tous trouverez ci-joint, et dans un cahier à part, quelques observations qui pourront ne pas vous être indifférentes , où j'ai eu occasion de m'auto- riser de votre suffrage pour relever la légèreté avec laquelle un M. Bernardi , dans les Archives littérai- res, a parlé de Yoltaire et de Beccaria. Je mourrai, comme vous le voyez , le Don Quichotte de la philosophie, et les armes à la main contre ses dé- tracteurs. Je vous envoie ce petit papier à part, parce que je ne suis pas encore décidé à l'impri- mer, et que, quand je le voudrai, les archives ne voudront peut-être pas le recevoir. Il paraît une Yie de Fénélon , en trois gros vo- lumes , par M. de Beausset, l'ancien évêque d'A- lais. Je n'en ai rien lu encore , mais l'écrivain est homme de goût et homme d'esprit , et je crois bien qu'Andrieux n'oubliera pas de l'envoyer à S. M. , si tant est qu'on la tienne ainsi au courant de ce qui s'imprime. Je ne vous parle pas du roman de Mrac de Genlis, parce que je n'imagine pas que vous ayez le temps de vous occuper de pareilles fadaises. C'est à pré- sent le sujet de toutes les conversations et matière LETTRE XIII. ^4 1 à cent articles de journaux. Mais en général , le ridicule des capucinades et le but manifeste du roman, de combattre les idées raisonnables, ne peuvent réussir auprès de toute personne de quel- que sens. Je fais de temps en temps, au Luxembourg, ma cour à S. M. , qui me traite avec l'extrême bonté dont le ciel Fa douée , et qui lui attache tous ceux qui ont l'honneur de l'approcher. Je ne saurais finir ma dépêche sans y glisser un mot de plainte douce , du silence que Votre Ex- cellence garde avec moi depuis trop long-temps. Quoi! pas un mot dans toute l'année! et votre fils est venu et je ne l'ai pas vu! Mais ma plainte se tourne bientôt en commisération pour le pauvre ministre , que je suppose n'avoir pas un mo- ment pour respirer et s'entretenir avec ses vieux amis. Mes plaintes sont donc injustes» Je fais mes complimens respectueux au nouveau grand-officier de la Légion-d'honneur , moi , sim- ple légionnaire, et je lui souhaite, au commence- ment de cette année , tout ce que son cœur désire, en le priant surtout, de conserver son amitié à son ancien ami et dévoué serviteur. MOUELLET MORELIET, TOM. II. 2* édit. lG 2^2 SUPPLÉMENT. OBSERVATIONS SUR m ARTICLE DES ARCHIVES LITTÉRAIRES. On trouve au 4$* numéro des Archives littérai- res , ouvrage périodique très-estimable, une an- nonce d'un projet de Code criminel, par M. Bexon, dans laquelle, en rendant justice au travail de ce jurisconsulte éclairé, on ne la fait pas entière à quelques-uns des écrivains du dix-huitième siècle qui l'ont devancé dans cette carrière , Beccaria et Voltaire. La manière dont l'auteur de l'annonce les juge n'est pas, il est vrai, celle d'une espèce de criti- ques , qui ont pris à tâche de décrier , sous le nom de philosophes, la plupart des ouvrages des auteurs qui ont illustré la dernière moitié du siè- cle qui vient de finir. 11 ne se permet aucune in- vective , mais il ne leur rend pas assez de justice, et les traite avec une sorte de légèreté que je pren- drai la liberté de relever. Je défendrai des hommes avec qui j'ai eu des liaisons , dont le souvenir m'est encore précieux; sous la bannière desquels j'ai marché, et avec qui j'ai combattu souvent pour les mêmes causes. «A en croire, dit le critique, quelques écri- vains du siècle dernier, tout était à refaire dans » la législation criminelle. Cependant, ajoute-t il, LETTRE XIII. 2rj5 * l'Europe moderne avait tiré sa législation crimi- »nelle du droit romain, et en particulier des der- niers livres du Digeste, qui renferment tout ce » qu'on a pu dire sur ce sujet important, de plus «exact, de plus juste, de plus humain, à l'excep- » tion de l'article de la question. » Celte manière d'entrer en matière annonce assez l'esprit d'improbation qui a guidé le critique dans tout cet article. Comme si on ne pouvait rendre justice à M. Bexon et à son projet de Code, sans trouver mauvais ce qu'on a fait dans le même genre avant lui, ou plutôt insinuer une opinion défavorable du dernier siècle, ce qui est aujour- d'hui le but avoué d'un grand nombre de modernes écrivains. Je ferai remarquer d'abord l'exagération dans les éloges que fait le critique de la jurisprudence criminelle établie par le droit romain. Si les li- vres du Digeste renferment tout ce qu'on a pu dire de plus exact, de pins juste , de plus hu- main , de mieux approprié à la nature hu- maine j à l'exception d'un seul article, que reste- rait-il à faire en cette partie si ce n'est d'abolir la question? De quelle utilité peuvent être de nou- velles recherches et l'ouvrage même de M. Bexon , et les observations du critique? Il ne faut plus que calquer nos lois sur le droit romain. A en croire quelques écrivains , tout est à re- faire. Cet exposé n'est pas exact. On a dit que la jurisprudence criminelle était partout fort im- i>44 SUPPLÉMENT. parfaite et qu'il y avait beaucoup à refaire, et cette assertion n'est pas contestable et n'a rien d'exagéré. M. de Voltaire , que le critique paraît surtout avoir eu en vue, ainsi qu'on le reconnaît dans la suite de l'article, M. de Voltaire, dans le petit ou- vrage qui a pour titre Commentaire sur le livre des délits et des peines , dit tout en commençant : Je me flattais que cet ouvrage adoucirait ce qui reste de barbare dans la jurisprudence de tant de nations. Celui qui veut qu'on adoucisse ce qui reste de barbare, ne dit pas et ne croit point que tout soit barbare, ni que tout soit à refaire. On peut dire aussi qu'il ne faut pas prendre à la ligueur cette expression tout est à refaire , si quelque écrivain s'en est servi, car elle ne signifie au fond rien autre chose ,'si ce n'est qu'il y a beau- coup à refaire. Mais qu'il y eut alors , et qu'il y ait encore beau- coup à refaire dans la jurisprudence criminelle, c'est ce dont le critique convient lui-même quel- ques lignes après , lorsqu'il dit : La jurisprudence criminelle en France méritait, à juste titre, la cen- sure des amis de l'humanité , par la sévérité outrée de ses formes et par l'atrocité de quelques-unes de ses peines. Le Code criminel d Angleterre , quon a voulu donner comme un modèle, est celui qui renferme les peines les plus atroces. On trouve aussi vers la fin de son article ces pa- roles remarquables , qui le mettent en contradic- LETTRE XIII. 245 tion avec lui-même d'une manière bien sensible: La plus grande confusion règne encore dans nos lois criminelles, et la preuve certaine quil n'est pas aisé dCy remédier , cest que ie gouver- nement actuel, qui a remis (ordre dans tant d'autres parties , est encore à réfléchir sur ie parti à prendre à l'égard de celle-ci. Ne peut-on pas demander comment le critique qui établit ainsi l'imperfection de nos lois criminelles trouve mauvais qu'on ait dit qu'il y avait beaucoup à refaire, puisque l'expression qu'il substitue à celle-là dans son sens ordinaire , n'est pas plus forte que celle-ci. «Beccaria fut le premier qui attaqua le système » de la jurisprudence criminelle dans son Traité des » délits et des peines , écrit avec une emphase «métaphysique, que beaucoup de gens prirent » pour de l'éloquence. * Je combattrai ce jugement si leste , par de grandes autorités. i° C'est sur l'invitation de M. de Malesherbes et sur l'exemplaire que lui- même avait confié à l'abbé Morellet, que le traité de i delitti a été traduit; c'est de lui-même, comme magistrat préposé à la librairie par M. le chance- lier de Lamoignon, son père, que l'abbé M a obtenu la permission d'imprimer sa traduction ; et tous les hommes de lettres qui ont eu le bon- heur de vivre dans la société de M. de Malesherbes savent qu'il a constamment fait une grande estime du livre. Je rapporterai à ce sujet un fait de quelque in- 2/j6 SUPPLÉMENT. térêt. C'est que, peu de temps avant Tem prison- nement qui Fa conduit à l'échafaud , il avait demandé à l'abbé M , sur l'ouvrage de Bec- caria, quelques observations qu'il se proposait d'employer dans un travail sur cette matière, conservant ainsi , au milieu des horreurs de la ré- volution , et pour ainsi dire sous la hache , l'es- poir et le désir de voir la législation se perfection- ner dans des temps meilleurs , et voulant lui- même contribuer à faire ce bien à sa nation et à l'humanité. 2° C'est un fait connu , que Beccaria , invité par M. de Malesherbes , M. Turgot , M. d'AUinbert, M. Helvétius , M. de BufFon, M. Trudaine, etc., à venir à Paris recevoir les témoignages de l'es- time que son ouvrage lui avait acquise, y trouva en effet ce qu'on lui avait annoncé, un accueil distingué des hommes les plus célèbres de France. 5° A des témoignages d'un si grand poids, s'il est nécessaire d'en ajouter d'autres , je dirai que lord Mansfield, premier juge du Banc du roi en Angleterre, et l'un des hommes les plus éclairés de son siècle, disait, et que je lui ai entendu dire, que le Traité des délits, de Beccaria, était un des plus beaux ouvrages et des plus utiles qui eussent paru depuis cent ans. Et le jurisconsulte Blachs- tone, en ces matières l'oracle et la lumière de la jurisprudence anglaise , dans son Commentaire sur les lois, cite souvent Beccaria avec éloge, et ne le combat qu'avec les égards qu'on doit au LETTRE XIII. S [\~ génie jusque dans les méprises dont il n'est pas toujours exempt. Je ne connais point l'auteur de l'annonce que je critique ici. 11 peut avoir beaucoup de lumiè- res ; mais on peut lui demander quelle autorité lui donnent donc ses talens ou son état, qui puisse balancer celle qu'on vient de lui opposer; et pour- quoi et à quel titre il blâme Voltaire de s'être donné un droit que lui-même s'attribue. Il a cer- tainement, comme tout le monde , le droit de mettre son opinion en opposition à celle des plus habiles gens du monde , droit qu'il faut respecter d'autant plus soigneusement que les objets sur les- quels il s'exerce sont plus importans; mais il me semble qu'en contrariant ainsi le sentiment de tant d'hommes éclairés , il faudrait s'énoncer avec plus de réserve. En second lieu , le succès de l'ouvrage dans l'Europe entière en établit assez bien le mérite réel, pour qu'on ne puisse le contester. Il y eut en France sept éditions de la traduction française , en six mois , et l'ouvrage fut bientôt traduit dans presque toutes les langues de l'Europe. Je trouve ce grand succès attesté dans une lettre adressée à la fille de M. Beccaria, à la tête d'une édition de la traduction française , donnée en 1 79S par M. Rœderer , aujourd'hui ministre des finan- ces du roi de Naples. « Le Traité des délits et des » peines, dit M. Rœderer, a tellement changé l'es- » prit des anciens tribunaux criminels en France, ^48 SUPPLÉMENT. » que , dix ans avant la révolution , les magistrats »des Cours, et je puis l'attester puisque je l'étais » moi-même , jugeaient plus selon les principes de »cet ouvrage que selon les lois; et que c'est dans » le Traité des délits que les Servan, les Dupati ont » puisé leurs vues et peut-être leur éloquence, etc. » Et à ce passage je puis ajouter ces propres paro- les du critique lui-même: Ce livre, dit-il, fit sur les esprits l'impression la plus vive et fut reçu avec transport dans toute l'Europe. Or, je le demande, est-ce avec de l'emphase métaphysique qu'on excite les transports de toute l'Europe, quon fait sur les esprits l'im- pression la plus vive ? Qu'est-ce que l'éloquence , si ce n'est l'art de produire une pareille impres- sion; et n'a-t-il pas fallu de l'éloquence, et de la plus grande, pour obtenir de si puissans effets? « On commença à croire , continue le critique , » qu'on n'avait vécu jusqu'alors que sous des lois »tyranniques, et peu s'en fallut qu'on ne regardât » comme des opprimés , tous ceux que la sûreté » publique commandait d'envoyer à l'échafaud , et » même aux galères. » Cet exposé est encore très-infidèle et peut faire soupçonner un esprit attaché à d'anciens préjugés, et peu zélé pour les progrès de la raison. C'est la logique qu'ont employée la plupart des écrivains qui ont attaqué l'ouvrage de Bcccaria : V ous vous élevez contre la rigueur des suppli- ces, vous voulez donc que les assassinats demeu- LETTRE XIII. 249 rent impunis. Vous ne vouiez pas quon pu- nisse de mort, dans une servante , le vol dune serviette y vous vouiez donc quon iaisse ies vo- leurs de grand chemin exercer ieurs brigan- dages impunément. Vous regardez comme ini- ques et crueiies plusieurs dispositions de notre Code criminel. Vous croyez donc n'avoir vécu jusquà présent que sous des lois tyranniques. 11 n'est pas nécessaire de faire observer à nos lec- teurs le vice palpable de ces raisonnemens. « Les académies , dit encore le critique , voulu- » rent, à leur tour, contribuer à la réforme de la ju- » risprudence criminelle. La Société de Berne pro- »posa , en 1777, un prix pour un ouvrage sur ce » sujet. Voltaire en fut si enchanté , qu'il aug- «menta le prix d'une somme de 1,200 fr. , à la- » quelle il joignit une brochure intitulée Prix d& » justice et d'humanité , où il se joue , avec sa lé- »gèrelé ordinaire, de ce sujet si grave et si im- » portant. » Au ton de tout ce paragraphe , on voit que l'au- teur trouve mauvais que les Académies et Vol- taire aient voulu contribuer à la défense de la jurisprudence criminelle , et je demande de quel droit et pour quelle raison il veut leur in- terdire cette noble occupation. Est-ce que des Aca- démies formées communément des hommes les plus éclairés d'une nation ne peuvent pas , aussi bien qu'un jurisconsulte de profession, reconnaître les vrais principes d'une semblable question, in- 2 00 SUPPLÉMENT. vitei les gens instruits à la traiter d'après un plan bien ordonné, et faire faire, en ce genre, à la raison humaine des progrès qu'elles obtiennent en tant d'autres connaissances utiles? Que Voltaire ait été enchanté du programme de la société de Berne , et qu'il ait augmenté le prix de ses deniers, c'est un des traits les plus louables de cet homme célèbre , où l'on retrouve cette infatigable activité qui l'a porté toute sa vie à la recherche des vérités utiles , et qui en a fait un instituteur et un bienfaiteur du genre hu- main, dont le nom ne peut étr© prononcé qu'a- vec le sentiment de l'admiration et de la recon- naissance. Et ces senlimens lui sont dus pour ce même ouvrage , où le critique prétend q\ïil s est joué , avec sa légèreté ordinaire , d'un sujet grave et important. Que veut dire le critique par ce reproche de lé- gèreté? Est-ce qu'un ouvrage peut être taxé de lé- gèreté parce qu'il n'est pas fort étendu ou qu'il n'est pas distribué en livres et en longs chapitres , et qu'il ne forme pas un ou plusieurs gros volu- mes? C'est par des assertions sans preuves, par des raisonnemens sophistiques, par l'oubli des vrais principes de la question , et en général par le défaut de logique et de raison , qu'un ouvrage est léger ; et, d'après cette règle, celui de Voltaire est bien loin de mériter ce reproche. J'y trouve une cnumération assez étendue des LETTRE XI II. &ai diverses espèces de crimes pour lesquels on peut demander que les peines soient adoucies. L'auteur y parle toujours avec indignation et quelquefois avec le sarcasme dont elle est digne, de cette ju- risprudence odieuse qui poursuit des délits ima- ginaires, créés par l'ignorance et la superstition, et des procès criminels pour des disputes de l'école, que n'entendent ni les disputans ni les juges. On y lit des réflexions très-justes sur la nature et la force des preuves , sur les témoins , sur la néces- sité de donner un avocat à l'accusé, appuyées sur des exemples effrayans d'erreurs des juges, sur les prisons et les formes de l'emprisonnement. On y dénonce à l'humanité la torture et ses horreurs , la confiscation et ses pillages, etc. Qu'y a-t-il donc là de futile? Et, quand les formes seraient celles de la plaisanterie , avec ce fond de raison un tel ou- vrage peut-il être taxé de légèreté. En cherchant ce qui a pu lui attirer un tel re- proche, on voit que ce sont les plaisanteries dont il est semé, et que M. de Voltaire a coutume de répandre dans les plus sérieuses discussions. On le trouve léger, parce qu'en traitant du crime im- possible de sorcellerie, il se moque du parlement de Provence condamnant, en 1700, comme sorcier, le jésuite Girard , et du procès des diables de Lou- dun , et de l'examen de ces diables par le prêtre de Menardaie ; et parce qu'il relève le ridicule et l'absurdité de quelques condamnations célèbres pour fait de sacrilège , des disputes de l'école et 252 SUPPLÉMENT. de celles des frères mineurs sur la forme de leurs capuchons , et sur la propriété que quelques-uns d'eux prétendaient avoir sur leur soupe avant qu'elle fût mangée, etc. Sortes d'hérésies punies alors par le supplice du feu , etc. Mais lorsqu'on soutient la cause de la vérité , quel mal y a-t-il de la défendre en se jouant, et quel tort en peut -on faire soit à l'auteur, soit à l'ouvrage? IN 'est-ce pas une maxime reçue que celle d'Horace , Ridiculum acri Fortius ac melius magnas plerumque secat res ; et ne justifie- 1 -elle pas pleinement celui qui, en traitant les questions les plus graves, combat l'er- reur grossière par le ridicule? Ne peut-on pas em- ployer ici contre les détracteurs de Voltaire , la réponse de Pascal à un reproche tout semblable que lui faisaient les Jésuites, de n'avoir pas parlé assez sérieusement de leurs maximes et d'avoir tourné les choses saintes en raillerie, lorsqu'il leur cite ce passage de Tertullien : rien n'est plus dû à t'erretir que la risée. C'est proprement à ta vé- rité qu'il appartient de rire ^ parce quelle est cjaie, et de se jouer de ses ennemis , parce qu'elle est assurée de la victoire. Ah ! plutôt grâces soient rendues à l'immortel écrivain qui, après avoir obtenu tous les autres genres de gloire que peut donner l'éclat du génie; après avoir élevé une voix éloquente et forte LETTRE XIII. 2 5 3 pour les victimes des vices d'une législation im- parfaite et d'une jurisprudence tachée de la bar- barie des siècles passés; après avoir invoqué pour des familles innocentes , l'autorité des lois contre les surprises de l'erreur , n'a pas dédaigné d'atta- quer avec l'arme de la plaisanterie les vices des lois elles-mêmes , sans cesser de respecter l'autorité qui les porte; toujours animé de ce sentiment gé- néral d'humanité qui règne dans tous ses ouvrages et leur donne un si grand charme , et qui ; comme le dit l'auteur éloquent de l'éloge de ce grand homme prononcé à l'Académie, M. Ducis, supplée aux vices et aux erreurs de lois par cette grande législation de la nature , en mettant la faiblesse et le malheur sous la protection de la pitié. 254 SUPPLÉMENT. LETTRE XIV. Paris, 7 avril 1808. Votre Excellence pourrait à bon droit me re- procher le long silence que j'ai gardé avec elle, si je n'avais pas à lui en apporter des excuses suffi- santes, la faiblesse de mes yeux qui augmente tous les jours, des embarras domestiques, suites de la mort de Chéron , le préfet de Poitiers , et de la situation de ma pauvre nièce sa veuve , demeu- rée inaccessible à toute espèce de consolation, etc.; tout cela considéré , Son Excellence voudra bien pardonner et me faire pardonner mon silence, si je puis croire que mon auguste bienfaiteur s'en est aperçu. En le rompant enfin je vous dirai la peine que j'ai ressentie du départ de votre reine, qui a laissé ici de vifs regrets à tous ceux qui avaient l'honneur de l'approcher , tant elle montre de grâce et de bonté ; mais elle aura plus d'occasions de déployer ces aimables qualités lorsqu'elle remplira sa voca- tion tout entière. Elle est nécessaire au pays que vous habitez , où elle contribuera puissamment à adoucir le poids de l'autorité et à rapprocher les cœurs et les esprits. LETTRE XIV. 2^b Je vous écris le lendemain de notre séance pu- blique de l'Institut, pour l'ouverture du trimestre auquel préside la 2° classe, et pour la distribution de nos prix. Comme Àndrieux vous enverra sans doute les pièces , je ne préviendrais pas votre ju- gement si je croyais que vous avez le temps de les lire; mais en supposant que vous ne les lisiez pas, je vous dirai que nous avons donné le prix de l'é- loge de Corneille à un discours qui n'est ni com- posé avec beaucoup de sagesse, ni bien purement écrit, mais qui a de la chaleur et de beaux mou- vemens. 11 est d'un jeune homme de 23 ans, ap- pelé Yictorin Fabre; on l'a préféré par cette raison à un discours d'un M. Auger, homme de mérite, que vous ne connaissez peut-être pas, mais qui a déjà donné de bonnes choses et dont le discours , fort bien composé, fort bien écrit, a paru froid, et auquel par cette raison nous n'avons donné que l'accessit. Vous verrez par les papiers que, dans la même séance, on a lu un chant du poème de la Nature de feu Lebrun, qui n'a point encore été imprimé. Je vous dirai, à cette occasion, ce qui s'est passé à l'Académie. J'avais dit. à propos des dispositions qu'on faisait pour l'assemblée publique, qu'il se- rait à souhaiter qu'après la prose d'un long dis- cours et de quelques extraits de l'accessit, on pût venvover les convives sur la bonne bouche, en leur faisant entendre quelques vers , et j'avais ajouté que c'était, pour ceux de nos confrères qui en fàl- 2 56 SUPPLEMEM. saient de bons , une dette envers le public et en- vers l'Académie. Sur cette observation, M. Chénier prend la pa- role, avec le ton rogne qui lui est habituel, et dit qu'il ne reconnaît point une semblable dette; que tous les membres de la classe ont payé leur dette par les ouvrages qu'ils avaient faits avant d'y entrer, et que, si je ne m'en crois pas quitte, je n'ai qu'à chanter à l'assemblée publique ma chanson de 77 couplets. Pour ne pas interrompre la délibé- ration , je lui ai répliqué qu'il était envers moi bien gratuitement injurieux , que ma proposition n'était pas plus relative à lui qu'au reste de nos confrères, dont aucun ne se tenait offensé; que je n'avais parlé que le langage établi dans l'ancienne Académie , etc. ; mais après la séance je me suis approché de lui et je lui ai répété combien il avait été injuste et déraisonnable, etc. Il m'a répondu que je voulais toujours régenter l'Académie. Je lui ai répondu que je ne régentais personne, mais qu'il aurait grand besoin d'être régenté. Ah ! re- prend-il, ce ne sera pas par vous. Certes, ai- je ré- pliqué , je ne m'en chargerais pas, car vous êtes incorrigible. Tout le monde lui a jeté la pierre, et Ségur et autres l'ont prêché; mais c'est bien peine perdue. Puisque j'en suis sur l'Académie, je vous conte- rai une petite mésaventure qui m'est arrivée à la dernière séance. 11 était question de donner un su- jet de prix pour 1 8 1 o. J'avais proposé le président LETTRE XIV. 20; Jacques-Auguste de Thou, Fauteur de l'histoire. J'avais dit qu'il avait été homme public d'un beau caractère; qu'il avait été employé par Charles ix , Henri m et Henri iv; mêlé aux affaires les plus importantes et en relation avec tous les grands personnages de cette époque ; employé comme commissaire à la conférence de Fontainebleau , entre le cardinal Duperron pour les Catholiques , et Duplessis-Mornay pour les protestans ; que, selon le président Hénault , ce fut lui et Colignon, chancelier de Navarre , qui dressèrent les mémoi- res sur lesquels fut fait l'édit de Nantes; qu'il fut chargé, avec le cardinal, de réformer l'université de Paris, et de travailler à l'établissement du collège de France, et qu'il remplit ces fonctions avec le zèle d'un homme de bien et la capacité d'un homme habile ; qu'il était l'auteur d'un morceau d'histoire universelle modelée sur les meilleurs historiens de l'antiquité , écrite d'un style élégant et pur, et où l'on voit observée la loi prescrite à l'historien de ne rien dire que de vrai , et de ne rien taire de ce qui l'est, etc. Je pouvais ajouter, que Voltaire, dans son Es- sai sur l'histoire , suit partout le président dans la partie que celui-ci a traitée ; qu'il l'appelle histo- rien éloquent et véridique ; que le président Hai- naultaeu lui-même confiance et qu'il le compte, avec Àlciat , Tiraqueau , Dutillet , Cujas, L'Hôpi- tal, etc., parmi les grands hommes qui ont fait du seizième siècle le siècle de la jurisprudence. Voilà MORELLET, TOM. II. 2" édit. 17 P.58 SUPPLEMENT. certes, assez de titres pour mériter un éloge et pour fournir à un discours une matière abondante et riche. Mais rien ne tient contre l'esprit de contradic- tion. G*** et le cardinal Maury se sont élevés l'un après l'autre contre ma proposition, tous deux, en disant que de Thou était un homme subalterne qui n'avait jamais été en première ligne. G*** pré- tendant que, puisque son histoire était écrite en latin, il ne pouvait pas être l'objet d'un éloge à l'Académie française (quoique L'Hôpital et Cati- nat , etc. n'aient point été loués pour leurs écrits français) , et proposant l'éloge de Labruyère, et Maury voulant l'éloge de Bossuet. En allant aux voix , le sujet de Bossuet a été écarté , et celui de Labruyère adopté. De sorte que l'Académie donne deux ans pour faire un éloge de Labruyère , dans lequel on ne connaît que l'écrivain et l'homme point du tout; sur l'ouvrage duquel on peut faire huit ou dix pages sans plus; qui, d'ailleurs, sont déjà faites parfaitement par Suard , à la tète d'une édition de Labruyère , etc. Voilà la manière dont nous délibérons et dont nous décidons. Je ne sais si je vous ai parlé d'une petite querelle que j'ai eue avec un M. Bernardi qui, en faisant, dans les archives littéraires , l'extrait de l'ouvrage d'un M. Bexon , a parlé avec irrévérence de Voltaire et de Beccaria. Je l'ai relevé de sentinelle dans le cahier des archives de février ; et comme on m'en a LETTRE XIV. 259 donné quelques exemplaires tirés à part, je vous en envoie deux. Vous et moi, nous avons été les fauteurs de ces deux hérétiques-là, et parbleu je ne les aban- donnerai pas en proie à la dévotion politique du jour. J'ai, pour cela, de nouveaux motifs dans ma nomi- nation au Corps législatif, qui doit s'occuper bien- tôt du Gode criminel. Si, en cette qualité, nous avons un travail véritable à fournir, je regretterai de ne vous voir pas au faubourg Saint-Honoré, où je pourrais aller causer et m'instruire en causant. Vous avez sûrement été instruit du nouveau plan d'organisation de l'instruction publique. Vous avez su qu'il en a été projeté un grand nombre , ou , pour parler mieux , que les premiers projets ont été modifiés plus ou moins dix à douze à la fois , ce qui est facile à comprendre , vu la difficulté de l'entreprise. Vous avez appris que Fontanes a été fait grand-maître de la nouvelle université. Je vous avoue que je crois que, si le plan est exécuta- ble, c'est par lui ; mais je ne crois guère à la pos- sibilité de l'exécution. Fontanes m'a mis , de son propre mouvement et sans me consulter, sur une liste des premiers conseillers , qui a été et qui est peut-être encore sous les yeux de l'Empereur. Je l'ai prié de m'en retirer, parce que mon âge me met hors d'état de bien remplir cette place, qui deman- dera beaucoup de travail. L'excédant de fortune et d'aisance que j'aurais en acceptant me touche trop peu pour que je me charge d'un emploi que je ne pourrais remplir. Sotve senescentem , doit 260 SUPPLÉMENT. être désormais ma devise. Au reste , l'Empereur est parti pour le midi sans avoir fait encore aucune nomination. Pendant que Mme de Staël est à Tienne, où elle a, dit-on, des succès merveilleux, son fils aîné, qui est ici à la poursuite de la liquidation des deux millions qu'il réclame , ne réussit pas moins. Il a beaucoup d'esprit , et un sage et excellent esprit. J'en ai entendu hier faire un éloge complet par un de nos grands personnages en éminente dignité, et je l'ai confirmé de mon suffrage sans autorité , mais bien fondé sur ce que je connais du jeune homme. Nous avons ici Benjamin Constant, qui va lisant une tragédie en cinq actes imitée de Shiller, et dont le sujet est la mort de Walestein. Je n'en sais pas davantage, ne l'ayant pas entendu. Quelques personnes, qui la connaissent, m'ont dit qu'il y a de beaux vers et deux beaux actes ; mais on augure mal de l'effet total. INous avons ici, depuis quelques mois, une tragédie d'un autre genre. C'est une brouillerie complète, quoique non encore suivie de sépara- tion, deM. et de Mrae de R**\ La querelle est publi- que , etc. Je ne vous dis pas combien notre littérature est stérile. Si on en excepte la vie de Fénélon, ouvrage, à mon avis, très-distingué, et dont je crois vous avoir déjà parlé , il ne paraît rien. Dans ma querelle avec LETTRE XIV. 2 6 1 Chénier, nos poètes de l'Académie ont donné pour motif de leur silence l'insolence des journalistes, qui est en effet bien propre à dégoûter de se faire auteur. Mais cette crainte, qui est excusable dans ceux qui ne font pas de la littérature leur métier, ou dans des vieillards comme moi qui sommes dispensés de cette obligation , comme de tout ser- vice militaire , ne l'est pas dans des jeunes gens, ni dans des littérateurs de profession , qui sont faits pour aller à la tranchée. Qui de nous n'a pas fait cette petite guerre? Je ne m'en suis pas trouvé mal , quoique j'ai été fort mal traité par le sieur Geoffroi. Je ris, en pensant qu'après que ce ma- raud a imprimé dans dix-sept mille feuilles de son journal que j'étais un malhonnête homme et que j'ai mené une vie méprisable, je me suis vu appelé par le Sénat, aune grande majorité de suf- frages, à une place au Corps législatif. Et je puis dire à ce spadassin littéraire. Les gens que vous tuez se portent assez bien. J'oubliais de vous parler du succès de notre as- semblée. Le discours couronné a été fort bien ac- cueilli , ainsi que des fragmens considérables de l'accessit et de deux autres pièces à mention hono- rable ; mais le chant du poème de la Nature , du satirique Lebrun, intitulé le Génie, m'a paru, ainsi qu'à un grand nombre d'auditeurs , un véri- table amphigouri à la manière de Collé , ou , si vous voulez, un poème du genre du pèreLemoine, du style le plus boursoufflé, rempli de termes 26'2 SUPPLEMENT. impropres , de figures bizarres , d'expressions for- cées, de métaphores extravagantes, etc.; enfin, vraiment détestable ; malgré la grande réputation du Pindare français, nommé par décret du Direc- toire poëte lauréat et le premier poêle du monde. C'est Ginguené qui est dépositaire de ses restes précieux. En annonçant la lecture qu'on allait faire, on a fait part au public d'un projet d'édi- tion des œuvres de Lebrun, qui contiendrait, a-t- on dit , cinq cents épigrammes , quelques poëmes et deux livres de poésies. A cette annonce de cinq cents épigrammes , il s'est élevé un gros rire de toute l'assemblée , et les cœurs se sont épanouis à la promesse de ce grand festin donné à la malignité humaine. Quant à moi , j'ai été soulagé en me confirmant dans la pensée que, malgré le sel de ses épigrammes , il était un mauvais poëte. Il y a tou- jours un grand plaisir à reconnaître qu'un homme méchant a moins de talent que l'on ne dit. Il y a long -temps que je veux vous prier de faire quelque attention aux feuilletons du Pubiiciste signés d'un P...qui signifie Pauline de Meulan (1). Je ne sais si vous avez remarqué la justesse , la fé- condité, l'agrément, la finesse de ses observations sur des sujets très-variés. Ce qu'il y a de plus étonnant , ce qui est à la connaissance certaine de Suard et de moi, c'est qu'elle écrit ses articles (i) Aujourd'hui M'"0 Guizot, [Note de U Éditeur.) LETTRE XIV. ^63 stans pede in uno du soir au lendemain , sur la demande du rédacteur ; qu'elle fait ainsi l'extrait d'une pièce de théâtre dont elle a vu la première représentation la veille , et d'un gros livre qui vient de paraître. J'ajoute, que je ne connais aucun homme de lettres qui ait une littérature plus saine , un meilleur style, et plus d'idées piquantes et neuves. Il est temps de terminer mon bavardage , vovis savez que c'est le défaut des vieillards ; et je suis dans tous leurs droits, puisque je suis entré, il y a déjà plus d'un mois, dans ma quatre-vingt-deu- xième année, aussi ai-je fait la chanson pour l'an- niversaire de ma naissance, tribut que je paie à mes amis tous les ans. Si vous étiez à Paris, je vous la chanterais, les coudes sur la table et le verre à la main ; car, à mon âge , on n'est excusable de chan- ter qu'à ce moment et à cette condition , parce que c'est, selon le précepte d'Horace, desipere in ioco. Il faut que je finisse, car, pour vous avoir écrit la minute de ce que je vous ai envoyé, ma vue est horriblement fatiguée. Je prie Votre Excellence d'agréer mes Irès-huni- bles civilités. MOKELLET. 564 àOTE NOTE DE L'ÉDITEUR. Nous devons regretter que l'abbé Morellet n'ait point conduit plus loin le récit de sa vie. Les lé- gères indications qu'il donne ici , depuis l'année 1800, ne sont pas même complètes; il oublie, dans le compte qu'il rend de ses occupations lit- téraires, les attaques un peu vives qu'il dirigea contre les premiers ouvrages d'un grand écrivain qui lui paraissait avoir plus de génie que de goût, et dont il voulait montrer les fautes pour préserver la jeunesse des dangers de l'imitation. Les Observations critiques sur Atata parurent en 1801 , et furent lues avec profit. On n'a pas as- sez remarqué combien de passages ont été corri- gés par l'auteur , d'après les avis du critique; presque toutes les imperfections qu'il relevait ont disparu dans les dernières éditions. 11 est à dé- sirer que l'illustre auteur des Martyrs consulte aussi les observations de l'abbé Morellcl sur cet de l'éditeur. 265 ouvrage (1) ; il importe à la gloire littéraire de la France que ces belles compositions arrivent à la postérité aussi parfaites qu'elles peuvent l'être. Depuis 1 8o3 , époque de la nomination de l'abbé Morellet à l'Institut, la liste de ses ouvrages nous offre une longue suite de travaux sur la langue et la grammaire. Nul ne remplit avec plus d'assiduité ses devoirs d'académicien ; ses confrères ne l'imitaient pas , et il avait acquis le droit de s'en plaindre. Nommé secrétaire de la commission du diction- naire , il poursuivit avec un nouveau zèle ses re- cherches et ses études sur la langue ; et , à com- mencer surtout de l'année 1807 jusqu'à ses derniers momens, on ne lui trouve presque point d'autre occupation. Il s'était toujours plu aux travaux de ce genre; c'était aussi un des amusemens de M. ïur- got , son ami. Nous donnons les titres de plusieurs de ses écrits sur la grammaire dans le catalogue des ouvrages imprimés : quelques-uns sont restés ma- nuscrits. Au milieu de ces occupations paisibles , l'abbé Morellet, nommé , par un sénatus-consulte en date des 17 et 18 février 1808, membre du Corps législatif pour le département de la Seine , prit séance le 25 octobre de la même année. Il fut élu candidat à la présidence pour la session de 1809. (1) Mélanges , tome II. page 1C6. 266 NOTE jNous voudrions pouvoir donner plus de détails sur cette époque de sa vie ; mais nous invoquons le témoignage de ses anciens collègues à la législa- ture. Sa conduite , suivant eux , y fut toujours no- ble ; ses paroles , franches et indépendantes. Lors- qu'un membre , ami et défenseur de l'humanité , voulut demander la réforme de quelques articles du Code criminel , il ne trouva qu'une signature, celle de l'abbé Morellet. Dans le comité secret du 3 avril 1814 > il donna son adhésion à l'acte de déchéance. Le 1 cr octo- bre 1814? il prononça, dans la Chambre des dé- putés , une opinion sur la loi relative à l'impor- tation des fers étrangers , opinion imprimée par ordre de la Chambre , et où on le retrouvera fi- dèle à son grand principe de la liberté du com- merce et de l'industrie, à sa haine pour le mono- pole et le privilège : « Ce que vous demandent les maîtres de forges, c'est le monopole des fers; et, puisque tout monopole est une at- teinte à la propriété et à la liberté de tous ceux qui n'en jouissent pas , protecteurs que vous êtes de ces drois sa- crés, vous les défendrez sans doute. » Les effets funestes du monopole sont trop manifestes pour pouvoir être révoqués en doute. Tous les genres de travaux et d'industrie emploient le fer, depuis le soc de la charrue et la bêche, jusqu'au rasoir, et à la lime qui fait les dénis d'une roue de montre. Le monopole enché- rissant le fer cl l'acier du double de ce qu'ils nous coûlenl de l'éditeur. 267 lires de l'étranger, causerait une perte immense pour la nation qui s'y soumettrait. » Je dis pour la nation , parce que , le monopole étant à la charge des consommateurs , et tous les habitans d'un pays étant consommateurs de ce qu'ils ne fabriquent pas , la prohibition ou les droits prohibitifs sur une production du sol ou de l'industrie , telle que les fers , est une at- teinte à la propriété de tous les citoyens , excepté les seuls maîtres de forges. » J'essaierai de donner une idée de cette perte pour l'a- griculture seulement. Les maîtres de forges conviennent, dans un de leurs mémoires , que l'excédant de dépense que causerait à l'agriculture le renchérissement des fers pourrait être de 5o fr. par charrue. Selon Lagrange et Lavoisier, noms chers à tous les amis du bien et de la vérité , on peut compter en France neuf cent vingt mille charrues. D'après ces données , le dommage causé à l'a- griculture seule serait de 46 millions, etc., etc. » Il voulait aussi , dans la même session , défendre la liberté de la presse, qu'il avait déjà défendue plusieurs fois dans le cours de sa longue carrière, et surtout en 1760 sous les verrous de la Bastille, et en 1796 contre Chénier ; mais il craignit que sa voix , affaiblie par l'âge , ne pût répondre à la force de sa conviction. L'abbé Morellet a été , sans interruption, mem- bre du Corps législatif et de la Chambre des dé- putés , depuis le 25 octobre 1808 jusqu'au i3 juillet 181 5, jour de la dissolution légale de la Chambre , en vertu de l'ordonnance du roi. 268 KOTE Les dernières années de l'abbé Morellet ont été calmes et heureuses. Attaqué de temps en temps par l'esprit de parti , il ne répondit qu'une fois ; et sa réponse, noble et modérée, est moins une apologie pour lui-même, qu'une défense du dix- huitième siècle dont il avait traversé plus de la moitié, et des grands hommes dont il avait mé- rité l'affection et l'estime. K toutes les époques de sa vie, il avait fait sa jouissance la plus vive de ce qu'il appelle souvent, dans ses Mémoires, xme lionne conversation , et cette douce occupation de l'esprit fut aussi le plaisir de sa vieillesse et le délassement de ses longs travaux. Les hommes de lettres les plus distingués venaient recueillir de sa bouche les traditions de la raison et du goût ; tous les ans, le 3o novembre, on célébrait avec attendrissement et vénération , la fête du vieil- lard , et on applaudissait à ses aimables chants , pleins de naïveté et de grâce; des ministres, des hommes d'état , qui ne craignaient point la philo- sophie et la vérité, joignaient leurs hommages à ceux de sa famille et de ses amis, et venaient cher- cher auprès de lui cette liberté que bien des socié- tés promettent, mais qu'elles ne donnent pas. Les cercles de l'abbé Morellet sont peut-être le dernier exemple de ces réunions , si vantées dans le der- nier siècle, où la distinction des rangs faisait place vu charme de se distraire et de s'éclairer, où le bon goût était la seule loi . et le bon esprit la seule autorité. de l'éditeur. 269 Un écrivain a loué dignement l'abbé Morellet , en s'exprimant ainsi : «Je ne dirai qu'un mot pour donner une idée de son caractère à ceux qui ne l'ont point connu. M. Morellet a vécu plus de quatre-vingt-douze ans , et n'a jamais eu le cha- grin de perdre un seul ami autrement que par la mort. » Recherché dans la société , environné de la con- sidération et de l'estime publique , il recueillait paisiblement les fruits honorables d'une vie pure et laborieuse, lorsqu'un accident terrible, arrivé en 1814 ? le priva long-temps de mouvement et de force. Le 3 décembre , les chevaux de la voiture où il était s'emportèrent , et allèrent la briser con- tre une borne. Il eut la cuisse cassée par cet af- freuse chute , qui pouvait être mortelle. Son ex- cellente constitution résista cependant à cette épreuve ; l'attachement vraiment filial , le zèle , les soins touchans de ses deux nièces le firent comme survivre à lui-même, et l'assiduité de ses amis le consola de ne pouvoir plus les aller trouver. L'abbé Morellet , qui , sans cet événement , aurait égalé et surpassé peut-être la vieillesse de Fontenelle, céda enfin au poids des souffrances et des années. Il mourut le 12 janvier 1819. Il était né à Lyon le 7 mars 1727. On ne connaîtrait pas tout son caractère, cette bonté aussi persévérante que sa fermeté , cette force mêlée de grâce et de douceur , cette gravité imposante mais aimable, ce cœur naturellement 2TU NOTE DE L EDITEUR. austère, mais que les témoignages d'une amitié vraie remplissaient de bonheur et de joie, si nous ne donnions ici, pour le faire mieux juger, quel- ques extraits des petites pièces que le vénérable vieillard chantait le jour de sa fête au milieu de ses amis. C'est là surtout qu'on le verra tel qu'il était au sein d'une famille quit eût été heureux de choisir , comme l'a dit aussi M. Campenon , si la nature ne la lui avait donnée. Il y parle souvent de la vieillesse; il la célèbre comme Pé- trarque chantait Laure, et il la fait aimer. POÉSIES POESIES. 2"Ô POUR LE JOUR DE MA FÊTE, STANCES, ou si l'on veut, Couplets sur l'air des Revenans. Depuis que la parque indulgente Me laisse compter par huitante Les pas du temps , Mes amis trouvent merveilleuse La course prolongée, heureuse, De mes vieux ans. Mais si mon modeste partage Peut mériter aux yeux du sage D'être envié, C'est par le flatteur avantage D'être le bienfait de l'ouvrage De l'amitié. Quand, des biens qu'elle nous mesure, Loin de moi la sage nature Porte le cours- Que tout autre plaisir s'envole L'amitié me reste , et console Mes derniers jours. MORELLET, TOM. II. 2e édiU l3 2 7 f POESIES. C'est l'amitié que j'ai servie , Qui prête à l'hiver de ma vie Quelque chaleur, Et dont la bienfaisante flamme Entretient encor dans mon âme Quelque vigueur. C'est elle dont la main prudente Offre a ma marche chancelante Un sûr appui , Et dont l'œil vigilant me guide Au chemin où mon pied timide M'aurait trahi. Pour fêter mon humble naissance, De qui me vient cette abondance D'aimables fleurs? C'est l'amitié qui fait éclore , Sous les frimas . ces dons de Flore , Et leurs couleurs. Mais des fleurs la plus agréable, Et que voit couronnant ma table Toute saison^ Jouissance douce et durable, Amis, c'est une nièce aimable A la maison. On me dit que c'est chose rare., Et dont la nature est avare; Je le crois bien : Un lot, comble de la fortune, Est donc d'en avoir deux pour une; Et c'est le mien. En i8i5, ses chants ont quelque tristesse; il déplore les malheurs de sa patrie; mais l'espoir POÉSIES. 2^5 d'un meilleur avenir anime encore sa muse octo- génaire : Dans le cours d'une longue vie , Par l'amitié que j'ai servie, J'ai vu fêter mon jour natal j Et moi-même , enhardi par elle , Sur ma modeste chalumelle. Je l'ai fêté tant bien que mal. Ma quatre-vingt-neuvième année Va finir avec la journée, Et je n'ai point fait de chanson. îNous voulons votre anniversaire, Disent mes amis en colère , En couplets de votre façon. Hélas! j'ai pu les satisfaire Tant que les fléaux de la guerre Loin de nous étaient écartés; Aujourd'hui ma lyre craintive IN'a plus qu'une corde plaintive, Echo de nos calamités. Captif aux terres étrangères , Loin de la tombe de ses pères. L'Hébreu détendait son ciranor ; En nos propres foyers esclaves , Chargés de pesantes entraves , Comment chanterions-nous encor? O France! les jours de ta gloire, Ces jours d'éternelle mémoire, Vivront à jamais dans nos cœurs : Malheur au citoven impie Qui peut, en la voyant flétrie, S'abstenir de verser des pleurs? 2~6 POÉSIES. Dans les stances de l'année suivante, il s'exprime avec plus de confiance sur les deslinées de son pays , dont la prospérité avait fait pendant soixante et dix ans l'objet de ses travaux ; Chef d'une race auguste et chère Un roi, de ses sujets le père, A nos vœux est enfin rendu • Et la présence salutaire D'une déité tutëlaire A notre attente a répondu. De sa lutte avec l'infortune Il a la gloire peu comntune De revenir victorieux j ISoble et vertueux caractère, Digne du respect de la terre Et des récompenses des cieux. Victime promise a la hache, Il faut malgré lui qu'on l'arrache Aux fureurs d'un peuple égaré ; Il s'éloigne, ô douleur profonde! Sans pouvoir épargner au monde Le crime aux enfers préparé. Poursuivi d'asile en asile. Et devenu l'hôte tranquille D'un peuple libre et généreux , 11 eu rapporte les maximes Qui, sous leurs princes légitimes, Ont rendu leurs sujets heureux. Une charte conservatrice , Présent de sa main bienfaitrice, POESIES. 2~J Fixe nos droits et nos devoirs.. Et, règle aussi juste que sage, Détermine l'heureux partage Et les bornes des trois pouvoirs:. La même année , il fît un éloge de la vieillesse ; dont les connaisseurs ont retenu plusieurs stances, et que tous ceux qui ont vu et entendu l'auteur ne peuvent lire sans émotion : LA VIEILLESSE. Mes amis , voyant terminée Ma quatre-vingt-dixième année , Viennent chez moi s'en réjouir : Ils prétendent que la vieillesse Est un bien comme la jeunesse, Et que le sage en sait jouir. J'aime cette philosophie Oui console et charme la vie ] J'en ferai l'objet de mes chants : Pour elle que ne puis-je encore Faire entendre une voix sonore Et de mélodieux accens! Cicéron, louant la vieillesse, Répand sa grâce enchanteresse Sur cet intéressant sujet. Où prendrais-je un meilleur modèle? Heureux! si, d'un pinceau fidèle, Je puis en rendre quelque trait. v 2~S POÉSIES. La nature, avec complaisance , Des faveurs qu'elle nous dispense INous donne une juste fierté : Nestor, au phrygien rivage , S'enorgueillit de son grand âge, Comme Hélène de sa beauté. Pour arriver à la vieillesse , INul de nous qui dans sa jeunesse Au ciel n'ait adressé des vœux. Devenu vieux, peut-il se plaindre Du sort qui lui permet d'atteindre A ce qu'il demandait aux dieux? Dans un drame, œuvre du génie, L'auteur donne a chaque partie Un soin égal et ménagé ; Le dernier acte de sa pièce, La nature, avec maladresse, L'aurait-elle donc négligé ? Au jardin , la poire odorante Acquiert la saveur qui contente Un goût délicat et sûr, Mais c'est quand le iront de l'automne Va perdant sa verte couronne: Et le vieillard est un iruit mûr. Une main , des hommes amie , Sur le chemin de notre vie A semé les fleurs du plaisir. Biais à la riante jeunesse A-t-elle borné sa largesse? IVon : le vieillard peut les cueillir. Toujours sobre , jamais austère, Aux plaisirs de la bonne chère POESIES. 279 Il ne sera point étranger ; Et les jouissances naïves De ses gais et jeunes convives. Il se plaît a les partager. Des maîtres de cette sagesse Qui fit la gloire de la Grèce Où se dévoilent les secrets? Plutarque et Platon nous apprennent Que leurs grandes leçons se prennent Dans la salle de leurs banquets. Ce vieillard rassis et paisible , ]Ne le crovez pas insensible Aux douceurs de la volupté : La nature bénigne et sage Lui laisse , pour l'hiver de l'âge , Quelque chaleur de son été. Hélène, volant empressée Vers Paris, à la porte Scée, Enchante les yeux des vieillards; Ils ont oublié que pour elle Se fait cette guerre cruelle- Qui va renverser leurs remparts. Heureux surtout est le partage Du vieillard qui, dans son jeune âge, Connut les plaisirs de l'esprit ! La vérité qu'il a servie, Qui fut son idole chérie . Il l'embrasse encore et jouit. Sous la main du temps qui m'entraîne, Dit le législateur d'Athènc , Je vieillis nrunstruisant toujours; Et tous les soirs, à sa mémoire Caton retrace, et s'en lait gloire, Les souvenirs de tous les jours. 28© POÉSIES. C'est par la voix de la vieillesse Que les conseils de la sagesse Des nations sont entendus : Et que les droits de la justice , En butte a l'humaine malice , Sont proclamés et défendus. Ainsi la faux du temps s'arrête ; Du vieillard épargnant la tête, Elle respecte aussi son cœur- Et, comme aux Iles-Fortunées Un vin gardé de cent années, Vieillisant, il devient- meilleur. Le bon vieillard de La Fontaine Se donne des soins, de la peine, Pour le bien, le plaisir d'autrui ; Mais, trahissant sa bonhomie, Sa naïveté nous confie Que le grand plaisir est pour lui. Ce doux emploi de la richesse Fit le bonheur de ta vieillesse, Sage et bienfaisante Geoft'rin; Fassent mes vers que ton nom dure Jusque chez la race future , Sans être gravé sur l'airain. Qui de nous n'a souhaité d'être L'hôte de ce vieillard champêtre Des bords du Galèse argenté? Tableau d'une heureuse vieillesse r Qui nous lait pleurer de tendresse Et console l'humanité. Mais ce bonheur dans le vieil âge , IS'en peut-on jouir qu'au village? POÉSIES. 2$l sie peut-on le trouver qu'aux champs? Le vieillard au sein d'une ville , Comme aux lieux qu'a chantés Virgile, Peut voir heureux ses derniers ans. C'est la qu'aux plaisirs de la table La conversation aimable Ajoute ses charmes piquans; Et, dans le salon prolongée, Par le bon esprit dirigée , Change les heures en instans. C'est là, selon ses espérances, Qu'il voit les belles connaissances Et se propager et fleurir : Heureux des fruits qu'il en présage Et d'une gloire qu'il partage , S'il put lui-même y concourir. Enfin un bonheur du vieil âge, Dont je puis rendre témoignage, Et dont Cicéron n'a rien dit, Est dans les soins d'un sexe aimable, De qui la bonté secourable Le soutient et le rajeunit. Quand le terme fatal s'avance, Elles nourrissent l'espérance Au cœur le moins bien affermi : Et leur société vient rendre Quelque sentiment doux et tendre A l'âme de leur vieil ami. Les dieux voyageurs sur la terre Se reposent dans la chaumière De Philémon et de Baucis; Et fiers d'une faveur si belle, Les vieillards montrent l'eseabellc Où le roi des dieux s'est assis. '2§2 POÉSIES. C'est l'honneur fait a ma vieillesse Par l'heureux concours qui s'empresse Autour de mes humbles fovers, Et, suspendant par sa présence Ma longue et cruelle souffrance , Reçoit mes soins hospitaliers. Le vieillard, à Lacédémone , Le front paré d'une couronne, Au gymnase se faisait voir : Mais , pour l'égalité civile , 11 était aux festins de ville Réduit au simple brouet noir. On ne fait plus aucune eslime De ce monastique régime : Nos vieillards sont plus délicats; 11 n'en est point qui ne préfère Le punch et le vin de Madère A l'eau du limpide Eurotas. Que de ces liqueurs bienfaisantes En libations abondantes Des toasts aux vieillards soient portés; Et, dans cette innocente orgie. Pour eux qu'aux confins de la vie Les pas du temps soient arrêtés. Souhaitez-leur d'atteindre encore Les jours dont nous voyons l'aurore , Un règne sa^e et glorieux , Dédommagement légitime Des temps de malheurs et de crime Ecoulés sur vous et sur eux. Enfin, la plus remarquable sans don le de ces pièces fugitives est celle que nous allons donner POÉSIES. ^83 en terminant ces extraits. L'auteur sentait sa vue s'affaiblir; il suppose qu'il est tout-à-fait aveugle, et se console lui-même dans des stances qu'on croirait échappées à la vieillesse de Voltaire : LE VIEILLARD DEVENU AVEUGLE, Pr.Ès de la fin d'une longue carrière , Mes yeux au jour viennent de se voiler; C'est par des chants, comme le vieil Homère, Qu'en mon malheur je puis me consoler. En regrettant les plaisirs qui me quittent , Je vous dirai combien ils furent doux ; Comme en leur cours nos ans se précipitent, Et de quel prix les momens sont pour nous. Vous m'entendrez bénir ma destinée , Quoique du temps je ressente les coups; Et de me jours la chaîne fortunée , Mes vœux au ciel l'imploreront pour vous. Ah! jouissez dans une autre Arcadie. De tous les biens que Virgile a chantés ! Au souvenir d'une assez longue vie, Je vous dirai : Moi, je les ai goûtés. Soyez heureux en voyant ces campagnes Riches des dons de Cérès, de Bacchus, Ces prés, ces fleurs, ces bois et ces montagnes -p Et plaignez-moi, car je ne les vois plus. 28 \ POESIES. Portez vos pas a ces brillantes fêtes Où le plaisir devance vos souhaits, D'aimables fleurs couronnez-y vos têtes : Ces jeux rians pour moi ne sont plus faits. De tous les arts, prodiges de notre âge, Voyez cent fois les chefs-d'œuvre divins : Je ne puis plus leur porter mon hommage; Pour en jouir mes efibrts seraient vains. Et ces beautés, orgueil de la nature, Charme des cœurs et délices des yeux, JNe plus les voir, c'est, des maux que j'endure, Ah! croyez-moi, c'est le plus douloureux. Mais du tableau des maux de la vieillesse Pourquoi voudrais-je ici vous affliger ? Cherchons plutôt, et ce sera sagesse , Tout ce qui peut au moins les soulager. A mon malheur je dois cet avantage De ne plus voir cent objets odieux j Et j'en supporte avec plus de courage La sombre nuit qui me cache les cieux. De l'air hagard du dévot fanatique, De son cou tors , de ses sourcils froncés , De l'air pédant du dévot politique Mes yeux éteints ne seront plus blessés. A mes regards l'absurde calomnie IN'oftrira plus mes traits dénaturé^, Et j'entendrai les témoins de ma vie Compter mon nom dans les noms honorés. POÉSIES. 285 De l'écrivain, menteur périodique, Je ne lis plus les coupables pamphlets, Empoisonneurs de la raison publique , Adulateurs des plus crians forfaits. Si j'ai besoin de remplir l'heure oisive , De mes amis n'ai-je pas le secours? Ils charmeront mon oreille attentive Par leurs brillans et solides discours. Jo n'aurai plus, ô Racine, 6 Molière, Entre les mains vos immortels écrits $ Mais une voix et secourable et chère Viendra me rendre et mes pleurs et mes ris. Divin Horace, et toi, bon La Fontaine, Pour vous j'ai moins a regretter mes yeux. Que ma raison demeure toujours saine , Je puis , par cœur, vous répéter tous deux. Un bon ami, prenant en main Tacite, Me redira les crimes des tyrans , Et les vertus dont l'aspect les irrite , Et de leurs cœurs les remords déchirans. Et toi , Mentor, politique sublime , Trop peu connu des peuples et des rois ! Je t'entendrai dénoncer comme un crime La guerre impie et les sanglans exploits. On me lira sans cesse ce Voltaire Qui sut si bien embellir la raison, Dont le génie a porté la lumière Jusqu'aux confins d'un immense horizon. 286 POÉSIES. De Saint-Lambert, de Thomas, de Delille Je me ferai redire les beaux chants, Tant qu'une oreille heureusement docile Jusqu'à mon cœur portera leurs accens. O des talens merveilleuse puissance ! A votre voix le bonheur m'est rendu ; Vous remplacez, dans votre bienfaisance, Par vos clartés, le jour que j'ai perdu. Puissent ainsi, par une douce pente, Couler mes ans jusques à leur déclin; Et l'amitié, de sa main complaisante, Guider mes pas au reste du chemin ! OBSERVATIONS SUR LA CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE DE GRIMM. AVIS. A la suite des Mémoires de l'abbé Morellet , nous plaçons des Observations inédites du môme auteur, sur quelques époques de sa vie, et sur trois ou quatre de ses ouvrages, étrangement défi- gurés par Grimm dans sa Correspondance littéraire. On verra successivement reparaître ici M. INecker, l'abbé Galliani, Beccaria, Mme Geoffrin. Il nous a semblé que ces réflexions , qui ne pouvaient entrer dans les Mémoires mêmes sans en troubler l'ordre , mais dont plusieurs sont d'un intérêt général, méritaient d'être conservées. ]Nous les plaçons ici, parce qu'elles ont trop d'étendue pour faire partie des Notes et Pièces justificatives. OBSERVATIONS SUR LA CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE DE GRIMM. J-Jes lettres de M. Grimm ont été , depuis leur publication , l'objet de plusieurs critiques. On a dit avec raison qu'en divulgant ce que le corres- pondant n'avait destiné qu'à celui qui l'emploie , on change la nature des choses , des lettres en li- belles , des légèretés en noirceurs > des bavar- dages en diffamations. Des hommes raisonnables ont porté le même jugement de la correspondance de Mme du Deffand avec M. Walpole ; de celle de Collé ; des Mémoires de M. de B*** et de ceux de M. de L**% dont on n'a pas permis la publication; enfin , de la correspondance même de M. de La Harpe. Plusieurs critiques de différens partis ont condamné unanimement, comme scandaleuse et immorale, la publication de ce genre d'écrits. MOREIXfeT, TOM. II. 2e édit. ]Ç) 2Q0 OBSERVATIONS Je ne prétends pas ici traiter la question géné- ralement , ni envelopper dans la même condam- nation les divers ouvrages que je viens de rappe- ler. Je ne veux parler que des lettres de M. Grimm, et relever quelques-unes des faussetés dont elles sont remplies. Mais en ne me proposant que ce but, j'ai pensé pourtant que j'en atteindrais un autre, que je crois d'une assez grande utilité , si j'inspirais à mes lec- teurs quelque défiance de ce genre d'écrits qu'on appelle Correspondance littéraire. 11 suffît, en eiFet , pour atteindre ce but par une route directe et facile , de rassembler un certain nombre de ju- gemens de M. Grimm , dont je ferai voir clairement la légèreté et l'injustice. Dans le grand nombre d'hommes de lettres du dix-huitième siècle dont il a fait mention, il y en a un qu'il a poursuivi avec plus d'acharnement que les autres ; il en a parlé fréquemment, et tou- jours avec le ton du dénigrement et de la satire. Cet homme de lettres , objet des méchancetés de M. Grimm , a passé trente ans de sa vie avec lui dans les mêmes sociétés, chez le baron d'Holbach , M. Helvétius, M. Necker , Mme GeofFrin , etc., sans avoir jamais éprouvé de sa part aucune mar- que de malveillance. Je trouve les principales de ces attaques sous des formes un peu étendues à quatre occasions différentes : la première , à propos des écrits de l'abbé Morellet contre le monopole de la compa- SUR LA CORRESPONDANCE DE GRIMM, 2 0, l gnie des Indes; la seconde, à l'occasion d'un ou- vrage du même auteur en faveur de la liberté du commerce des grains ; une troisième sortie est di- rigée contre la traduction du traité Dei delitti e délie pêne 3 de Beecaria , publiée par le même au- teur ; la quatrième enfin , contre l'éloge ou portrait de Mme GeofFrin. Je ne me flatte pas de répandre sur une pareille discussion beaucoup d'intérêt. Il est question d'ouvrages écrits il y a quelque trente ou qua- rante ans , et des gens de lettres de ce dix-hui- tième siècle, tant calomnié aujourd'hui, et qui cependant doit avoir au fond peu d'importance pour le plus grand nombre de nos nouveaux con- temporains. Mais il y a pour les bons esprits d'au- tres intérêts que la curiosité du moment, l'intérêt de la vérité et celui de la justice, dont la défense mérite peut-être aussi quelque attention. I. Au tome premier, page 11.8, le correspon- dant raconte, à sa manière, l'histoire de la coa- lition des gens de lettres en 3770, pour ériger une statue à Voltaire ; et le dîner donné à cette occa- sion par Mme JNecker. L'abbé Morellet , admis dans cette société ainsi que M. Grimm, est insulté dans ce récit, sans que la circonstance en fournît au- cun prétexte. Ce qui paraissait , dit-il , omineux était de voir au nombre des convives l' abbé Morellet forte- ment inculpé d'avoir joué un rôle équivoque dans l'affaire de la compagnie des Indes, en 292 OBSERVATIONS portant sous le manteau de la philosophie la livrée de M. Boutin, II est difficile d'entendre comment l'abbé Mo- rellet a joué un rôle équivoque, en écrivant en fa- veur de la liberté du commerce de l'Inde contre le monopole de la compagnie. Quant à l'imputation d'avoir porté sous le manteau de la philosophie la livrée de M. Boutin , elle ne peut signifier autre chose, si ce n'est que l'abbé Morellet aurait écrit, non pas d'après sa propre opinion, mais seulement pour faire sa cour à M. Boutin , intendant des finances ayant le département de la compagnie des Indes. Or , la fausseté de cette inculpation résulte évi- demment de ce fait, que long-temps avant l'épo- que de son mémoire contre la compagnie , l'abbé Morellet avait publié plusieurs écrits en faveur de la liberté du commerce; dès 1 768 , un mémoire dont l'objet est d'obtenir la liberté de la fabrica- tion des toiles peintes en France, où elle était in- terdite, et où depuis elle a pris une si grande étendue; en 1761 , un écrit en faveur du trans- port des douanes aux frontières ; en 65 et 64 , di- vers mémoires en faveur de la liberté du com- merce des grains , etc. Ainsi, ses principes sur cette matière étaient parfaitement connus , bien avant qu'il eût eu aucune relation avec M. Bou- tin ; et il n'est pas vrai qu'en attaquant le mono- pole de la compagnie des Indes , il ait pris la li- vrée de personne. SUR LA CORRESPONDANCE DE GRIMM. 2q3 Un autre trait de satire de M. Grimm contre l'abbé Morellet , à propos de ce dîner ? c'est que- «les bonnes âmes, dit-il, étaient singulièrement » édifiées de le voir s'asseyant une fois par semaine »à la table de M. Necker, comme si de rien n'é- «tait, après le mémoire de M. Necker contre lui , » où il est accusé d'avoir donné des attaques indi- » rectes à la pureté des intentions des personnes «qui ont défendu jusqu'à présent l'utilité de la «compagnie des Indes; d'avoir établi une inquisi- » tion odieuse sur la propriété des actionnaires; «d'avoir discuté leurs droits avec une partialité » manifeste, sans mandat, sans commission de leur » part, sans en avoir aucun droit , etc. » Au seul exposé de ces inculpations , on voit que c'est une espèce de lieux communs qu'ont pu em- ployer de tout temps les défenseurs des mono- poles et des privilèges exclusifs contre ceux qui les ont attaqués ; elles sont pour ainsi dire de style et dictées par la situation; et, par celte raison, elles ne peuvent pas être regardées comme des in- jures vraiment personnelles. Elles n'en sont pas moins un tort de la part de celui qui les emploie , si l'adversaire ne les a pas méritées , et s'il prouve qu'elles sont injustes. C'est ce qu'a fait l'abbé Mo- rellet dans une réplique où, s'adressant à M. Nec- ker lui-même , il lui reproche d'avoir combattu dans cette lice de manière à étendre sur ta per- sonne les impressions défavorables qu'il don- nait des opinions , à quoi il ajoute que ce tort 29'f OBSERVATIONS disparaît devant l'estime et l'amitié qu'il lui a vouées depuis long-temps. Cette manière de prendre la réponse de M. Néc- ker a été , de la part de l'abbé Morellet, plus juste , plus raisonnable que celle que M. Grimm croit pouvoir lui prescrire. L'abbé Morellet ne s'est pas cru vraiment blessé. Il a supposé que M. Necker n'avait point eu cette intention , mais seulement celle d'employer tous les moyens favorables à la cause de la compagnie. M. Necker a dû oublier aussi ce que la réplique de l'abbé Morellet avait de franc, comme l'abbé Morellet avait oublié ce que le mémoire de M. Necker avait de dur. En- fin, il faut bien que M. Necker lui-même n'eût pas cru sa réponse si injurieuse à l'abbé Morel- let , puisque , dans cette supposition , lui-même au- rait rompu avec un adversaire qui l'eût méritée. Quant à l'effet du mémoire de M. Necker comme discussion , et aux acclamations du public * dont M. Grimm parle ensuite , j'observerai que ces ac- clamations étaient celles des actionnaires , juges bien suspects dans leur propre cause. Et qui ne voit , en effet, qu'un mémoire lu à leur assem- blée générale pour la défense de leurs privilè- ges, écrit par un négociant accrédité, ci-devant l'un des syndics de la compagnie , devait avoir ce succès d'un moment,, quand même il eût été en- > core moins solide et moins favorisé par les cir- constances ; mais ce succès ne fut pas de longue durée. La réplique de l'abbé Morellet parut à SUR LA CORRESPONDANCE DE GRIMM. 2Çp beaucoup de gens éclairés et au véritable public terminer la question. A sa suite intervint l'arrêt du conseil , qui suspendit le privilège de la com- pagnie et ouvrit l'Inde aux négocians de tous nos ports qui soupiraient après la liberté d'y porter leur industrie et leurs capitaux , et qui ne tardè- rent pas à user utilement de la liberté qu'ils avaient recouvrée : réponse victorieuse au mémoire de M. JNecker et aux acclamations de l'assemblée des actionnaires (1). II. M. Grimm , après avoir attaqué par des in- jures et non par des raisons le défenseur de la li- berté du commerce de l'Inde , se montre au t. Ier, p. 211, l'ennemi d'une autre espèce de liberté plus importante encore a la société politique , la li- berté du commerce des grains ; et en parlant d'une réfutation de l'ouvrage de l'abbé Galliani, par l'abbé Alorellet , il raconte avec une extrême satisfaction que « lorsque ce livre fut imprimé aux frais de » l'auteur, et que celui-ci voulait le vendre à son » profit, M. le contrôleur-général Terray lui fit «défendre de le publier, et que l'abbé Morellet se » vit par-là riche d'une édition entière et de quinze » cents livres de frais. » Et à ceux qui accuseront le procédé du ministre de dureté, M. Grimm ré- (i) L'auteur citait ici ses lettres de félicitations, qui lui furent rulressées a cette époque par Turgot et par Buffon, et il laissait au lecteur le soin de balancer ces autorités avec celle de M. Grlimn. On a vu les lettres de Turgot et de BufTon au Chapitre VHI des Mémoires. 20,6 OBSERVATIONS pond que a pour être équitable, il faut cependant » convenir qu'il est de la dernière impertinence d'é- *crire sur la liberté illimitée de l'exportation lors- » que le royaume est dans la disette , et que l'abbé * Morellet n'est pas trop mulcté de quinze cents » livres pour avoir écrit contre le charmant abbé.» On s'abstiendra de caractériser de tels jugemens; on demandera seulement comment un homme, touché de quelque amour pour la vérité , mettant quelque intérêt au progrès des lumières et à la li- berté d'écrire , peut approuver l'intolérance d'un ministre qui ne veut pas qu'on publie un ouvrage où la doctrine de la liberté de commerce est en- seignée avec tous les ménagemens et le respect dû au gouvernement même quand il se trompe; com- ment, avec quelque sentiment de la justice, il peut entreprendre d'excuser l'abbé Terray de cet abus d'autorité; comment il ose montrer une sa- tisfaction aussi indécente du tort réel que causait le ministre à l'auteur d'un ouvrage approuvé par les censeurs et imprimé avec permission; comment, enfin, il pouvait être impertinent décrire pour la liberté lorsque le royaume était dans la disette, quand on n'écrivait que pour prouver que la li- berté est le meilleur moyen de prévenir les disettes, et quand il était question de savoir si la disette n'était pas l'effet du défaut de liberté, etc. M. Grimm trouve encore un autre tort à l'abbé Morellet : « c'est qu'appelant l'abbé Galîiaui , son »aini depuis dix ans et en ayant reçu des services SUR LA COP^RESPONDANClï DE GRIMM. 2gj «d'amitié, au jugement des gens délicats, en fait «des procédés honnêtes, s'il croyait devoir corn- » battre publiquement les idées de son ami, il de- * vait commencer par lui communiquer sa réfu- » tation, et ne pas la publier sans son aveu. » Je n'ai pas besoin de dire que cette manière de penser caractérise un esprit indiffèrent à la vérité, et une âme fermée à tout sentiment de bien pu- blic. Elle est surtout criminelle lorsqu'on l'étalé à propos d'une discussion importante au bonheur des sociétés. Quoi ! lorsqu'il s'agit de rechercher quel est le système d'administration qui assure le mieux la substance des peuples, lorsqu'on traite d'intérêts si grands , un homme qui se croit ins- truit ne pourra pas réfuter un ouvrage dont les principes lui paraissent faux , en développer les paralogismes,, en montrer les funestes conséquen- ces , parce qu'il est l'ami de l'auteur, ou, pour parler plus exactement , parce qu'il vit avec lui dans les mêmes sociétés; il faudra qu'il en ob- tienne la permission de l'écrivain qu'il entreprend de combattre; et on ne pourra pas faire une ré- ponse à ('ouvrage du charmant abbé, parce qu'il est charmant? Je laisse à mes lecteurs le soin de caractériser cette belle inorale. Quand l'abbé Morellet eût été l'ami de l'abbé Galliani , encore n'eût-il pas été obligé pour cela de communiquer à cet ami un ouvrage traitant une question d'économie publique; mais c'est gratuitement et faussement que M. Grimm allé- 2()0 OBSERVATIONS gue, comme lui imposant celle obligation , les services (/ue lui avait rendus l'abbé Galliani; car ces prétendus services sont absolument de l'invention de M. Grimm. L'abbé Morellet, qui goûtait fort l'esprit de l'Italien, n'en avait jamais reçu de services d'aucune espèce; il s'était con- tenté d'en obtenir des témoignages de cette bien- veillance générale qui suffit dans le commerce de la vie, et dont lui-même était rempli pour un étranger qui réunissait beaucoup de connaissances à tous les agrémens de l'esprit. Enfin il y a ici une circonstance d'après laquelle le reproche que fait M. Grimm à l'abbé Morellet, paraîtra non-seulement injuste, mais absurde et ridicule. Cette circonstance est que les dialogues de l'abbé Galliani n'ont paru que cinq ou six se- maines après le départ de l'auteur pour retourner à Naples, d'où il ne devait plus revenir en France, et que la réfutation a demandé à peu près deux mois pour être faite et imprimée. D'après ces faits notoires et connus parfaitement de M. Grimm , comment fait-il un crime à l'abbé Morellet de n'a- voir pas communiqué sa réfutation des dialogues au charmant abbé, qui était depuis six semaines à trois cents lieues de lui, lorsque l'abbé Morellet a commencé de l'écrire? Le censeur finit par déclarer « qu'il n'a pas lu » et qu'il n'a nulle envie de lire le bavardage dé- » iayé de l'abbé Morellet , qu'il appelle ingénieuse- » ment l'abbé mulcté, parce que cet écrivain a fait SUR LA CORRESPONDANCE DE GRIMM. 299 » sos preuves de bon esprit et d'écrivain judicieux » dans l'affaire de la compagnie des Indes , où il a » démontré qu'on pouvait être à la fois un grand ■ raisonneur et un esprit bien absurde, unbrouillon «bien étourdi. » Ce cpi'il répète à la page 196 du tome Ier, où on lit que l'abbé Morellet a administré des preuves « qu'un bon raisonneur et un bon es- » prit sont deux choses fort diverses. On voit ici , par la confession même de M. le baron, qu'il n'a pas lu l'ouvrage dont il parle avec tant de mépris ; et dès la le jugement qu'il en porte perd tout le poids que pouvait lui donner son autorité, et devient ridicule, puisqu'il est vraiment dépourvu de tout motif. On ajoutera que M. Grimm , qui se croit léger, pouvait plutôt, et avec moins d'invraisemblance, traiter l'abbé Morellet d'esprit pesant en sa qualité de raison- neur; mais d'après les ouvrages de l'abbé Morellet, on ne conçoit guère comment il le qualifie de brouillon et d'étourdi, ni comment un bon raison- neur peut être en même temps absurde et brouil- lon. Notre langue a sans doute de grandes difficul- tés pour un Allemand ; car, pour porter un tel jugement , il faut que M. Grimm ait fort mal entendu le sens de ces mots , absurde s brouillon > étourdi. III. Le troisième crime de l'abbé Morellet , aux yeux de M. Grimm, est sa traduction du Traité des délits et des peines du marquis Beccaria. Au tom. II , p. 4^2 , on lit que l'abbé Morellet a ^>00 OBSERVATIONS publié « une défiguration du Traité des délits et » des peines ; que, par uue présomption bien im- » pertinente et bien ridicule , il a cru pouvoir » mieux ordonner ce traité; qu'il l'a dépecé par » morceaux, et qu'il en a fait un habit d'arlequin; » que Beccaria, très-offensé de cette liberté inouïe, » a eu la faiblesse de remercier son traducteur et » de lui écrire qu'il ne manquerait pas de mettre » cet arrangement à profit dans sa nouvelle édi- » tion; mais que, choqué de l'impertinence de ce » même traducteur, il en a cherché et trouvé un » autre dans un certain M. Chaillou, qui a traduit » conformément à l'original » Ici la malignité semble bien maladroite. Si M. Grimm eût montré sa dépêche à quelqu'un de ses amis partageant ses dispositions malé voles pour l'abbé Morellet, mais plus avisé que M. le baron, cet ami aurait pu lui dire : Si vous voulez que son altesse croie que l'abbé Morellet, en dé- plaçant quelques chapitres dans la traduction de Beccaria pour réunir ceux qui tiennent au même sujet j s'est rendu coupable d'une présomption bien impertinente et bien ridicule; que Becca- ria s'est tenu très-offensé de cette liberté inouïe et très-choqué de cette impertinence , il faut vous en tenir à ces simples assertions que votre prince ne s'avisera pas de révoquer en doute; mais il ne faut pas lui apprendre ce que vous avez su vous- même, que l'auteur a remercié son traducteur et lui a écrit quil ne manquerait pas de mettre cet SUR LA CORRESPONDANCE DE GRIMM. 5o/ arrangement à vrofit ; car votre prince ne pourra pas croire que le marquis Beccaria, offensé de la liberté inouïe et choqué de l'impertinence d'un abbé de Paris qui a fait de son ouvrage un habit d'arlequin , ait eu non pas seulement la faiblesse, mais , faudrait-il dire, la lâcheté de remercier son traducteur, et celle plus grande encore de lui assu- rer qu'il suivrait dans sa prochaine édition l'ordre établi dans la traduction. On rendra encore la maladresse plus sensible en rapportant un extrait de la lettre de l'auteur italien à son traducteur français. Milan, mai 1766. « Mon ouvrage n'a rien perdu de sa force dans » votre traduction , excepté dans les endroits où le » caractère essentiel à l'une et à l'autre langue a » emporté quelque différence entre votre expres- » sion et la mienne. La langue italienne a plus de » souplesse et de docilité, et peut-être aussi qu'é- » tant moins cultivée dans le genre philosophique, • par-là même elle peut adopter des traits que la » vôtre refuserait d'employer. Je ne trouve point » de solidité à l'objection qu'on vous a faite que le » changement de l'ordre pouvait avoir fait perdre » de la force. La force consiste dans le choix des » expressions, et dans le rapprochement des idées ; » et la confusion ne peut que nuire à ces deux » effets. La crainte de blesser l'amour-propre de 00 2 OBSERVATIONS » l'auteur n'a pas dû vous arrêter davantage. Pre- » inièrenient parée que, comme vous le dites vous- » même avec raison dans votre excellente préface, » un livre où l'on plaide la cause de l'humanité , » une fois devenu public, appartient au monde et » à toutes les nations; et relativement à moi en » particulier, j'aurais fait bien peu de progrès dans » la philosophie du cœur, que je mets au-dessus de » celle de l'esprit, si je n'avais pas acquis le cou- » rage de voir et d'aimer la vérité. J'espère que la » cinquième édition qui doit paraître incessam- » ment sera bientôt épuisée, et je vous assure que » dans la sixième j'observerai entièrement ou pres- » que entièrement l'ordre de votre traduction , qui » met dans un plus grand jour les vérités que j'ai » tâché de recueillir. Je dis presque entièrement, » parce que , d'après une lecture unique et rapide » que j'ai faite jusqu'à ce moment , je ne puis pas » me décider avec une entière connaissance de » cause sur les détails, comme je le suis déjà sur » l'ensemble. » Nos lecteurs trouveront , je l'espère , que d'après ces expressions obligeantes de M. Beccaria, en sup- primant même tout ce que la politesse peut y avoir mis de trop, il est impossible de croire que l'au- teur qui s'explique ainsi ait pensé que la traduc- tion de son livre était, selon les expressions de M. Grimm, une dé figuration , et V enivra ge d'une présomption bien impertinente et bien ridi- cule, etc. SIR LA CORRESPONDANCE DE GRIMM. 00,5 Un fait assez public suffit seul pour détourner nos lecteurs d'en croire en cela M. Grimm; c'est le grand nombre d'éditions qui se sont faites en fort peu de temps et que l'on continue de faire de la traduction de l'abbé Morellet; à quoi il faut ajouter que, dans quelques éditions italiennes du traité dei delilli, et notamment dans la belle édi- tion de Didot , in-8. , donnée en 1 780 par les soins du libraire italien Moliiii , on s'est conformé en- tièrement à l'ordre donné par le traducteur fran- çais ; et enfin , que le savant M. Corai, traduisant en grec pour ses compatriotes l'ouvrage de Becca- ria , a suivi de même l'ordre de la traduction fran- çaise. Il nous semble que toutes "ces autorités doi- vent prouver que l'abbé Morellet, par de légers changemens qu'il a faits dans l'ordre des chapitres, n'a pas gâté l'ouvrage de Beccaria , et que sa tra- duction n'est pas une dé figuration. Quant à ce que M. Grimm avance que M. Bec- caria a cherché un autre traducteur et Ta trouvé dans la personne de M. Chaillou , on peut dou- ter de la première de ces allégations : et pour la seconde, j'ai bien ouï parler d'une autre traduc- tion ; mais jamais personne ne m'a dit , je l'ai lue, TY. La quatrième attaque faite à l'abbé Morel- let par M. Grimm , se trouve au troisième volume, page 1 o4 , à l'occasion d'un portrait de Mme Geof- frin par l'abbé Morellet, imprimé en 1777, en même temps que deux éloges de cette excellente femme, l'un par M. d'Àlemberl , l'autre par 5o4 OBSERVATIONS M. Thomas. Le censeur fait ici deux critiques ; la première est un reproche de sécheresse et d'insen- sibilité. « Le portrait, dit-il, est solidement conçu, » fortement appuyé, écrit de sang-froid par un » philosophe au-dessus des illusions de la sensibi- » lité. » La seconde porte sur quelques détails par lesquels l'auteur a peint la bienfaisance de ma- dame Geoffrin , en rappelant ce qu'elle a fait pour M. d'Alembert, pour M. Thomas et pour lui- même, et qui paraissent au censeur avoir le ca- ractère d'un vil intérêt et équivaloir à cette invita- tion : O vous 9 mesdames, qui prétendez à la même considération et à ia même célébrité que madame Geoffrin y voyez ce qu il faut faire pour nous autres gens de lettres. On répondra à ce tissu de malignités sans esprit, et d'abord à la première accusation. Heureuse- ment pour l'abbé Morellet, le portrait, imprimé il y a plus de quarante ans, peut être apprécié par les juges équitables, à qui nous en appelons de la sentence de M. Grimm ; mais on ne craint pas de dire que, lorsqu'il a paru, beaucoup de gens, dont l'opinion était de quelque poids, ont pensé que l'auteur avait laissé voir une douleur vraie et profonde de la perte qu'il déplore , un tendre respect pour la mémoire de sa bienfaitrice, et un sentiment vif de ses excellentes qualités. Quant aux reproches que fait M. Grimm à l'auteur de s'être appesanti sur la bienfaisance de Mn,e GeolTrin, par les vils motifs qu'il ose lui pré- SUR LA CORRESPONDANCE DE GRIMAI. 5o5 ter, on peut y opposer une défense bien simple ; c'est que cette interprétation , si elle avait quel- que fondement, serait aussi bien applicable aux deux éloges tracés par M. d'Alembert et M. Tho- mas. Dans ces éloges, comme dans le portrait , on loue par des faits cette habitude de bienfaisance qui remplissait la vie de Mme Geoffrin ; on en rap- porte quelques-uns avec autant de détails ; on in- siste sur sa passion de donner, qu'elle appelait elle-même son humeur donnante. Ils peignent tous les deux cette bonté agissante qui devenait une sorte d'inquiétude, un besoin qu'il lui fallait satisfaire, la colère aimable que les remerchnens lui causaient, l'apologie qu'elle faisait des ingrats et de l'ingratitude, etc Mais, ai- je besoin de faire observer l'indécence et la fausseté d'une ex- plication qui représente des hommes tels que M. d'Alembert et M. Thomas, connus par l'éléva- tion de leurs sentimens , et par leur désintéresse- ment, et un troisième , en qui rien n'autorise M. Grimm à supposer des dispositions contraires, comme captant les bienfaits de Mme Geoffrin, et les lui payant en célébrité ; et la bienfaisance si franche, si naturelle, si noble de cette excellente femme comme un moyen employé par elle pour arriver à une réputation qu'une âme généreuse ne dédaigne pas quand elle lui est offerte, mais qu'elle ne poursuit jamais et qui n'entre pour rien dans les motifs du bien qu'elle fait? Voilà, je pense, assez et plus qu'il ne faut de MOI1ELLET, TOM. II. 2e édit. 20 3o6 OBSERVATIONS traits pour caractériser le ton , la manière, l'esprit qui règne en plusieurs endroits de la correspon- dance littéraire de M. Grimm , où se montre sans retenue une critique injurieuse et personnelle, et une manie de dénigrement bien plus facile et plus commune que le talent de juger. Or, maintenant j'invite mes lecteurs à revenir un moment sur l'ensemble de ce qui précède. J'ai déjà fait observer à quelles occasions l'abbé Morel- let essuie, de la part de M. Grimm , ces différentes insultes; et j'ose dire que, sur ce simple exposé, un homme jus!:e et d'un esprit droit peut s'étonner de voir l'auteur de ces différons écrits en butte, pour ces écrits-là même, à la critique amère, à la censure malveillante dont on a rapporté les traits. Revendiquer, pour tous les négociansde France, la liberté de faire le commerce de l'Inde, inter- dite par le monopole d'une compagnie exclusive; réclamer une concurrence qui doit procurer à tous les citoyens d'un grand étal les objets de leurs besoins à meilleur marché, et leur laisser par-là les moyens de se donner d'autres jouissances, c'est une bonne et louable entreprise qui mérite des encouragemens , des éloges même, et non des injures. Tenter de prouver ce qu'ont pensé un très-grand nombre de gens éclairés en matière d'administra- tion , que la liberté entière du commerce des grains est le me illeur et l'unique moyen de rendre moindres et moins fréquentes les variations des SUR LA CORRESPONDANCE DE GRIMM. ÙOJ ]>rix des grains, qui sont la cause immédiate des chertés et des disettes et de tous les maux que le peuple en souffre, c'est encore une fort bonne pensée et une fort bonne action qui ne peut être regardée comme un crime par celui même qui croirait qu'on se trompe en établissant cette doc- trine. Traduire dans notre langue, la plus répandue de toutes , un ouvrage dont la publication a hâté chez nous et dans toute l'Europe la réforme de la jurisprudence criminelle, que l'humanité sollicitait depuis long-temps, est encore un travail bon et utile, qui peut mériter au traducteur une petite portion de la reconnaissance que le genre humain doit à l'auteur. Enfin , louer dans une femme respectable qui a passé sa vie à faire du bien , cette bienfaisance qui était chez elle une passion; dire , en rappelant son nom, le mot de son ami, l'abbé de Saint-Pierre, paradis aux bienf aisahs , iî y a encore là quelque chose de bien, et rien, ce me semble, qui puisse être 1 objet de la malignité et de l'esprit de déni- grement. Je le demande donc, l'honnête homme à qui je suggère ces réflexions, quelle idée pourra-t-il se faire, quelle opinion pourra-t-il se former du ca- ractère et de l'esprit de M. le baron de Grimm , qu'il n'a connu que par ces lettres? El si on lui dit que ce M. (ïrimm a passé sa \ie à décrier ainsi des personnes avec lesquelles i! vi- 5i)3 OBSERVATIONS vait, dînant avec elles deux ou trois fois par semaine, et ne leur laissant jamais entrevoir aucune dispo- sition malveillante, dans le môme temps où il en- voyait ses satires hebdomadaires à toutes les cours d'Allemagne, quelle qualification croit-on que notre honnête homme appliquera à ce personnage, et comment expliquera-t-il une pareille conduite? Mais je vais , moi, la lui expliquer. Voici le mot de î énigme : c'est que ce M. Grimm était un corres- pondant littéraire. Qu'est-ce qu'un correspondant littéraire? C'est un homme qui, pour quelque argent, se charge d'amuser un prince étranger toutes les semaines, aux dépens de qui il appartient, et en général de toute production littéraire qui voit le jour, et de celui qui en est l'auteur. Or, ces princes sont, plus ou moins difficilement amusabics > et, selon Mme de Maintenon , il y en a qui ne le sont pas du tout. Il en est bien quelques-uns qu'on intéressera en louant les bonnes choses , en rendant justice à un bon ouvrage , en tenant compte de ce qu'il y a de bien dans un livre, en même temps qu'on en critique ce qu'il y a de mauvais; à qui on ne déplaît pas en jugeant avec quelque indulgence, pourvu que ce soit en même temps avec justesse et vérité. Mais le nombre est petit de ces juges équitables , et la plupart ne peuvent être divertis qu'à l'aide de la plaisanterie, bonne ou mauvaise, et de la satire SLR 1LA CORRESPONDANCE DE GRIMM. 3oQ même personnelle, genres plus faciles qu'une cri- tique ingénieuse , décente, impartiale. Voilà, ce me semble, de quoi expliquer le ton et les forrnes de M. Grimm dans ses décisions. Je le vois à son bureau , écrivant sa correspondance. La littérature française de cette époque a quelques pièces de théâtre, quelques ouvrages en vers ; mai& elle abonde surtout en ouvrages de philosophie et d'économie publique. L'extrait 7 l'analyse, quel- ques citations d'un ouvrage dramatique , d'un, poëme, peuvent procurer à son altesse quelques momens de distraction; mais que faire d'un gros livre où l'on traite une question d'économie poli- tique, ou de jurisprudence, ou de philosophie abstraite? Il faut bien en tirer quelque chose d'a- musant ; et si l'on ne trouve pas de défauts au livre, il faut bien trouver quelque tort ou quelque ridi- cule à l'auteur. Jusqu'à présent nous avons supposé que les vices d'une correspondance, ainsi alimentée par la ma- lignité et quelquefois parla calomnie, n'étaient que le résultat du besoin de celui à qui elle était adres- sée, et qu'on s'imagine ne pouvoir être amusé d'au- cune autre manière; mais, en beaucoup de cas , je croirais volontiers que le mal vient aussi de l'im- puissance où se trouve le correspondant de faire mieux , soit à cause dune malignité, vice de son caractère, soit faute de jugement et de goût, soit faute de connaissances sur les matières dont il s'a- vise et dont il est obligé de parler. 3lO OBSERVATIONS Or c'est , puisqu'il faut le dire , parmi les corres- pondans de cette seconde espèce que je crois pou- voir ranger M. le baron de Grimm. La malignité , 3a malveillance étaient des caractères de son esprit, quoiqu'il sût les déguiser assez bien sous des dehors polis. 11 était fort étranger à beaucoup d'objets dont on le voit juger dans ses lettres, comme les ma- tières de l'administration et de la haute philoso- phie, dont il ne parlait pas avec ceux à qui elles étaient familières, mais sur lesquelles il transmet- tait sans scrupule ses décisions à quiconque vou- lait bien y croire. Une preuve non équivoque du défaut de connais- sances de M. Grimm , c'est le soin avec lequel il s'abstient de donner, ou même d'indiquer, aucune preuve de ses opinions, de justifier aucune de ses condamnations. M. de La Harpe, dans sa corres- pondance , condamne , quelquefois durement , quelquefois même injustement; mais il donne ses raisons. Non-seulement il reprend le défaut, mais il justifie son reproche par des réflexions assez sou- vent bonnes, et qui sont le résultat d'une étude profonde de son sujet. Mmc du DefFaiid juge et dé- cide souvent assez légèrement; mais son esprit pé- nétrant , et son goût, formé dans la meilleure so- ciété de la cour et de la ville, lui suggèrent des observations justes et courtes qui motivent ses critiques. Pour M. Grimm, dans les matières les plus sérieuses, il se contente d'assertions sèches et dépourvu* s de toute raison qui les appuie. SLR LA CORRESPONDANCE DE GRJMM. 3 1 1 Je terminerai en prévenant un reproche que je puis essuyer de quelques personnes, parmi celles- là même qui ont pour moi des senlimens de bien- veillance et d'amitié. Pourquoi répondre, me dira-t-on, à des injures qLii ne sont que des allégations sans preuves , dé- menties d'ailleurs par des faits notoires, ainsi que vous croyez vous-même l'avoir prouvé? Mais si des personnes qui ont quelque bonne opinion de moi ne croient pas que j'aie aLicun be- soin de me justifier, ce n'est pas à moi à regarder ma défense comme inutile. En me défendant, je cède à un sentiment bien naturel et bien puissant , qui porte invinciblement l'homme insulté à re- pousser l'insulte , et je me conduis d'après la maxime du sage, curam habe de bono nomine , soignez et conservez votre réputation. Enfin, je ne veux pas que des hommes malveillans puissent dire : On Va accusé , four quoi ne s est-il pas dé fendu ? NOTES ET PIEGES JUSTIFICATIVES NOTES ET PIÈCES JUSTIFICATIVES DES MEMOIRES SUR LE DIX -HUITIÈME SIÈCLE ET SUR LA RÉVOLUTION. TOME PREMIER. Petit écrit sur une matière intéressante. Pag. 09. « A l'occasion de quelques persécutions exercées contre les protestans du midi. » C'est par ce petit écrit que l'abbé Morellct fit ses premières armes dans ce genre de plaisanterie, moitié iro- nique, moitié sérieux, où il s'est depuis montré digne de ses modèles , Swift , Rabelais et Lucien. 11 n'est donc pas inutile d'en conserver ici quelque «Rose. On verra quel avocat il semblait, dès-lors, promettre à la eause delà tolérance et de l'huma- v> 1 6 KOTES nité. Gomme il avait eu le projet (qu'il n'a pas exé- cuté) de réimprimer cet ouvrage en 1 8 1 8 , il l'avait fait précéder d'un préambule qu'il terminait par ces mots : En réimprimant cette petite pièce, écrite en î ^56 , nous ne craignons pas de blesser ie gouvernement sous lequel nous vivons , et qui a>9 si solennellement , confirmé par la charte la tolérance civile établie par Louis xvi, d'éter- nelle et touchante mémoire. Nous ne sommes pas non plus en opposition avec la religion chrétienne , dont le véritable esprit , celui de l'Evangile, a toujours été une entière tolérance civile. Quel est donc notre objet dans cette nou- velle publication ? C'est d'entretenir entre les chrétiens de toutes les communions la paix que la charte a apportée à tous les hommes de bonne volonté. On apprend de l'Amérique septentrionale que nos troupes y remportent tous les jours de nouveaux avan- tages sur les Anglais (î). Nous en avons de plus grands encore à espérer : quelques victoires de plus nous ouvri- ront des contrées immenses , et soumettront à notre do- mination les colonies les plus florissantes de la Grande- Bretagne. Les politiques , les enfans du siècle , verront dans ces événemens nos ennemis humiliés , notre com- merce protégé, de grandes provinces soumises à la France, (i) A cette époque, en effet, nos armes étaient heureuses. Mais- cette guerre se termina en 176a, par la perte du Canada. ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 5 1 7 de nouveaux sujets, de nouvelles richesses. Loin de moi ces petits objets; la conversion prochaine des hérétiques doit les faire disparaître à nos yeux. Cette malheureuse partie du monde est devenue , depuis la fin du siècle passé , le repaire de toutes les sectes; elle a été le refuge d'un grand nombre de proteslans sortis de France : mais les progrès de nos armes, et le zèle de Sa Majesté très-chré- tienne permettent de se flatter qu'enfin ces brebis égarées seront ramenées au bercail. En vain des Français échappés à nos missionnaires et à nos dragons, se seront-ils exilés dans ces climats éloignés; les moyens puissans de conver- sion que Dieu leur avait offerts en Europe, les suivront dans ce Nouveau-Monde , jusque dans les forêts habitées par des nations sauvages et sous des climats dont la rigueur leur fera regretter la belle France. Que ces espérances sont consolantes pour ceux qui aiment la religion, et qu'une fausse philosophie n'a pas conduits à celte opinion anti-politique, qu'elle est irréli- gieuse, qu'un prince catholique peut souffrir et tolérer des hérétiques dans ses états! A les entendre, on doit faire je ne sais quelle distinc- tion subtile entre la tolérance ecclésiastique ou l'indiffé- rence des religions qu'ils condamnent, et la tolérance civile dont ils osent faire l'apologie. Ils disent que l'esprit de persécution n'est point l'esprit de J.-C. et de l'Evan- gile; que ïertullien , saint Athanase , saint Ambroise , saint Chrysostôme , Théophylacle , Lactance, saint Hi- laire , Fénélon , Fleury , etc. , ont condamné la contrainte pour cause de religion; que les princes abusent de leui* autorité lorsqu'ils veulent dominer sur les consciences ; que la violence ne fait que des hypocrites, etc. , que sais-jt;? cent autres absurdités de celte force, auxquelles les vrais 3 l 8 NOTES iidèles doivent absolument fermer l'oreille , s'ils font quel- que cas de leur âme et de leur salut éternel. En effet, comment un catholique peut-il borner son zèle pour la propagation de sa religion au désir de la conversion des hérétiques ? comme si le désir sans action était bien méritoire; à des exhortations, à des paroles qui volent , enfin à des instructions? comme si l'expérience ne nous avait pas assez prouvé l'opiniâtreté de ces sectaires et l'impossibilité de terminer les disputes de ce genre par la discussion. Catholiques sans ferveur, j'ai presque dit sans foi, vous appelez inhumanité le zèle qui menace les hérétiques de la perle de leur fortune , de leur liberté , etc. Mais les intérêts du ciel et le salut des âmes sont des con- sidérations devant lesquelles doit se taire la voix de cette humanité prétendue, pour céder à la polilique éclairée par la religion. D'après ces considérations,, nous prenons la liberté de présenter au roi , i° les principales raisons qui doivent en- gager Sa Majesté à forcer ses nouveaux sujets dans l'Ame- rique septentrionale , d'embrasser la religion catholique; 2° les moyens simples et honnêtes dont on pourra se servir pour hâter leur conversion ; 5° on résout les petites diffi- cultés qu'on pourrait opposer à ce projet. REQUÊTE AU ROI. Il est très-humblement représenté à Sa Majesté très chrétienne par les bons catholiques de son royaume, ec- clésiastiques, religieux et séculiers zélés pour la gloire de Dieu et le salut des âmes; Que le dieu des armées n'a donné de succès a ses armes , dans des pays habités jusqu'à présent par des hérétiques ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 5 1 9 et des idolâtres , que pour y faire régner la foi catholique; Que la qualité de fils aîné de l'Église et de roi très- chrélien , impose à Sa Majesté une étroite obligation , non- seulement de maintenir et de proléger dans ions ses étals la religion catholique, mais encore d'en exclure à jamais toute espèce d'hérésies, même celles qui conserveraient la morale et les dogmes fondamentaux de la religion chré- tienne , et qui n'adopteraient aucune opinion contraire au bien des sociétés, etc., elc. Or, voici les prineipaux moyens qu'on peut employer pour faire réussir une si sainte entreprise. i° 11 sera enjoint à tous les habilans des colonies an- glaises, quakers, anabaptistes, luthériens, calvinistes, anglicans , etc. , de quelque qualité et condition qu'ils puissent être, de croire au catéchisme dent copie sera jointe à la présente déclaration , et cela clans un mois, à dater de la publication d'icelle , à faute de quoi ils seront traités comme rebelles , perturbateurs du repos public, et ennemis du gouvernement. 20 Sa Majesté établira un conseil de conscience qui di- rigera toutes les opérations du ministère, et toutes les démarches du gouvernement relatives aux prolestans des deux mondes, au grand objet de la conversion des héré- tiques. Ce conseil aura pour maxime capitale que le but d'un bon gouvernement n'est pas le bonheur des peuples en ce monde, mais bien leur félicité dans l'autre. Il sera nécessaire d'écarter de cette administration les magistrats et les ecclésiastiques qui favoriseraient le moins du monde la tolérance civile, gens que les beaux esprits du siècle, que de prétendus philosophes louent comme instruits et modérés, quoique leur science ne s<-it 320 NOTES qu'erreur , et leur modération qu'une véritable indiffé- rence. Ajoutons que , parmi les personnes dont Sa Majesté pourra former un utile conseil , il sera bon d'appeler quel- ques dominicains espagnols ou portugais , parce qu'ils connaissent assez bien la manière douce et insinuante dont il faut se conduire dans la conversion des hérétiques. On pourrait y joindre d'autres personnages illustres que nous nous réservons de faire connaître au gouvernement, mais surtout l'auteur de la réponse au Mémoire pour les protes- tans, qui a si bien démontré, par de très-beaux calculs, que la révocation de l'édit de Nantes n'a pas fait plus de mal au royaume que les guerres cruelles de la ligue , que l'hiver de 1 709 , et la peste qui vint dix ans après, et qui a si courageusement soutenu contre les libertins, que l'industrie , la fortune et la liberté de cinq cent mille hommes ne sont rien , et qu'tï n'y a pas là de quoi crier, 3° Comme l'exécution du plan que nous proposons sera principalement confiée au gouverneur de ces colonies, il faudra placer dans ce poste important un homme ferme , zélé pour la religion , ennemi de la nouvelle philosophie et de la tolérance , la maxime favorite des nouveaux phi- losophes. Il faut qu'il prenne pour modèle FernandCortès, Pizaro , et les autres pieux capilaines qui ont dépeuplé l'A- mérique méridionale, plutôt que de la voir habitée par des peuples idolâtres. Je dirai plus, c'est qu'il faut se garder de mettre dans cette place un homme qui aurait quelque goût pour certains principes de liberté qu'on s'efforce au- jourd'hui d'introduire dans les différentes parties de l'ad- ministration. Ce goût pour les nouveautés dans la manière d'administrer le commerce et les arts utiles, lient plus qu'on ne pense au libertinage de l'esprit en matière de ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 3'2l religion. Il faut se délier des sentimeos religieux d'un homme qui veut changer la forme de la charrue, ou qui parle de supprimer lesréglemens qui contiennent l'indus- trie dans ses justes bornes. Celui qui veut donner au fa- bricant la liberté d'augmenter ou de diminuer à son gré la longueur et la largeur des étoffes , est bien près de lui permettre aussi d'accourcir son credo; car enfin le prin- cipe d'où il part , c'est qu'il faut laisser chacun juge de son intérêt; d'où il conclut qu'une étoffe est bonne si elle plaît au consommateur. Or, ce même principe le conduit a penser aussi qu'il doit être libre à chaque particulier de se choisir une religion , parce qu'il y est seul intéressé , et qu'il s'agit de lui même et de son bonheur. Mais c'est une erreur grossière d'instituer une pareille comparaison ; car il est bien plus fâcheux de laisser empoisonner son âme par de faux dogmes , que d'être trompé en achetant une étoile de mauvais teint. On voit que cette liberté du com- merce dont on parle tant dans nos brochures , est étroi- tement liée avec la tolérance civile ; que de l'une à l'autre il n'y a qu'un pas , cl ce pas est bientôt fait lorsqu'on a une fois renversé les bornes quont posées nos pères , et lors- qu'on a osé révoquer en doute ce bel axiome, ce grand principe de tout gouvernement , ce qui est ancien est tou- jours bon. 4° Attendu le bien infini qu'ont fait depuis leur établis- sement les tribunaux de l'inquisition , on en établira dans les villes principales de l'Amérique septentrionale. Les frais de cet établissement ne seront pas considé- rables pour le gouvernement ; les inquisiteurs vivront des biens confisqués, ce qui les rendra plus vigilans et plus sévères , et il ne leur faudra dans les commencemens qu'un petit couvent et une grande prison. MORELLET, TOM. II. 2° cd'tt. 2 1 0 22 NOTES Cependant on n'adoptera point, au moins d'abord, toutes les pratiques des inquisitions d'Espagne et du Por- tugal ; on ne brûlera peint les hérétiques; on n'emploiera que les amendes , la prison, l'exil , la confiscation des biens, l'enlèvement delfenfans, la défense de se marier , etc. , etc. Il faudra pourtant excepter de celte indulgence et punir de mort les ministres et les sorciers (car il y en a). 5° Les enfans sont autorisés, dès l'âge de sept ans, à se soustraire à l'autorité paternelle pour embrasser la re- ligion catholique; et pour apaiser les pères et mères, on leur représentera avec douceur que le devoir du gouver- nement est de sauver les enfans , lorsque les païens ne veulent pas se sauver eux-mêmes. 6° On déclarera nids les mariages contractés sans l'in- tervention de l'Eglise catholique ; les enfans issus de ces mariages seront regardés comme bâtards, inhabiles à succéder , et les conjoints punis des peines les plus sévères, l'union que Dieu a établie dès le commencement pour la propagation de l'espèce ne pouvant être légitimée entre des chrétiens que par l'autorité de l'Eglise catholique. Je dis entre les chrétiens, car il sera permis et loisible aux Turcs, aux juifs et aux sauvages même de se marier à leur guise: nous expliquerons en quelque autre temps les raisons de cette différence. 70 On établira un dépôt d'aumônes pour ceux qui se convertiront sans aucune vue d'intérêt. 8° Dernier moyen. Dix mille hommes de troupes réglées à employer en garnisaires ou autrement. Tels sont les moyens faciles, équitables et modérés que nous prenons la liberté de proposer au conseil du roi , pour ramener en peu de temps a un même culte tous les nou- veaux sujets a Sa Majesté. ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 5s3 Il nous reste à parcourir légèrement quelques incon- véniens qui semblent résulter des principes que nous ve- nons d'établir; nous ne voulons pas dissimuler de petites objections contre une thèse aussi bien prouvée. Première objection. — Le projet que nous avons pro- posé n'est point aisé à exécuter; les nouveaux sujets que le roi espère soumettre a sa domination croient fermement que le pape est l'Ànle Christ , et qu'on se damne dans la communion romaine. Les colonies anglaises sont peuplées de quakers , d'anabaptistes , de calvinistes , de luthériens t d'anglicans épiscopaux et presbytériens , etc., qui y vi- vent fort tranquilles , malgré la diversité de leurs opinions , qui sont bons pères , bons époux, négocians honnêtes, braves soldats, sujets fidèles de leur gouvernement, à peu près comme les catholiques les plus zélés de tout autre pays , et qui , sur les ordres du gouvernement , ne vou- dront pas abjurer une croyance dont un gouvernement ne peut être juge. Ils se révolteront contre les lois qu'on leur imposera; ils ne voudront pas souffrir qu'on démo- lisse leurs temples , qu'on baptise leurs enfans dans les églises catholiques, après les avoir arrachés d'entre leurs bras , etc. ; que de troubles vont naître ! que de combats ! que de sang répandu ! Réponse. — On a tout prévu; il faudra tenir ferme : avec la grâce d'en-haut cl nos dix mille hommes , on ac- complira l'œuvre de Dieu. D'ailleurs, si leur résistance était si grande que nous ne pussions pas mettre , dès les premières années, notre pieux dessein à exécution , on pourrait user de quelques mena- gemens , leur accorder des édils de pacification perpétuels , qu'on révoquerait dans la suite, et leur permettre , pour toujours, c'est-à-dire pour un petit nombre d'années, de 024 NOTES se marier et de faire baptiser leurs enfans selon les lu- mières de leur religion et de leur conscience; mais on n'oublierait jamais qu'ils ont forcé le souverain à cette paix. On voit assez qu'il serait ridicule de se faire le scrupule le plus léger de révoquer les édits qui leur seraient favo- rables, les sermens n'obligeant plus, lorsqu'on ne peut les tenir sans quelque détriment de la gloire de Dieu et du salut des âmes. Deuxième objection. — Mais si, malgré la supériorité de nos forces, l'horreur pour notre intolérance les animant, ils venaient à bout de nous chasser de leurs colonies, et d'y faire rentrer leurs anciens maîtres , quelle perte pour notre commerce et pour notre navigation , quel coup porté à notre richesse nationale ! Nous dirons d'abord , avec M. l'abbé de Caveyrac^ que le mal ne serait pas si grand , ni la perte si considérable ; que nous n'avons besoin de martre , de morue , et de bois de construction , que parce que nous sommes trop sensuels; qu'il n'est pas nécessaire que nos dames ressemblent à des fouines et nos petits mes- sieurs à des sultans blasés. Sa majesté très-chrétienne pourra se consoler de cette perte par la gloire immortelle qui suivra son entreprise manquée, parla pureté de son zèle, par la droiture de ses intentions , et par le principe qu'il vaut mieux perdre un royaume que laisser échapper uue seule occasion , ou négliger un seul moyen de convertir un hérétique. Troisième objection. — Ce pays se dépeuplera ; ces gens aimeront mieux s'expatrier et aller vivre avec les sauvages et dans les bois habités par les ours que de vivre dans les climats heureux delà Nouvelle- Angleterre , de la Pensyl- vanie , etc. ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 3 2 5 Réponse. — Ce qu'on nous fait craindre là , est un bien petit inconvénient. L'état n'y perdra que des sujets re- belles , et il vaut cent fois mieux que ces pays deviennent déserts ou ne soient peuplés que d'Iroquois, d'Outaouaks, de Chicachas et d'autres honnêtes sauvages , comme ceux- là , que d'être habités par des hérétiques ; ces idolâtres , qui n'ont pas connu l'Évangile , étant, à raison même de cette ignorance , plus agréables à Dieu. Quatrième objection. — Mais ne pourrait-on pas per- mettre aux hérétiques de se marier et de vivre selon les lumières de leur conscience et de leur religion, comme on permettra et comme on permet à ces sauvages de se marier et de vivre sans conscience et sans religion? Réponse. — Cette objection est ridicule. On ne songe pas que ces sauvages ne sont pas chrétiens et ne l'ont ja- mais été, et que, par cette raison , l'église n'a aucune prise sur eux. Ils peuvent avoir à leur aise les opinions les plus monstrueuses; l'église et le gouvernement n'ont rien à y voir. Le roi n'est pas obligé de réformer leur conscience erronée, et il n'en a pas le droit. Tout le monde con- vient de ce principe. L'erreur dans ces raisonnemens ■-, dit très-bien un habile homme (1), vient de ce qu'on confond tous les hommes au lieu de distinguer ; et comme il serait ridicule de repré senter à une troupe de paysans les èlèmens d'algèbre ou les figures d'Euclide, quoiqu'on puisse en parler dans une compagnie de savans : de même si le roi avait appliqué la contrainte à des païens et à des maliométans , et qu'il leur (i) Chaussée, ministre converti vers le temps de la re'vocalioni ■ utcur d'un livre intitulé : le Réuni de bonne foi, 0 26 INOTES eut , le bâton à la main, propose les vérités catholiques à embrasser, le raisonnement qu'on a fait serait bon. Mais il en est autrement des hérétiques , etc. Ils appartiennent à l'église, parce qu'elfe leur a imprimé le sceau de son bap- tême, et tout ce qui fait la partie orthodoxe de leur reli- gion lui appartient aussi : ils lui en ont fait unvol , elle est en droit de leur faire restituer ce qu'ils lui ont pris , en les rendant cuve mêmes à elle; si en sortant de sa communion , ils lui avaient laissé tout le christianisme , et qu ils fussent entrés dans une communion païenne ou mahométane , elle n'aurait nul droit sur leur religion. Développons cet admirable raisonnement. Un hérétique appartient à Féglise , quoiqu'il s'en soit séparé. Il lui a emporté ou par lui-même , ou dans la personne de ses ancêtres, son baptême et une partie de sa doctrine. L'é- glise reprend son bien partout où elle le trouve; et fus- siez-vous neslorien de père en fils depuis Neslorius , vous êtes brûlable , par cela seul que Neslorius a été catholique. Votre catholicisme est un bien substitué que vous ne pou- vez aliéner ni vous ni vos enfans. Ainsi , quoique vous n'ap- parteniez pas à l'église pour jouir des avantages dont elle l'ait part a ses enfans , vous lui appartiendrez pour en rece- voir les châtimens qu'elle inflige à ses ennemis; enfin vous êtes de ceux à qui l'autorité peut et doit proposer les vé- rités catholiques , le bâton à la main. Au reste , votre condition à cet égard est beaucoup meilleure que celle de ces sauvages dont vous enviez le sort; car ces malheureux n'ont d'autres motifs de conver- sion que les lumières de la raison naturelle, la beauté de la morale de l'Évangile, etc., cl vous avez, par-dessus tout cela , la prison , l'exil , les galères. Nous ne nous arrêterons pas à détailler d'autres mau~ ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 0 2*] vaises difficultés qu'on a laites contre nos principes; nous avons rapporté celles qu'on vient de voir, parce qu'elles nous ont paru plus générales et plus relatives a la ma- nière dont nous avons mis cet objet sous les yeux de la cour. Nous osons nous flatter que ia simplicité et l'équité des moyens que nous avons proposés , la faiblesse des objec- tions qu'on y oppose , et la force de nos réponses , déter- mineront sa majesté très-chrétienne et ses ministres à adopter le plan qu'on vient de voir pour la conversion des hérétiques dont les colonies anglaises sont peuplées. Nous n'ignorons pas cependant que les maximes que nous avons proposées n'en lient pas dans le système ac- tuel de l'administration ; les ministres de sa majesté sont un peu trop modérés sur ces articles importans, on ose le dire, et ils pardonneront cette liberté : on a malheu reusement relâché quelque chose en France de la rigueur des ordonnances contre les proteslans de ce royaume; aussi ils ont été assez hardis pour en augurer quejque adoucissement h leur sort. Ils ont osé fonder principa- lement cette espérance sur la bonté naturelle de sa majesté et sur son amour pour ses peuples; mais on conjure sa majesté 3 par le zèle de la religion et par tout ce qu'il y a de plus sacré , de ne point se livrer à ces dispositions trop favorables , de dépouiller, pour les prolestans du nouveau inonde, aussi-bien que pour ceux de ce royaume, celle funeste douceur qui entraînerait après elle les plus grands maux dans l'église et dans l'état; c'est ainsi qu'elle ac- complira l'œuvre de Dieu , et qu'elle méritera la gloire immortelle que Dieu prépare à ceux qui auront écrasé contre la pierre les petits enfans de la malheureuse Baby- 328 NOTES lone. Filia Babylonis misera, beatus , qui tcnebil et ai- lidct parvulos tuos adpctram ! Psalm. 1 50. Ainsi soit-il. Morceaux supprimés parte docteur Tamponet, censeur. Pag. 43. « H est curieux de comparer ce qu'on a fait depuis. » Pour qu'on puisse faire cette com- paraison, nous allons extraire deux fragmens de ce manuscrit, qui mériterait d'être publié tout en- tier. Les magistrats hollandais pouvaient voir que beaucoup de sociétés religieuses étaient divisées de la même manière sur les grandes questions du pouvoir de Dieu et de la li- berté de l'homme, sans que ces contestations causassent de trouble dans l'état, tant qu'on les laissait agiter dans l'ombre des tribunaux ecclésiastiques; qu'en prenant fait et cause dans des querelles de cette nature , ils allaient feur donner, ou au moins leur conserver, un air d'impor- tance qu'elles n'ont tout au plus que dans les premiers temps de leur naissance, qu'elles perdent assez promple- ment lorsqu'on les abandonne à elles-mêmes, et sans le- quel elles peuvent difficilement se soutenir. On pouvait en Hollande disputer sur ces matières abstraites , pendant mille ans , sans qu'il s'ensuivît de là aucun trouble dans la société civile , à moins que le gouvernement s'en mêlât ; car, tant que le gouvernement eut laissé disputer en em- pêchant qu'on ne se battit, on ne se fût jamais battu quoi- qu'on eut disputé toujours. Bien plus, si on eût laissé les ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 3&Q théologiens se quereller tout à leur aise , saus attacher au- cune importance, dans l'ordre civil, à leurs querelles, comme elles n'en ont réellement aucune à celle égard , ils se seraient bientôt lassés de disputer. L'abbé de Saint- Pierre dit que les disputes ne finissent réellement que quand on n'en parle plus; il devait dire : quand on en a assez parlé. La fureur de disputer sur un sujet donné, est une hu- meur vicieuse à laquelle il faut laisser son cours naturel. Si vous l'empêchez de se fixer, si vous détournez la crise, la maladie sera peut-être dangereuse, On voit bien que ces contestations abandonnées a elles- mêmes ne causaient aucun mal dans l'ordre civil. L'agri- culture , le commerce , les arts, toutes ces grandes parties dans la machine politique avaient leur mouvement libre, quelque chose qu'Arminius et Gomar écrivissent de la prescience des futurs conlingens et de la prédestination avant la prévision des mérites. Il me semble donc que nos Hollandais se donnaient beaucoup de peine pour main- tenir la tranquillité publique qui n'était pas véritablement troublée , et pour apaiser les disputes des théologiens qui n'étaient pas séditieuses comme les appelle l'abbé de Saint-Pierre, parce qu'en faisant de la théologie, on fait assez facilement des hérésies ; mais une hérésie n'est pas une sédition. Je conclus que , dans tous les cas que nous avons sup- posés , les magistrats doivent laisser parler les théologiens ; que la loi du silence , dans de pareilles disputes, n'est ni ulile ni nécessaire , et que le gouvernement hollandais dans les querelles des Arminiens et des Gomarlstes , s'é- carta des véritables principes qu'il aurait dû suivre. Qu'on me permette de faire uno hypothèse qui mettra ÔÔO NOTES dans tout son jour la vérité des principes que nous venons d'établir. Depuis qu'il y a des synagogues dans certains pays de l'Europe , chrétiens et même catholiques , et qu'on y ac- corde aux juifs cette même tolérance civile qu'on refuse à des chrétiens , il est arrivé à plus d'un juif d'être excom- munié et chassé par les rabbins de la synagogue. Je suppose qu'au même temps où les théologiens se querellaient en Hollande sur les matières de la grâce et de la prédestination , les juifs de la synagogue d'Amster- dam eussent vu naître parmi eux des cousteslations sur quelque point de la loi de Moïse , sur les cérémonies et les pratiques qu'ils observent ; que le plus grand nombre eût déclaré hérétiques et eût chassé de la synagogue les novateurs, et que ceux-ci eussent eu recours à l'autorité civile pour se faire recevoir à la prière, en présentant une requête dans laquelle ils eussent exposé les prétendus inconvéniens du schisme et sollicité une loi de silence; if me semble que le bourgmestre aurait dû dire a ces excom- muniés : « Mes enfans ( car quoiqu'excommuniés vous » n'êtes pas moins mes enfans ) , je n'entends rien à la «contestation qui s'élève entre vous et vos rabbins; je «n'abandonnerai pas le soin de la chose publique pour » savoir si vous expliquez mieux le Talmud que les chefs » de votre synagogue. Ce que je sais , c'est que , si vous «voulez continuer de vivre dans la société religieuse dans » laquelle vous avez été élevés , il faut vous conformer à »sa doctrine et à ses pratiques. Elle doit savoir mieux que »moi , celle société , si les tentiuiens que vous tenez sont «conformes aux siens; elle a un droit acquis de conserver » son culte religieux cl de rejeter les changemens que vous «voulez y faite, cl par conséquent de vous séparer de sa ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 5 J I «communion. Si vous êtes condamnés în justement, Dieu, » qui est au-dessus de toutes les lois, vous absout et con- » damne vos juges. Au reste , en perdant le droit d'assister » à la prière de votre synagogue , comme enfans d'Abra- » bain , vous conservez tous ceux dont vous étiez en pos- » session dans notre ville, comme citoyens. Vous êtespro- » bablement de mauvais juifs , et tant pis pour vous ; mais »il nous suffit que vous soyez fidèles sujets de la répu- blique; on ne vous obligera pas de vous expatrier, on » ne vous dépouillera pas de vos biens , on ne vous en- lèvera pas vos enfans; vous serez sous la protection des » lois quoiqu'excommuniés par la synagogue , et si les rab- »bins vous faisaient essuyer de mauvais trailemens , je » ferais pendre un rabbin tout comme un autre. Allez en » paix. » 11 me semble que le discours de mon bourgmestre est raisonnable et sans réplique de la part de ces juifs. Croit- on qu'après cela il y eût de grandes querelles? S'ils eussent été en grand nombre, ils eussent demandé une syna- gogue à part ; on leur eût permis d'en bâtir une; les rab- bins auraient écrit les uns contre les autres ; on les aurait laissé écrire à leur aise; les rebelles auraient ajouté hé- résie sur hérésie ; on les aurait laissé faire. Je ne vois point de mal à loulcela. Ce sont des troubles dans la synagogue , et non pas des troubles dans l'état. C'est donc de celle manière que devait se conduire le gouvernement vis-à-vis des Gomaristes et des remontrons. Mais que le magistral, touché de ce qu'on appelle les maux du schisme , impose silence aux deux partis , dé tende aux plus nombreux d'exclure les novateurs de la sy- nagogue ; les disputes ne finiront point, on écrira malgré 53 2 NOTES la défense. Quand on n'écrirait point, l'animosité, nourrie dans les deux partis , croîtra de jour en jour ; cent ans après, les sentimens de haine et de division germeront de nouveau, et nos juifs qu'on s'obstinera a ne vouloir pas séparer, pourront fort bien se poignarder les uns les autres. U Alevnbevt el M. Fîévée. Pag. 86. « Contre un roi que nous appelions phi- losophe. » L'abbé Morellet, dans une note manus- crite, avait recueilli quelques vers de d'Alembert en l'honneur du roi de Prusse; il lui attribuait ceux-ci : Héros dans les malheurs , prompt à les reparer, Aux coups de la tempête opposant son génie > II vit l'Europe réunie Pour le combattre et l'admirer. « Lorsque d'Àletnbert, ajoutait-il, disputa le prix de l'Académie de Berlin sur la cause des vents , qu'il trouve, en général, dans les oscillations réciproques du soleil et de la lune , qui agissent sur notre atmosphère , il avait mis à son Mémoire une devise ingénieuse , une espèce de parodie des vers de Virgile , Hœc super aivorum , etc. Hœc ego de ventis , dum ventorum ocyor aîis Austriacos Fredericus agit , etc. 11 a fait quelquefois des vers français pleins de force ; fiilr'aulrcs, l'épilaphe du duc de BoulILcrs, mort a Gènes ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 555 de la petite vérole , après avoir contribué à délivrer ces républicains de l'oppression des Autrichiens. Au sein de la victoire, à la fleur de son âge, D'un peuple de héros en mourant regretté, Boufflers , tu leur laissas le plus digne héritage , Ton exemple et la liberté. Et l'épilaphe du maréchal de Saxe : Par le malheur instruit dès ses plus jeunes ans, Cher au peuple, aux guerriers, au prince, a la victoire, Redouté des Anglais, haï des courtisans, Il ne manqua rien à sa gloire. J'ai oublié des vers sur le prince Edouard, que je lui ai entendu réciter. J'aime , continuait l'abbé Morellet, à conserver ici le jugement qu'a porté de d'Alembert un M. Fiévée , pen- dant quelque temps rédacteur du Mcrciire. Nos lecteurs y verront « que le fond du caractère de d'Alembert était » l'envie; etque, commecelte envie était froide, il acquit de «l'ascendant sur des écrivains qui lui étaient supérieurs , » sans en accorder à personne sur lui ; que c'est à celte «disposition de son âme qu'il dut sa réputation dans les «lettres , etc. ; que d'Alembert , après la mort de Ml,c de » l'Espinasse , allait lisant partout des élégies sur cette mort, »et que, pendant six semaines, il fut à la mode à Taris »de s'assembler pour le voir s'afiliger ; et l'on promettait »ses larmes en invitant pour une soirée, comme on an- » nonce la romance de Bélisaire ou un proverbe de Brti- » net. Ils apprendront que d'Alembert arracha des pensions » de la cour; que d'Alembert détestait sa patrie, en même 534 NOTES » temps qu'il sacrifiait tout pour y rester. » Enfin , une foule de fails pris on ne sait où , rassemblés on ne sait comment ; et tout cela exprimé d'un ton , d'un goût , d'un style qui fait honle à notre pauvre pays, où l'on invente de pareilles choses ; où l'on ose les écrire ; où l'on suppose apparemment que quelqu'un voudra bien les lire , puis- qu'enfin il se trouve des gens qui les impriment. Je suis vraiment effrayé de cette ineffable confiance , de cet imperturbable sang-froid , avec lequel se débitent au- jourd'hui les phrases les plus dépourvues de sens. Il faut véritablement que ces gens la croient être quelque chose, penser quelque chose , dire quelque chose. Voyez dans l'article de M. Fiévée, La constante hauteur de sa présomption , Cette intrépidité de bonne opinion. Cela fait frémir. Et comme , après tant de belles inven- tions , ce nom de M. Fiévée s'étend complaisamment en grosses lettres comme pour avertir les passans , etc. » Lettre de Cérutti sur J.-J. Rousseau. Pag. 111. « Rousseau se brouille..." avec le baron d'Holbach. » Nous transcrivons ici une lettre assez curieuse, où Cérutti justifie le baron d'Hol- bach contre les accusations de Rousseau dans les Confessions : « La vérité que l'on croit quelquefois perdue , ne l'est jamais entièrement , et l'on en retrouve par ci , par-là , des restes précieux. Je suis assez heureux pour en avoir recueilli, en passant, une qui peut servir à justifier \m ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 3"5 homme estimable, attaqué par un homme célèbre. Il s'a- git du feu baron d'Holbach , que les Confessions de J.-J. Jiousseau inculpent et outragent d'une manière d'autant plus cruelle, qu'elle semble plus naïve et plus simple. Voici un récit non moiras simple et non moins naïf. « J'étais aux eaux de Contrexeville. Le baron d'Hol- bach y arriva. Sa réputation philosophique el sa physio- nomie vertueuse m'attirèrent vers lui. Plus je lécoutai , plus je l'observai , et plus je m'attachai à son cœur dont je crus voir tous les mouvemens. Une prévention me res- tait contre lui. J'avais entendu dire qu'il avait abandonné et persécuté même le citoyen de Genève. Je m'en expli- quai un jour avec lui, d'abord timidement, et en tâtonnant, ensuite dans une pleine effusion de confiance. Je m'étais attendu a des subterfuges ou à des récriminations. Point du tout. Sans un moment d'altération ou d'embarras ou de colère, il me raconta sa liaison , ses disputes , sa rpu- ture avec l'auteur de Julie. C'est Diderot qui les avait liés ensemble. Les singularités de Rousseau étaient quelquefois choquantes , mais excusables par sa situation et intéres- santes par son génie. Voici les propres paroles du baron d'Holbach : « Rien n'était plus commun que la conversation ordi- naire de Jean- Jacques ; mais elle devenait réellement su- blime ou folle dès qu'il était contrarié. J'ai à me repro- cher d'avoir multiplié ces contrariétés pour multiplier ces momens d'éclat et de verve. Cependant, lorsque je voyais qu'il s'emportait, je m'ctudiaisàlecalmer, et il retombait tout de suite dans son engourdissement. J'étais idolâtre de la musique italienne; il ne l'était pas moins. Son Devin du village ne fut goûté ni prôné par personne autant que par moi ; mais le génie musical de l'auteur était sujet aux 356 NOTtis mêmes disparates que ses autres taîens. On Paccusa de plagiat : je voulus vérifier : je ne tendis pas des .pièges,- mais je hasardai des épreuves. Il s'aperçut de mes dé- fiances , et, dès ce moment, je perdis son amitié. Ayant perdu ma première femme , je reçus de lui une lettre si touchante que je crus son amitié ranimée par mes cha- grins; je l'accueillis , je le recherchai et je le soignai avec un zèle nouveau , et , pour ainsi dire , paternel. C'est dans ce moment qu'il venait de se vouer tristement à une bien plate union. On ne peut imaginer un contraste plus affli- geant que celui qu'il présentait avec sa Thérèse et son génie. Diderot, Grimm et moi , nous fîmes une conspi- ration amicale contre ce bizarre et ridicule assemblage. Il fui blessé de notre zèle, indigné de notre désapprobation, et dès ce moment il se tourna avec une véritable fureur contre notre philosophie anti-thérésienne. Plus nous cher- chions à le ramener vers ses anciens amis, plus il s'é- loignait des uns et des autres. J'ai vu Diderot en pleurer. J'en ai gémi moi-même amèrement. Mais on n'imagine- rait jamais la scène qui décida notre rupture. » Il dînait chez moi avec plusieurs gens de lettres , Di - derot, Saint-Lambert, Marmontel, l'abbé Raynal et un curé , qui , après le dîner , nous lui une tragédie de sa fa- çon. Elle était précédée d'un discours sur les composi- tions théâtrales, dont voici la substance. II distinguait la comédie et la tragédie dé celte manière. Dans la comédie, disail-il , il s'agit d'un mariage et dans la tragédie d'un meurtre. Toute l'inlrigue, dans l'une et dans l'autre, roule sur cette péripétie : épousera-ton, n'épousera-t-on pas? tuera-t-on , ne luera-t-on pas ? On épousera , on lucra : voilà le premier acte ; on n'épousera pas , on ne tuera pas, voilà le second acte; un nouveau moyen d'épouser et de ] ET PIÈCES JUSTIFICATIVES* 55r) luër se présente , et voilà le troisième acte ; une difficulté nouvelle survient à ce qu'on épouse et qu'on tue , et voilà îe quatrième acte; enfin, de guerre lasse, on épouse et l'on tue : c'est le dernier acte. Nous trouvâmes cette poé- tique si Originale, qu'il nous fut impossible de répondre sérieusement aux demandes de l'auteur. J'avouerai même que moitié riant, moitié gravement, je persiflai le pauvre' curé. Jean-Jacques n'avait pas dit le mot, n'avait pas souri un instant, n'avait pas remué de son fauteuil. Tout- a-coup il se lève comme un furieux, et s'élançant vers îe curé , il prend son manuscrit , le jette à terre et dit à l'au- teur effrayé : Votre pièce ne vaut rien ; votre discours est une extravagance ; tous ces messieurs se moquent de vous } sortez d'ici , et retournez vicarier dans votre village. Le curé se lève alors non moins furieux , vomit toutes les injures possibles contre son trop sincère avertisseur, et des injures il aurait passé aux coups et au meurtre tra- gique , si nous ne les avions séparés. Rousseau sortit dans une rage que je crus momentanée , mais qui n'a pas fini , et qui même n'a fait que croître depuis. Diderot , Grinini et moi , nous avons tenté vainement de la ramener. Il fuyait devant nous. Ensuite sont arrivées toutes les infor- tunes auxquelles nous n'avions de part que celle de l'af- fliction. Il regardait notre afîliction comme un jeu et ses infortunes comme notre ouvrage. Il s'imagina que nous armions le parlement , Versailles , Genève , la Suisse , l'Àn- gleterrre , l'Europe entière contre lui. Il fallut renoncer, non à l'admirer ni à le plaindre , mais à l'aimer ou à le lui dire. L'homme le plus éloquent s'est rendu ainsi l'homme le plus anti-littérateur, et l'homme le plus sensible s'est rendu le plus anti-social. » « Tel fut, presque mot pour mot, la discours du baron MORELLET, TOM. ïl. 2e (flit. '22 556 NOTES d'Holbach. Je me crois obligé de le rapporter pour l'hon- neur de sa mémoire. Je satisfais ce devoir de justice avec d'autant plus de plaisir qu'il n'est pas sans une espèce de danger. Les enthousiastes de Rousseau trouveront peut- être mauvais que j'ose disputer contre leur enthousiasme et même conlre le mien. Je connais l'intolérance de la li- berté; mais elle n'arrête pas la liberté de la justice. Heur- ter de front les opinions fanatiques,, c'est aborder une île sauvage : je ne craindrais pas de m'exposer à être dévoré par ses habilans, si j'avais ou un ami à délivrer de leurs mains, ou un cadavre chéri à défendre de leurs outrages. Je porterai ma témérité jusqu'à observer combien il est horrible qu'un homme, fût-il un demi-dieu, immole , en mourant, sur sa tombe tous les amis de sa vie , et force leurs mânes plaintifs à suivre avec opprobre les siens jus- qu'à la dernière postérité. En un mot, les confessions de ce genre sont un héritage de fureur et des legs d'infamie. Cérutti. » Discours du président de la Convention. Pag. 120. « S'il était besoin d'appuyer de preu- ves » Nous allons donner le discours entier du président de la Convention, avec le récit qui le précède dans un journal du temps , ies Nouvelles politiques, 2^. vendémiaire an III, i5 octobre »794 • On remarquait ces jours derniers dans une société pen- sante la satisfaction touchante et générale qui avait signalé la fêle de J. -J. Rousseau, de ce philosophe humain et ET PIÈCES JUSTIFICATIVE. 3jQ sensible, que les préjugés, la jalousie et l'intolérance re- gardèrent et traitèrent en ennemi pendant qu'il vécut. Il semblait que la postérité entière se fût chargée de venger tant d'outrages faits à la bienfaisance d'un homme qui avait travaillé toute sa vie , et presque seul , à servir l'hu- manité et la constitution sociale , en éclairant l'une et l'autre sur leurs devoirs les plus sacrés. On était attendri sur sa cendre , on était dans l'admiration du bien qu'a- vaient fait ses ouvrages : de-là , ce recueillement, religieux en quelque sorle, qui s'est montré dans toute la marche triomphale de ce grand homme au Panthéon. Hélait pré- cédé de ses ouvrages qui restent; ses accens se mêlaient à la fête et lui donnaient un charme de plus : il semblait avoir inspiré lui-même l'idée de ce faisceau ingénieux qui réunissait les drapeaux de trois peuples libres, le Gene- vois, l'Américain et le Français. Au bas de chacun de ces drapeaux, on voyait les bustes de Rousseau , de Voltaire et de Franklin , restaurateurs ou promoteurs de la liberté chez ces trois peuples. Le sarcophage qui renfermait les cendres du philoso- phe de l'humanité était dans un char qui représentait l'île immortelle des Peupliers , et le cortège est arrivé au Panthéon au milieu des transports et des bénédictions de tout le peuple français. Là, le président de la Conven- tion, Gambacérès, a couronné cette fête par le discours suivant , interrompu souvent par les larmes et par les ap- plaudissemens des spectateurs : « Citoyens , «Les honneurs du Panthéon, décernés aux mânes de Rousseau , sont un hommage que la nation rend aux ver- tus, aux talens et au génie» 540 NOTES » S'il n'avait été que l'homme le plus éloquent de son siècle, nous laisserions à la renommée le soin de le cé- lébrer; mais il a honoré l'humanité , mais il a étendu l'empire de la raison , et, reculé les bornes de la morale^ Voilà sa gloire et ses droits à noire reconnaissance. «Moraliste profond , apôtre de la liberté et de l'égalité , il a été le précurseur qui a appelé la nation dans les routes de la gloire et , du bonheur; et si une grande dé- couverte appartient à celui qui l'a le premier signalée , c'est à Rousseau que nous devons cette régénération salu- taire qui a opéré de si heureux changemens dans nos mœurs, dans nos coutumes , dans nos lois, dans nos es- prits, dans nos habitudes. »Au premier regard qu'il jeta sur le genre humain, il vit les peuples à genoux , courbés sous les sceptres et les couronnes ; il osa prononcer les mots d'égalité et de liberté. «Ces mots ont retenti dans les cœurs , et les peuples se sont levés. » Il a le premier prédit la chute des empires et des mo- narchies ; il a dit que l'Europe avait vieilli , et que ces grands corps , prêts à se heurter, allaient s'écrouler comme ces monts antiques qui s'affaissent sous le poids des siècles. «Politique sublime , mais toujours sage et bienfaisant; la bonté a fait la base de sa législation : il a dit que , dans les violentes agitations , il faut nous défier de nous- mêmes; que l'on n'est point juste si Ion n'est humain • et que quiconque est plus sévère que la loi , est un tyran. «Le germe de ses écrits immortels est dans cette maxime ; Que la raison nous trompe plus souvent que la ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 34 1 nature. Fort de ce principe , il a combattu le préjugé , il a ramené la nature égarée; et, à la voix de Rousseau, le lait de la mère a coulé sous les lèvres de l'enfant. » Enfin , comme si Rousseau eût été l'ange de la liberté et que toutes les chaînes eussent du tomber devant lui, il a brisé les langes mêmes de l'enfance , et , a sa voix, l'homme a été libre depuis le berceau jusqu'au cercueil. » Citoyens , le héros de tant de vertus devait en être le martyr. » Rousseau a vécu dans la pauvreté , et son exemple nous apprend qu'il n'appartient point à la fortune ni de donner ni de ravir la véritable grandeur. » Sa vie sera une époque dans les fastes de la vertu ; et ce jour , ces honneurs , cette apothéose , ce concours de tout un peuple , cette pompe triomphale , tout annonce que la Convention veut acquitter à la fois envers le philo^ sophe de la nature , et la dette des Français , et la recon- naissance de l'humanité. » Sur mademoiselle de VEspinasse. Pag. 1 3o. « Mademoiselle de l'Espinasse , dont je parlerai encore.... » Note de l'abbé Morellet. J'aurais beaucoup à dire sur cette singulière et estima- ble et aimable personne; mais au moment où j'écris ceci, on vient de publier des lettres d'elle (1809, 2 vo^ m"8°), à M. de Guibert , qui ont donné occasion de rechercher et de recueillir tout ce qui peut la faire connaître. Trois articles des ouvrages posthumes de d'Àlembert, et ce qu'en a dit Marmontel dans ses Mémoires, la peignent 34 ^ ilotes avec lant de vérité , que je ne puis que renvoyer à ces deux ouvrages, en confirmant ce que l'un et l'autre en ont dit. On y peut joindre les articles pleins d'esprit et de justesse, donnés par MUc de Meulan , dans les feuilles du Puhlicisle du mois de juin 1809. Je dirai seulement que je m'inscris en faux sur une im- putation que fait Marmontel à Mlle l'Espinasse. 11 lui prête une espérance ambitieuse de séduire quelqu'un de ses amis les plus distingués jusqu'à s'en faire épouser. Cela peut être , et il n'y a rien de mal à cela ; mais lors- qu'il ajoute que cette ambition , trompée plus d'une fois , ne se rebutait point et qu'elle changeait d'objet , toujours plus exaltée, et si vive qu'on l'aurait prise pour l'enivre- ment de l'amour , je crois qu'il se trompe entièrement; je ne puis penser qu'il y ait jamais eu dans la tête de ma- demoiselle l'Espinasse un projet de ce genre. Elle était toujours entraînée par un sentiment qui n'avait peint d'autre objet que lui-même. Marmontel tombe aussi dans un anachronisme en disant qu'elle fut un temps éperdu- ment éprise de Guibert, et que, lorsque celui-ci lui échappa comme les autres, elle crut pouvoir aspirer à la conquête du marquis de Mora. La passion de MI,C L'es- pinasse pour Guibert n'a commencé qu'après le départ de M. de Mora pour l'Espagne , ce qui est clair par les dates mêmes et le texte des lettres à Guibert. Et puis , ces passions successives et ces projets de se faire épou- ser, sont tout-à-fait étrangers à ce caractère ardent et noble Elle dit (lettre 4°,) en parlant du marquis de Mora , fds du comte de Fuentès, ambassadeur d'Espagne :« Par un bonheur inouï, et qui ne devait jamais arriver, la créa- ture la plus tendre, la plus parfaite et la plus charmante ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 345 qui ait existé, m'avait donné, abandonné son âme , sa pensée et toute son existence. Quelque indigne que je lusse du choix et du don qu'il m'avait fait , j'en jouissais avec étonnement et transport. Quand je lui, parlais de la distance immense que la nature avait mise entre nous, j'affligeais son cœur; et bientôt il me persuadait que tout était égal entre nous, puisque je l'aimais. Non, jamais la beauté, l'agrément, la jeunesse , la vertu, le mérite n'ont pu être flattés et exaltés au degré où M. de M*** aurait pu faire jouir mon amour-propre; mais il voyait mon âme; la passion qui la remplissait rejetait bien loin les jouissances de l'amour-propre ,... Hélas! je lui devrai encore ce que mon cœur sentira de plus con- solant et de plus doux , des regrets et des pleurs! » Sur la société du baron d'Holbach. Pag. 109. « Et le crime eût été de la dénoncer. » Extrait de Quelques Réflexions de l'abbé Morellet sur un article du Journal de l'Empire du i5 juillet 1806. Je nommerai parmi les hommes avec qui j'ai été lié, la plupart des gens de lettres distingués que j'ai eus pour contemporains, tels que Mairan , Clairaut, Buffon , d'A- lembert , Diderot, J.-J. Rousseau , Raynal, Condillac , d'Holbach, Duclos , Saint-Lambert, Helvélius, Watte- let, Brecquigny, Roux, Darcet , Saurin , Marmontel, Barthélémy , etc. Je ne pousserai pas plus loin celte nomenclature , et je me contenterai d'inviter le sieur G*** à expliquer com- 344 ROTES nient un homme de lettres qui a passé sa vie dans les so-, ciétés que je viens d'indiquer , a mené une vie mépri- sable ? Je sais que parmi les hommes que je viens de nommer il en est plusieurs que nos nouveaux zélateurs me feront un crime d'avoir connus, et., puisqu'il faut le dire, ai- més. Le motif de ce jugement sera la liberté de penser de la plupart de ces hommes et leurs opinions extrêmes §ur certains objets délicats. On voit d'abord là que MM. les inquisiteurs supposent dans tous ceux qu'ils appellent philosophes une même façon de penser et les mêmes opinions. Il leur arrive , comme aux Jésuites de Pascal , de considérer tous ceux qui leuf sont contraires comme une seule personne, et d'en former comme un corps de réprouvés dont ils veulent que chacun réponde pour tous les autres. Ils supposent que tout homme qui a vécu avec d'Holbach a pris pour caté-*- phisme le Système de la nature, et que celui qui a été at* taché à Helvétîus a réduit, comme lui , les principes de la morale à l'intérêt, Ils ne voient pas que c'est surtout dans une société de philosophes qu'est vrai l'axiome : V ingt têtes [j vingt avis ; tôt capita, toi sensus. Qu'en aucun endroit peut-être on n'a combattu ces opinions plus fortemont que dans les maisons dont le maître s'était creusé la tête toute la ma- tinée pour les établir dans son cabinet. Mais leur grande erreur, en ceci, est de supposer que c'est avec le métaphysicien qu'on vit; non, c'est avec l'homme d'esprit, avec l'homme sociable et doux, avec l'homme riche en connaissances utiles. Et que m'importe la manière dont il pense sur une question abstraite de morale ou de métaphysique, sujet que nous n'enten- ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 5/p ad solitarios, que ce n'est pas avec les èpéeset les dards , ni avec des soldats et à main armée , que s'établit la vérité , mais par persuasion et par conseil. 9 Ces deux significations sont , comme on le voit, assez distinguées pour qu'on ne les confonde pas. Mais il y a des gens intéressés à les confondre, et ceux-là se sont obstinés à entendre toujours , ou plutôt à faire entendre aux autres, par le mot de tolérance , l'indifférence en ma- tière de religion ; et toutes les fois qu'un pauvre philo- sophe a parlé de la nécessité de conserver la paix , a prê- ché l'humanité, s'est élevé contre la persécution , a enseigné la tolérance civile , on n'a pas manqué de l'accuser d'irré- ligion et de tolérance, en affectant de prendre toujours et de donner ces mots comme synonymes, et en se gar- dant bien de laisser voir que cet homme prêchait la tolé- rance civile et non l'indifférence de religion. » Mais la philosophie et la raison doivent employer la même chaleur et la même constance à soutenir la cause de la vérité et de l'humanité , que ses ennemis mettent à la combattre. 11 faut s'obtiner à employer ces mêmes expressions en leur sens religieux et vrai ; il faut faire en sorte que ce soit là désormais leur signification commune. Il faut que lé mot ^'intolérance réveille dans tous les es- prits les idées d'oppression et d'injustice; il faut que la tolérance civile soit une vertu, que, pour louer désormais un prince humain et religieux, on puisse dire de lui qu'il lut tolérant, et que ce mot soit un éloge comme les noms de juste ,àluimain , de bienfaisant» » Alors il ne suffira pas , pour noircir des hommes de lettres auprès d'un gçuvernement éclairé, dédire , comme ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 55 1 t'ait le dénonciateur, qu'ils travaillent à répandre les maxi- mes de la tolérance , parce que de pareilles accusations se réduiront a ceci : Les auteurs d'un tel ou d'un tel ouvrage sont de mauvais citoyens , puisqu'ils disent qu'il ne faut pas persécuter pour la religion, etc. » Bu (Ton, qui n'aimait pas Voltaire, dut être moins con- tent de cette page : « On accuse M. de Voltaire d'avoir répandu quelques principes de scepticisme dans ses écrits : il ne nous appartient ni de le condamner ni de l'absoudre ; mais, que cette imputation soit Lien ou mal fondée , il n'en sera pas moins vrai que cet homme célèbre a égalé Corneille et Racine dans ses tragédies , qu'il a fait le plus beau poëme épique que nous ayons dans notre langue , qu'il a présenté l'histoire sous le jour le plus intéressant et le plus neuf, qu'il a embelli les vérités philosophiques et morales des charmes d'un style vrai , piquant et persua- sif, et surtout qu'il a été dans l'Europe l'apôtre de la tolé- rance, et par-là le bienfaiteur de l'humanité. C'est par tous ces côtés que nous le regardons comme le premier homme de lettres de la nation et de son siècle; et nous croyons pouvoir lui donner cet éloge mérité, sans être suspect d'impiété auprès des gens religieux que la passion n'aver.- glera pas. J'entends bien que le théologien croit qu'il se- rait de l'intérêt de la religion que toutes les personnes qui sont soupçonnées de quelque liberté de penser n'eussent ni talens, ni mérite, ni vertu; mais, puisqu'il n'a pas plu à Dieu que cela fût ainsi , ne serait-il pas plus raison- nable de nous soumettre aux disposilions de la Provi- dence, qui connaît, mieux que nous, les moyens de soute- nir la foi contre les attaques des incrédules? La religion , établie et répandue dans le monde par des hommes sim- ples et grossiers , se conservera sans doute par les mêmes 5 5 2 KdTKS secours , et ses ennemis ne détruiront pas l'ouvrage de* Dieu. En supposant donc que les Y. 9 les D. , les B. , les H. soient coupables de quelque liberté de penser, lais-* sons les louer sur leurs talens 9 et louons-les nous-mêmes sans scrupule et sans rémords , comme nous louons les Platon, les Cicéron , les Homère, les Virgile. Un temps viendra où tous ces beaux génies seront tourmentés où ils seront , et loués où ils ne seront pas. Laudantur ubi non sunt, cruclantur ubi sunt. s Traité des délits et des peines* Pag. i65. « Je publiai la traduction de l'ouvrage dei Deiitti e dette Pêne > etc. » Extrait d'une lettre adressée, en 1808, par M. Morellet aux rédacteurs des Archives littéraires, C'est sur l'invitation de M. de Malesherbes et sur l'exem- plaire que lui-môme m'avait confié, que j'ai traduit le traité dei deiitti; c'est de lui, comme magistrat préposé h la librairie par M. le chancelier de Lamoignon son père ; que j'obtins la permission d'imprimer ma traduction ; et tous les hommes de lettres qui ont eu le bonheur de vivre dans la société de M. de Malesherbes savent qu'il a con- stamment fait une grande estime du livre. Je rapporterai à ce sujet un fait de quelque intérêt : c'est que, peu de temps avant l'emprisonnement qui l'a conduit à i'échafaud, il m'avait demandé , sur l'ouvrage de Beccaria , quelques observations qu'il se proposait d'em- ployer dans un travail sur cette matière , conservant ainsi , au milieu des horreurs de la révolution et, pour ainsi dire, ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 555 sous la hache , l'espoir el le désir de voir la législation se perfectionner dans des temps meilleurs, et voulant lui- même contribuer à faire ce bien à sa nation et a l'huma ni té. C'est un fait connu que Beccaria , invité par M. de Ma™ lesherbes, M. Turgol, M. d'Alembert , M. ïiclvélins, M. de BuITon, M. Trudaine, etc. , à venir à Paris rece voir les témoignages de l'estime que son ouvrage lui avait acquise , y trouva en effet ce qu'on lui avait annoncé, un accueil distingué des hommes les plus célèbres de France. A des témoignages d'un si grand poids , s'il est néces- saire d'en ajouter d'autres , je dirai que lord MansOeld , premier juge du banc du roi en Angleterre, et l'un des hommes les plus éclairés de son siècle, disait, et que je lui ai entendu dire , que le Traité des délits de Beccaria , était un des plus beaux ouvrages et des plus utiles qui eus- sent paru depuis cent ans. Et le jurisconsulte Blakstone , en ces matières l'oracle el la lumière de la jurisprudence anglaise , dans son Commentaire sur les lois , cite souvent Beccaria avec éloge, et ne le combat qu'avec les égards qu'on doit au génie, jusque dans les méprises dont il n'est pas toujours exempt. Les Marionnettes. Pag. 179. « A la fin de 1769... » L'auteur a ou- blié de comprendre dans ses travaux littéraires de l'année 17G9 une petite pièce manuscrite, qu'il ne songea pas sans doute à publier sous le ministère de l'abbé Terray. La voici. Les libertés que l'au- teur y prend nous paraîtront d'un homme timide; MOKELLET, TOM, IL 2e éclît. OÙ 354 NOTES on a été depuis beaucoup plus loin; on a tout dit , tout hasardé; mais je ne crois pas qu'on l'ait fait avec plus de finesse et d'esprit. îl y a Ion£-teinps qu'on a assimilé la vie humaine à un théâtre , à une scène où paraissent successivement les hommes , pour y jouer chacun, bien ou mal , le rôle que leur a donné ia nature. Les philosophes semblent avoir adopté celle manière de voir le grand spectacle de la vie; ils ne sont guère en débat que sur le genre de la pièce; les uns n'y voient qu'une tragédie d'assez mauvais goût, d'autres une comédie, les plus moroses une farce ridi- cule. Je crois , après y avoir bien réfléchi , qu'il y a de tout cela dans le système du monde moral; mais je trouve que son caraclère dominant, qui n'a pas été jusqu'à présent bien saisi , est une imitation fort heureuse des marion- nettes, précisément comme nous les voyons sur les boule- vards , spectacle encouragé par la police pour l'instruc- tion du peuple et les progrès du bon goût. Tout le monde sait comment le spectacle des marion- nettes est organisé. Deux sortes d'acteurs y sont employés : d'abord les marionnettes mômes , Polichinelle , Arlequin , Cblombine , le docteur, le procureur, le bourreau, le diable, etc., qu'un homme caché sous la toile fait mou- voir et gesticuler, au moyen de fils attachés à leur têle et à leurs bras , et pour lesquelles il parle en Taisant la petite voix, à l'aide d'une anche, appelée pratique, qu'il tient dans sa gorge ; ensuite le compère qui , placé en dehors , dialogue avec les marionnettes , les met sur la voie de dire de jolies choses et tait valoir ce qu'elles disent. Or, l'ana- logie est manifeste entre le monde et cet œuvre comique. J'y vois un tr.bleau vrai d1 la vie humaine, et celle ap- ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 555 piicalion est si juste et si frappante , que je ne puis trop m étonner qu'elle ait jusqu'à présent échappé à presque tous les moralistes qui ont écrit avant moi. Ceux qui voient dans le monde la comédie ou la tra- gédie , ne considèrent pas que, ces deux utiles inventions étant postérieures à celle des marionnettes , c'est dans celle-ci qu'il faut chercher le véritable modèle de l'orga- nisation des sociétés. Que les marionnettes aient devancé tous les spectacles réguliers , c'est un fait dont l'histoire des arts ne nous fournit pas de preuves positives , mais qu'on ne peut mé- connaître, si Ton observe avec quelque attention la mar- che naturelle de l'esprit humain dans ses plus belles in- ventions, Certainement ceux qui se sont avisés les pre- miers de donner des spectacles au peuple , n'ont pas eu d'abord toute l'effronterie nécessaire pour se produire ainsi; il est bien naturel de penser qu'ils se cachèrent derrière une toile , produisirent de petites figures au lieu de se montrer, et les firent parler et gesticuler au lieu de parler et de gesticuler eux-mêmes, pour diminuer d'au- tant l'embarrasque l'homme, encore grossier, éprouve tou- jours a se mettre en spectacle , et enfin déguisèrent leurs voix pour qu'on ne reconnût pas celui qui répandait sur les spectateurs le sel d'une satire mordante , telle qu'elle a été dans ces premiers temps où l'on appelait les choses par leur nom. Peu à peu l'auteur, caché sous la toile, se sera enhardi jusqu'à se montrer. Alors il aura revêtu un des per- sonnages de sa pièce et dialogué avec son compère, le visage barbouillé de lie ; et s'il a trouvé quelque bon plai- sant comme lui , déterminé à se charger d'un autre rôle , à celte époque sera née la comédie jouée par des per- T>56 NOTES sonnages réels. Mais en portant ainsi l'invention au delà de ses premières limites , en introduisant des théâtres a demeure au lieu des théâtres ambulans , on n'a pas aban- donné pour cela les marionnettes. J'ose même dire qu'il est intéressant de les conserver; car, comme Machiavel a très-Lien observé que, pour réformer une république cor- rompue, il faut la rappeler aux principes sur lesquels elle a été fondée; si jamais on avait besoin de régénérer l'art du théâtre , dont les gens de goût paraissent craindre la décadence, ce serait en rapprochant notre comédie du modèle originaire sur lequel elle a été formée, c'est-à- dire, en conduisant pendant quelque temps nos acteurs et nos actrices comme des marionnettes, en faisant parler un bon déclamateur pour eux, et en attachant à leurs bras, à leurs pieds et a leur tête , des fils qui dirigeaient leurs mouvemcns , ce qui rétablirait dans nos grands théâtres l'art du geste et de la déclamation. Mais je reviens à mon objet, et je disque ce monde ci est un vrai spectacle de marionnettes , ce que je pense sans l'en estimer moins pour cela; et rien n'est si frap- pant dans l'organisation de la société que celle grande di- vision des hommes en marionnettes qui exécutent les pièces dont nous sommes spectateurs , et en compères qui les secondent. Commençons par reconnaître des affaires du monde les marionnettes au nom desquelles elles se font. Je ne veux pas me faire honneur d'une idée qui ne m'appartient pas ; le seul mérite que je puisse revendiquer est de l'avoir dé- mêlée dans ïïorace, que je lis souvent. J'ai été frappé de ces deux vers : Tu mini qui imperitas, aliis servis miser, nique DuceriSj ut nervis alienis mobile lignum. ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. Ôpj Je vois là les marionnettes et leurs inouvemens auxquels le poëte assimile l'homme moral , et le maître qui croit commander et qui n'est en effet qu'une marionnette , agis sant par des impulsions étrangères et parlant un organe emprunté. Certainement on ne refusera pas de reconnaître ce ca- ractère dans l'homme en général , si nous le trouvons jusque dans les individus que leur rang et leur puissance sembleraient devoir affranchir de cette dépendance, jusque dans les rois. Or, c'est une chose manifeste, que les sou- verains les plus absolus sont réduits h ne se mouvoir que par l'impulsion des ministres et des courtisans qui les envi- ronnent , et que , quoiqu'en ait dit Despréaux, s'abandon- nantà une fiction poétique, un roi ne soutient rien par lui même, et ne voit rien par ses yeux. C'est ce qu'entendait fort bien le courtisan, dont on s'est moqué si mal h propos, qui, voyant Louis xiv dans ses jardins , remarquait avec quelque étonnement que ce grand prince se promenait lui même. Il avait sans doute observé que dans toutes ses autres fonctions le roi était mû par des impulsions étrangères, qu'il ne prenait pas lui-même ses résolutions , qu'il ne com- posait pas ses lois , ses édits , qu'il. ne choisissait pas et ne renvoyait pas lui-même ses ministres ; de sorte qu'en éten- dant cette observation un peu trop loin , il s'est pourtant laissé conduire par l'analogie. Et qui ne voit, en effet , que les plus sages princes ne font pas leurs édits , et que les plus braves ne gagnent pas leurs batailles? Les ministres Louis xiv , Colbert et Lou- vois, mettaient l'un après l'autre la pratique dans leur gorge, pour annoncer : Edit du roi arrêt du conseil d'é- tat du roi, Luxembourg et Vauban , en Flandre et en Franche-Comté; cachés sous la toile, liraient les fils qui OJô NOTES répondaient à la tête et aux bras du conquérant de Namur et de Besançon. Et voila pourquoi tout va mal dans un état politique , quand le ministère est divisé; car si, tandis qu'un desmi- nisires a la pratique et parle, l'autre qui tient les fils , ou ne les lire point, ou les tire à contre-sens, les gestes du roi sont en contradiction avec ses paroles, et les specta- teurs ne comprennent plus rien à la pièce. C'est cette condition des rois, réduits à ne se mouvoir que par une impulsion étrangère , qui a conduit quelques politiques à regarder la monarchie comme une mauvaise forme de gouvernement , à moins qu'elle ne tombe aux mains d'un homme à tête forte et à grand caractère , à un esprit avLw'iymos , c'est-à-dire, ayant en lui même le prin- cipe de son mouvement, et l'imprimant à toutes les par- lies du corps politique. Mais celte opinion est de gens sans goût et qui n'ont au- cune idée juste du grand spectacle d'un état politique; ces marionnettes n'auraient plus rien d'agréable si l'on y vovait, au lieu de petites figures, des hommes raisonnables, semblables à nous , conversant et raisonnant comme on raisonne communément ; il n'y aurait plus d'imitation , et l'imitation fait le grand charme des arts. Ce serait la chose même , et personne n'y prendrait plaisir. 11 en serait ainsi d'un gouvernement réduit à cette misérable sim- plicité. On peut se convaincre encore de cette vérité par une seule observation. Dans toute la nature nous voyons les êtres doués d'un mouvement véritablement spontané, suivre une route uni- forme ; toutes leurs actions se tiennent et se ressemblent. Ce que font aujourd'hui le lion , l'ours, le loup»,, le cerf ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. ,).)Q dans la forêt, ils le feront encore demain et tous les jours. Leurs actions sont les mêmes , parce queleurs inclinations naturelles sont constantes , et qu'ils en suivent les impul- sions sans qu'aucun être les en détourne. Dans les rois, au contraire, une mobilité continuelle décèle manifeste- ment des causes étrangères de mouvement, des êtres qui agissent sur leur volonté et qui les poussent en des sens di- vers et contraires. On ne peut pas supposer en eux une ac- tivité propre, en voyant leurs mouvemens prendre des directions opposées toutes les fois qu'ils changent de mi- nistres. J'ai vu en trente ans plus de trente ministres dif- férens dans quatre départemens , et, dans cet espace de temps , quinze contrôleurs généraux. Or, comme à chaque changement j'ai vu l'administra- tion changer de principes sur les objets les plus intéres- sans , et les arrêts du conseil , et les édits du roi détruire , sous le nouveau ministre, les arrêts et les édits rendus sous ses prédécesseurs, j'en ai déduit cette conséquence bien naturelle, que la volonté des rois est toujours tirée, poussée, tournée par leurs ministres, que leurs mouve- mens ne sont pas vraiment spontanés, et qu'ils ne sont que de véritables marionnettes. Mais ici, je fermerai la bouche aux détracteurs, en montrant que cet état de choses est un effet nécessaire de. causes, que ni les souverains , ni les ministres ne peuvent arrêter aujourd'hui. Au moyen de l'incroyable étendue , de l'étrange multi- plicité, de l'inévitable complication des affaires dans les grands pays de l'Europe, où les gouvernemens veulent tout faire et tout diriger, il n'est pas possible physique ment , qu'un homme , quel qu'il «oit , trouve dans les vingt- quatre heures de la journée, et dans leslroi» cent soixante- 56o NOTES cinq jours de l'année, le temps de penser avant de vou- loir; ils sont donc obligés de vouloir sans avoir pensé. Or, comme la volonté qui n'est pas amenée par la pensée de l'individu, est nécessairement le résultat d'une impul- sion étrangère ; elle est donc purement mécanique, et res- semble parfaitement a celle qu'on donne à Polichinelle > quand le maître lui fait jouer le rôle de roi. J'ajouterai que signer son nom est une opération qu'on pourrait faire exécuter par une figure automate; mais quand le chef d'un grand empire ne ferait autre chose pendant les vingt-quatre heures de la journée , il ne vien- drait pas à bout d'apposer sa signature h tout ce qui se fait' sous son nom. C'est de là qu'est venue l'invention ingé- nieuse de la griffe du roi , qui est son nom gravé sur une pièce de bois ou de métal; et qu'un homme , chargé de cet emploi , applique a la plus grande partie des actes qui se font au nom de Sa Majesté. Cette griffe est la main du roi, qui se porte çà et là sur les bœufs et les moutons de ses sujets , pour en prendre ce qui est nécessaire à la nourriture de Sa Majesté et de ses nombreux servi- teurs; mais elle est mue, comme on voit, par une main étrangère. Si des rois nous passons aux ministres, quoique je vienne de dire que ce sont eux qui font jouer la grande marionnette , au nom de laquelle tout se fait, il est visible que le plus grand d'entre eux est conduit par l'impulsion qui lui vient de ses premiers commis. Ici revient ce que j'ai dit de retendue et de la multi- plicité des affaires : iî n'est pas possible que îc ministre dont le département est ainsi surchargé puisse les faire par lui-même , prendre ses résolutions , avoir une véritable volonté, une volonté qui lui soit propre; cl, dès lors ., ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 56 1 je vois les fils, c'est-à-dire les premiers commis, four- nissant leurs plans, répondant aux mémoires des sup- plians, etc. , et tirant, selon les occurrences, la lêle du ministre en bas pour dire oui , ou de droite et de gauche pour dire non. Je pourrais pousser cette analyse plus loin, et trouver encore que les premiers commis eux mêmes sont souvent conduits par les subalternes qu'ils emploient, et n'ont d'idées que celles qu'ils en reçoivent; que, dans l'adminis iralion de la justice , cet ordre de choses est établi de temps presque immémorial, suivant ces vers de Racine: Avez-vous eu le soin de voir mon secrétaire? Allez lui demander si je sais votre affaire. Mais c'est avoir assez prouvé, je crois, ma proposi- tion générale, que les principaux acteurs sur le grand théâtre de la vie humaine , les rois et leurs ministres , sont de véritables marionnettes. II me reste à montrer l'em- ploi qui s'y fait presque universellement de l'antre partie essentielle de ce spectacle ingénieux, je veux dire des compères. On sait que les proverbes sont des vérités pratiques dictées aux nations par l'expérience et le bon sens^ et des résultats d'observations générales et vraies sur les causes morales et leurs effets. Or, ne dit-on pas en commun proverbe, que tout se fait dans le monde par compère et par commère ? Un coup-d'œil sur la société nous convaincra de la vé- rité de celle maxime. Considérons d'abord ceux qui jouent les premiers rôles sur ce grand théâtre du monde , je veux encore parler péril de sa vie , ne doit pas refuser à la vérité un sacrifice, »que cent fanatiques ont fait au mensonge — Les lignes » tracées parle sang d'un philosophe sout bien d'une autre «éloquence. » Sur cette rodomontade je ferai une observation : c'est que l'auteur de l'adresse impose ici aux philosophes qui onL eu quelque réserve , un devoir dont il s'est affranchi lui-même , et qu'il leur prêche des vertus qu'il n'a pas montrées. Car j'entends dire que, jusqu'à ce moment, en publiant des écrits forts libres , il est demeuré anonyme et a usé de beaucoup de précautions pour n'être pas connu. Or, le temps où il a eu cette discrétion était pourtant celui auquel il pouvait montrer le grand courage dont il fait aujourd'hui parade. Il ne courait pas, à la vérité, un risque aussi grand que celui qu'il blâme les philosophes de n'avoir pas bravé ; mais enfin , ils ont affronté la Bas- tille , ce qui était assez; et si M. Naigeon en eût fait au- tant , les lignes tracées , non pas de son sang , mais à la vue d'une prison d'état , auraient été d'une toute autre élo- quence que celles qu'il lui est loisible d'adresser à l'assem- blée nationale elle-même. Aujourd'hui rien ne soutient un pauvre écrivain que son talent; il n'y a plus de risque à courir , M. Naigeon a laissé échapper pour lui une occa- sion d'écrire quelques lignes éloquentes, qu'il ne relrou- 394 NOTES vera pas. . . . Son courage ne se montre que contre une puis- sance désarmée , et la bravoure de ce valeureux champion me rappelle celle d'un matamore, qui se vantait d'avoir coupé les jambes a un Espagnol. Et pourquoi pas la téte9 lui demanda-t-on ? Oh , dit-il , c'est qu'on la lui avait déjà coupée. M. Naigeon continuant de nous instruire des moyens de détruire , non-seulement le christianisme , mais, comme on l'a déjà vu, jusqu'à la simple croyance en un Dieu , nous enseigne, page îG, «qu'il ne faut pas lier la morale » a la religion , parce que toutes les idées religieuses (notez >; toutes) étant, par leur nature, vagues , incertaines et va- » cillantes comme toutes celles dont l'ignorance , la terreur » et l'imagination ont été l'origine, l'évidence d'une re- ligion quelconque est nécessairement, dans tous les » hommes, une quantité variable, et qu'il y a par consé- » quent tel période de la raison où celle évidence est zéro , »el tel autre où elle est négative. » On voit clairement dans cet étalage de langage mathé- matique ,que M. Naigeon a appris , comme tout le monde , assez d'algèbre et de calcul pour savoir ce que c'est qu'une quantité variable et une quantité négative, ce qu'il a cru sans doute bien important pour sa gloire de nous faire connaître. Mais après avoir rendu justice à son profond savoir , ne pourra-t-on pas lui demander à quel période est sa raison , et surtout son goût , lorsqu'il nous donne d'un ton si doctoral un pareil galimatias? Nous croyons facilement que l'évidence d'une religion est pour lui zéro ou môme une quantité négative ; mais le ridicule et l'absurdité de ce langage , appliqué à des objets auxquels il convient si mal, ne sont ils pas des quantités bien positives? ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. ->

7 frein qui reste au peuple, en avilissant et dégradant les ministres de la religion, les seuls instituteurs de morale qui lui soient restés. Evasion de Vabbè Godard. Pag. 4o5. « On trouvera dans mes papiers un récit de la délivrance miraculeuse , etc. » Nous conser- vons le récit de l'abbé Moreîlet , écrit dans le temps même de l'événement. Vers la fin du mois d'août, M. l'abbé Godard, ci-de- vant grand-vicaire de Bourges, se trouvait 5 Paris, par- tageant les sentimcns et les malheurs des prêtres qui n'ont pas voulu prêter le serment à la constitution civile du clergé, et qu'on a eu l'injustice et la méchanceté de marquer d'un signe de proscription en les appelant prê- tres rèfraclalres , c'est-à-dire , rebelles à la loi , quoiqu'ils n'aient violé aucune loi, puisqu'en refusant le serment, ils n'ont fait que proiiler de la liberté des opinions reli- gieuses établie par la constitution elle-même ; estimables de sacrifier ainsi leur fortune à leur religion , même aux yeux des hommes qui ne voient les religions que comme l'ouvrage des préjugés. Depuis la journée du io août, la commune provi- soire , composée d'abord seulement des députés de vingt- deux ou vingt -trois sections de Paris, dans des assem- blées tenues sans formes et sans règles, s'était emparée de tout le pouvoir dans la capitale, et, ayant chassé de son autorité privée l'ancienne municipalité, avait conçu les projets atroces qui se sont exécutés depuis. C'est ce que 4o3 NOTES n'ont pas craint d'avouer à la commune et clans la société des jacobins, et jusqu'à la tribune de la Convention natio- nale , les Carrier, les Marat, les Robespierre, les Osse- lin , etc., et ce que le récit suivant prouvera. Un des premiers et des plus puissans moyens pris par celte nouvelle commune pour l'exécution de ses plans , fut d'établir des visites domiciliaires et nocturnes , d'a- bord sous le prétexte de chercher des armes pour les troupes allant aux frontières , et pour les ôter , disait-on , aux malintentionnés; mais ayant pour véritable objet de poursuivre ceux qui avaient voulu défendre le roi à la journée du 10 août, les ministres chassés à celte épo- que , les ecclésiastiques insermentés , et en général tout ce qu'ils pourraient saisir de ceux qu'ils appellent mau- vais patriotes et ennemis de la révolution , a laquelle il fallait encore , disaient-ils , sacrifier un grand nombre do victimes. Sur l'ordre de cette commune usurpatrice , les barrières de Paris furent fermées avec une sévérité jusque-là in- connue; les villages et les municipalités, à de grandes dislances , avertis d'arrêter et de ramener tout ce qui s'échapperait, et exécutant cet ordre avec la dernière rigueur. Ceux qui pouvaient êlre en butte aux poursuites , forcés de chercher des asiles hors de chez eux , ou con- finés dans leur propre maison , furent arrèlés dans l'es- pace de quelques nuits : on les entassa à l'Abbaye , à la Conciergerie , à la Force , à Bicêtre , à la Salpélrière, à Sainte - Pélagie ; et enfin, les prisons ne suffisant pas % on renferma les ecclésiastiques , au nombre de plus de trois cents, dans l'église des Carmes , au séminaire do Saint-Firmin , à la Mairie , etc. M. l'abbé Godard était arrivé aux derniers jours du ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 4 OC) mois d'août sans avoir été arrêté , quoique poursuivi peut-être plus vivement qu'un autre, a raison de ses liai- sons avec beaucoup de nobles , d'évêques et d'ecclésiasti- ques restés à Paris. Enfin il fut pris au milieu de la nuit dans un appartement vacant d'une maison qui lui appar- tenait, louée à un homme de ses amis alors absent,, et fut mené à la section , et de là a la Mairie , ci-devant l'hô- te] du premier président. En comparaissant devant une espèce de tribunal qui servait à distribuer dans les différentes prisons ceux qu'on amenait, il demanda comment , sous un gouverne- ment qu'on disait avoir établi la liberté, on arrêtait de nuit un citoyen domicilié, dans sa propre maison, sans dénonciation, sans ordre préalable, sans mandat d'ame- ner, sans délit articulé. On lui répondit : N'êtcs-vouspas prêtre? — Oui, dit-il. — Eh bien! lui répliqua-t-on , nous gardons eela. A la suite de celte belle sentence , il fut conduit dans un grenier de la Mairie converti en prison , et s'y trouva lui soixantième; le plus grand nombre ecclésiastiques, le reste gens de loi, bourgeois de Paris, littérateurs, col- porteurs de papiers, etc. Là commence à être en action un jeune homme qui a déployé un beau caractère et montré de grandes vertus , le courage de l'esprit et celui de Pâme , et tout l'héroïsme de la reconnaissance et de l'amitié. M. l'abbé Godard avait rendu quelques services à un jeune homme appelé Dreux, à qui il avait donné des se- cours pour son éducation, et pour lequel il avait obtenu une place de commis dans un bureau de la municipalité. Depuis le io août, Dreux avait aidé l'abbé Godard à se cacher. Il l'avait logé quelques jours chez lui; il lui 4 1 0 NOTES rendait des soin9 assidus. L'abbé Godard , arrêté , n'eut rien de plus pressé que de faire savoir à Dreux son mal- heur, et celui-ci d'accourir pour rendre à son bienfai- teur, tous les services dont il pourrait avoir besoin, et surtout pour tâcher de le tirer de prison. Le projet de massacrer les prisonniers était déjà an- noncé dans le public depuis plusieurs semaines. On inspi- rait au peuple une grande indignation contre ce qu'on appelait les lenteurs de la justice, qu'on prétendait aussi être un complot de l'aristocratie. On ne lui parlait que des voleurs et de quelques hommes connus , accusés de projets de contre-révolution ; mais l'on prévoyait bien que lorsque le peuple se porterait aux prisons, tout ce qu'on y aurait entassé de nobles , de ministres déplacés , de prêtres , d'aristocrates , et même de ces démocrates mitigés et constitutionnels , devenus depuis quelque temps l'objet de la haine la plus active du parti jacobin , seraient enveloppés dans le massacre, si même on ne parvenait a sauver les voleurs et les assassins , qui n'étaient pas le véritable objet de ce mouvement , et dont la plupart y ont échappé en effet. Le petit Dreux, car il faut observer que ce jeune homme est de taille petite et mince, pour s'étonner da- vantage de ce que peut une âme forte , même avec de faibles organes , Dreux , dis-je , après avoir rendu a l'abbé Godard les premiers soins que sa situation demandait, s'occupa de l'arracher au danger dont les prisonniers étaient menacés. Celle entreprise demandait de sa part des sollicita- tions, des allées et venues, et enfui un temps dont le tra- vail de son bureau ne lui permettait pas de disposer. Il prévint le principal commis qu'il ne lui serait pas pos~ ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 411 sîble d'avoir , pendant quelques jours , la même assi- duité qu'il avait jusque-là montrée, et le pria de trouver bon qu'il s'absentât quelquefois pour servir son bienfai- teur et son ami. Le chef, peu touché sans doute de celte, espèce de raison , lui répond sèchement que les premiers des de~ voirs sont ceux qu'impose la place qu'on remplit, que la besogne du bureau ne peut se ralentir , et lui déclare qu'il n'aura sur ce point aucune indulgence , et qu'il dis- posera de son emploi si le travail est interrompu. Et si j'étais malade, dit le jeune homme, vous ne m'ôteriez pas ma place , et vous trouveriez quelque moyen de vous passer de moi pour quelques jours ; je vous prie de faire ce que vous feriez en un cas pareil. Le chef demeura inexorable. Alors Dreux lui dit : Monsieur , vous pouvez donc donner mon emploi à un autre; car , pour le con- server , je ne manquerai pas aux devoirs de la recon-r naissance et de l'amitié. Le chef eut la dureté de le prendre au mot,* et le voilà sur le pavé , et son emploi perdu , mais acquérant à ce prix le pouvoir de secourir son bienfaiteur. Sacrifice vraiment admirable , si l'on eonsidère qu'il est fait comme au hasard , et dans un mo- ment où Dreux ne pouvait avoir aucune certitude de réussir dans l'entreprise qu'il tentait, et pour laquelle il faisait, pour ainsi dire, une avance si coûteuse. Son premier soin fut d'aller instruire les amis de l'abbé Godard de sa situation et du danger. 11 en prévint sur- tout madame Asseline , sœur de l'évoque de Boulogne; et tous se mirent en mouvement pour obtenir la liberté de l'abbé Godard , des puissances , c'est-à-dire , de Pétion, Fauchet , Manuel, etc., et de cette commune exerçant une aulorhé plus despotique et plus illimitée que celle iï 1 2 NOTES qu'en a si long-temps reprochée a la police de Paris ; on plutôt une tyrannie plus oppressive que celle des Tibère et des Néron. Pendant ce temps, l'abbé Godard et ses compagnons éprouvaient toutes les incommodités du lieu où ils étaient renfermés, le plus grand nombre couchés sur la paille, mal nourris faute de moyens pour payer leurs repas. L'abbé Godard conte qu'on s'aperçut que l'un d'eux , n'ayant pas mangé depuis trois jours, s'éteignait faute de nourriture , et cherchait peut-être à abréger ses peines. On le presse; il dit qu'à son entrée dans la prison, ceux qui l'ont arrêté lui ont pris quelques cîTets qu'il avait sur lui , et que, n'ayant pas de quoi payer , il n'avait pas voi lu être à charge à ses compagnons d'infortune : on le força , le samedi ier septembre , à prendre quelques alimens. Parmi ccs'piisonniers, les ecclésiastiques, qui formaient la plus grande partie de la chambrée , se tenant ensemble à une des extrémités du grenier qui leur servait de prison, unis par le même état et les mêmes opinions , persuadés qu'ils souffraient pour une bonne cause , montraient beau- coup de courage et de résignation. Au nombre des prisonniers se trouvait Chamois, homme de lettres , rédacteur de quelques ouvrages périodiques, et entre autres du Modérateur , feuille regardée comme anti-révolutionnaire , quoiqu'elle ne fût que modérée , mais par-là même criminelle aux yeux de ces hommes qui ont prétendu établir toutes les sortes de libertés , et qui surtout n'ont pas voulu connaître pour eux-mêmes aucune borne à celle de la presse. Chamois était triste et abattu. Vers le troisième jour , l'abbé Godard l'ayant abordé, la conversation s'engagea. Chamois avait remarqué, avec quelque intérêt et avec ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 4'1 quelque étonnement , la contenance calme et tranquille des prêtres, qui contrastait avec celle de la plupart des autres prisonniers. Il communiqua son observation à l'abbé Godard , qui lui dit que c'était là l'effet naturel des idées religieuses , qui fournissaient des consolations que ne pou - vait donner la philosophie ; et quand Chamois l'eut assuré qu'il n'était pas de ces philosophes qui détruisent les fondemens de toute moralité et de tout espoir, en mé- connaissant un Etre Suprême, vengeur du crime et rému- nérateur des bonnes actions , l'abbé Godard entreprit de lui prouver que ce n'était pas assez; que les hommes avaient besoin d'une religion révélée pour fixer les idées suggérées par la simple raison , et donner plus de Consis- tance et 'd'action au système moral en le liant au système religieux ; enfin que celte doctrine était la seule qui pût soutenir l'homme dans les grandes calamités, et lui faire voir la mort sans horreur. L'abbé Godard dit que son explication et ses raisonnemens satisfirent et convain- quirent Chamois, et que, de la au moment fatal, il vécut consolé. Jusqu'à la nuit du icr septembre , les prisonniers étaient demeurés dans l'ignorance de leur destination ultérieure. Dans celte nuit, on commença à les transporter à l'Abbaye Saint-Germain. On transféra dans la nuit la chambrée de l'abbé Godard ; d'autres , au nombre de trente , n'y furenl conduits que le lendemain. Cette circonstance de la translation des prisonniers de la Mairie à l'Abbaye , la veille du jour et le jour même où les massacres ont commencé, est bien remarquable; car elle prouve avec évidence ce fait, à peine croyable jusque dans ces temps de crimes , que les mêmes hommes qui ont fait faire les arrestations depuis le 10 août , avaient lô. 4l4 KOTES projet formé et réfléchi de faire égorger par le peuple tous ceuxdontilsse seraient ainsi saisis. Les meurtres devaient commencer le dimanche. Il fallait envoyer les victimes au lieu du supplice dès la veille : on ne voulait pas souiller la Mairie de ces exécutions. Les derniers qui en furent tirés ne partirent pour l'Abbaye que le dimanche vers les deux heures, lorsque les massacres étaient déjà com- mencés. Les Marseillais , à qui on avait confié la con- duite des prisonniers, le savaient; car, pendant le che- min , ils les montraient au peuple comme déjà dévoués , et leur annonçaient à eux-mêmes la destinée qui les at- tendait : enfin on les menait sciemment à la mort. Aussi le peuple investissait déjà l'Abbaye lorsqu'ils y arrivèrent; ils furent tous massacrés en descendant des voitures qui les portaient , et sans entrer dans les prisons , si l'on en excepte l'abbé Sicard, instituteur des sourds et muets et bienfaiteur de l'humanité , qui , s'étanl tapi dans la voiture où il était lui cinquième , ne fut pas aperçu d'abord par les assassins, et fut sauvé comme par miracle par le cou- rage d'un homme de bien , l'horloger Monot. Les amis de l'abbé Godard ne s'endormaient pas sur le danger ; mais , quoique le bruit fut assez généralement ré- pandu , depuis le milieu d'août , que les prisons seraient forcées, on avait peine à croire à cet excès de désordre public; on pouvait penser qu'on aurait du temps. D'ail- leurs, dans l'agitation de la capitale, la difficulté était grande d'aborder les hommes publics, et encore plus d'ob- tenir quelque justice; de sorte qu'on était arrivé au di- manche matin , sans que Dreux et Mme Asseîine , malgré toutes leurs démarches que je ne détaillerai pas ici, eussent pu rien faire. Mais à ce moment la situation du prisonnier devenait plus critique. ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 4^ Dreux , qui avait encore vu l'abbé Godard à la Mairie le samedi, y retournant le dimanche matin , ne l'y trouva plus. Il courut à l'Abbaye , où il parvint à savoir dans quelle salle il était. De là , il vola cbez Mme Asseline, et lui peignit le danger si pressant , qu'elle sortit en grande hâte pour aller chez Fauchet qu'elle avait déjà sollicjté sans effet , mais qui lui avait montré quelques dispositions favorables pour l'abbé Godard, avec lequel il avait été grand -vicaire de Bourges. Comme elle passait le Pont-Neuf pour l'aller presser de nouveau, on tira le canon d'alarme. Le peuple s'attrou- pait; elle s'effraya , et revint sur ses pas ; et cet incident fut heureux pour son ami, car on a su depuis quelle n'eût pas trouvé l'abbé Fauchet; et, ce premier pas manqué , il est vraisemblable qu'elle eût été détournée de la route qui , à travers beaucoup d'obstacles, devait conduire enfin au but. Cependant le trouble croissait. Mrae Asseline se met de nouveau en marche pour aller chez l'abbé Fauchet , rue de Chabanais. Elle le trouve , elle renouvelle ses instances , elle le presse par tous les motifs capables de toucher; mais il ne pouvait rien par lui-même et directement. Au moment critique où l'on se trouvait, il n'y avait guère qu'un ordre de Manuel , procureur syndic de la commune, qui pût tirer l'abbé Godard de prison ; mais où trouver Manuel , dans ce mouvement générai de Paris et de la commune ? il n'y avait pas de temps à perdre. Comme on allait se mettre en quête, malgré l'incerti- tude et la difficulté du succès , en regardant par la fenêtre de l'abbé Fauchet , on aperçoit, dans la maison vis-à- vis, Manuel dînant avec des filles ( jour bien choisi, comme on voit , pour délasser le magistrat du peuple de l\ » 6 Notes fcs travaux). La dame Asseline presse l'abbé Fauchet de l'envoyer chercher; il cède. Manuel arrive , et il est aus- sitôt entouré, conjuré. Il se fait presser longtemps. En- lin , il prend une plume et de l'encre , et sur le coin de la cheminée il écrivit un billet à peu près conçu en ces termes : « Concierge de l'Abbaye , vous élargirez le prisonnier «appelé Godard, qui n'a pas prêté le serment, mais qui, » n'étant pas fonctionnaire public , n'était pas obligé de le » prêter. Le présent ordre sera mis à exécution par un «commissaire delà section des Cordeliers. » P. Manuel. » La dame Asseline prétend qu'en lui délivrant ce papier, Manuel eut l'air de croire qu'il ne servirait à rien , parce qu'on ne pourrait pas le mettre à exécution, ou qu'on n'en aurait pas le temps; et qu'il sembla regarder d'un œil de pitié et avec quelque dédain la confiance qu'elle mettait en un semblable moyen. Elle ne se découragea pas pour cela , non plus que Dreux, à qui elle apporta l'ordre dans une maison où il l'attendait, et qui courut à toutes jambes à la section des Cordeliers, qui est celle de l'abbé Godard, pour avoir un commissaire qui le mît à exécution. Le comité de la section était assemblé : on lui fait mille difficultés; on tourne, on retourne le billet; on lui oppose que l'abbé Godard est suspect d'incivisme, qu'il n'a pas monte ses gardes en personne. Le jeune homme insiste; fait valoir l'autorité du pro- cureur de la commune, obtient qu'on visera l'ordre de Manuel , que quelques membres du comité y apposeront Et PIÈCES JUSTIFICATIVES. 4 I -y leur signature; ce qui fut fait, en y ajoutant, bien mé- chamment, leur clause que l'abbé Godard n'avait pas monté ses gardes , ce qui seul pouvait rendre Tordre inu- tile à sa délivrance. Mais, après tocs ces obstacles vain- cus, quand il fallut avoir un commissaire pour l'Abbaye , de tous ces grands zélateurs de la loi, aucun ne voulut prêter son ministère , réduits à craindre pour eux- mêmes d'être déchirés par l'animal féroce qu'ils avaient déchaîné. Dreux se détermine enfin à emporter son ordre , et à tenter de le faire exécuter lui seul. II faut savoir qu'il était alors entre quatre et cinq heures après midi, et que les massacres avaient déjà commencé à l'Abbaye. Le mer- veilleux est que ces circonstances , désespérantes pour tout autre, n'aient pas arrêté l'obstination du jeune homme à suivre sa courageuse entreprise. Comme il s'approchait de l'Abbaye, il voit Manuel qui venait pour tenter de calmer le peuple, peut-être sans beaucoup de désir , mais certainement avec peu d'espoir d'y réussir. Il le joint , et , lui racontant le refus des com- missaires de la section des Cordeliers, il le supplie de venir mettre lui-même son ordre à exécution. Manuel le rebute , en lui disant qu'il vient là pour des affaires pu- bliques , et nen pas pour un fait particulier , et se met à haranguer la populace : sa voix était faible et expirait sur ses lèvres. Le jeune homme , pour capter sa bienveillance, se fait son truchement, et répèle son discours phrase à phrase , d'une voix forte et nette, jusqu'à ce que le tru- chement, soit de lui-même , soit en répétant l'orateur , se laisse aller à dire , qu'il n'y a que des scélérats qui puissent commettre de pareilles violences , et fouler aux pieds toutes fes lois. MORELLET, TOM. H. 2e C(lit. g* 4 18 NOTES A ce mot de seélérals , qu'il ne fallait pas lâcher devant un tel auditoire , s'élève de grands murmures et des me- naces adressées à l'orateur et à son truchement : on crie a l'aristocratie. Dreux tire le magistrat par la manche, l'avertit du danger, lui fait ôter son écharpc, le pousse hors de la foule , et , prenant un iîacre , ils reviennent en- semble à l'Hôlel-de- Ville , Dreux conservant l'espérance d'y trouver un commissaire au défaut de ceux qui lui avaient jusque-là refusé leur ministère. Etant arrivés, Manuel raconte le risque qu'il a couru, et déclare qu'il a été sauvé par le jeune citoyen là présent. Grands applaudissemens. Un membre de la commune vote des remerçîmens au sauveur de Manuel , et demande que son nom soit inscrit dans les fastes de la commune. Le jeune homme remercie, dit qu'il n'a fait que son de- voir et refuse de dire son nom : refus dicté par une grande prudence, et difficile, si l'on considère la force des moin- dres tentations de la vanité. 11 demande seulement, pour récompense du service qu'il a rendu à un magistrat du peuple, qu'on lui donne un commissaire pour exécuter l'ordre dont il est porteur; mais il éprouve le même refus qu'aux Cordeliers, et se voit de nouveau réduit à lui seul. Pour se frayer la route de l'Abbaye et exécuter son courageux projet, il avait besoin de quelque secours, et il fallait qu'il fut armé. Il trouve heureusement sous sa main un jeune homme de ses amis qu'il engage à se join- dre à lui. Ils vont ensemble dans la maison où logeait l'abbé Godard; là il prend un fusil avec sa baïonnette ,ct fait donner un sabre à son ami. Arrivés à l'Abbaye, ils parviennent à percer la foule et à gagner la porte de la salle basse où il s'était assuré le matin même , et par le ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 4]9 rapport du geôlier, que son ami était renfermé. Les ave- nues n'en étaient pas encore obsédées par le peuple, qui ignorait qu'il y eût des prisonniers, par l'effet des pré- cautions qu'avait prises le geôlier, et que je dirai tout-à- l'heure. Là , il montre au geôlier l'ordre dont il était porteur. Celui-ci observe, avec raison, que l'ordre était adressé au concierge, et qu'il n'est, lui , qu'un subalterne, ne pou- vant rien prendre sur lui; que d'ailleurs l'élargissement ne peut se faire que par un commissaire de section. Dreux combat sa résistance par toutes sortes de raisons. Per- sonne no saura que l'élargissement s'est fait sans com- missaire; il lui laissera l'ordre aussitôt qu'il l'aura exé- cuté, etc., a quoi il ajoute un assignat de 5o francs, et la promesse de 25o encore s'il lui délivre son prisonnier. Le geôlier s'adoucit , mais sans faire de promesse bien positive ; ce qui fait sentir à Dreux la nécessité de ne pas désemparer. Il se met donc en sentinelle à la porte , et , sous ce pré- texte , il s'occupe d'empêcher qu'il ne se fasse près de son poste aucun attroupement, observant que s'il s'y rassem- blait quatre hommes, il y en aurait bientôt dix, et puis vingt, et puis cent. Pour cela, comme on arrivait, en passant devant lui, à un petit passage derrière l'église, il s'imagine de dire à tous venans d'une voix brutale : On ne passe point ; et à ceux qui insistaient; Fous voulez donc forcer la consigne? Dans celte salle étaient renfermées environ soixante personnes amenées dans la nuit du samedi au dimanche. L'abbé Godard conte comment celle nuit el la journée du dimanche, jusqu'au moment du massacre, se passèrent. Il n'y a qu'un témoin oculaire qui puisse peindre celle /|20 TS iO TES terrible silualion. Outre qu'ils s'attendaient dès le malin à leur destinée , d'après les bruits vagues dont ils avaient été instruits avant leur translation , le canon d'alarme lire yers les dix heures , le mouvement qu'ils entendaient au tour d'eux, et, lorsque les massacres lurent commencés, des bruits plus distincts leur annonçaient un sort funeste. À plusieurs reprises , le geôlier était entré pour leur dire que le peuple était attroupé , mais que la garde nationale les défendrait, et qu'il ne leur arriverait rien (quoiqu'il n'y eût aucune garde nationale,, et qu'aucune défense n'eût été faite). Vers les sept heures il leur avoua qu'on avait massacré les prisonniers des autres salles , mais que, s'ils voulaient s'abstenir de parler et éteindre leur lumière, on ne s'apercevrait peut-être pas qu'il y avait du monde en cet endroit , et qu'on n'arriverait pas jusqu'à eux; mais , dans ce silence même que son conseil fit garder, les malheureux entendaient les cris féroces du peuple eteeux des victimes qu'on immolait, et, après s'être prêté les uns aux autres les secours de la religion, ils attendaient la mort à laquelle les avis du geôlier étaient autant de préparations oratoires. L'abbé Godard avait observé dans la salie une fenêtre assez élevée , mais à laquelle on conçut qu'on pouvait at- teindre en s'aidant d'une fontaine de grès qui n'en était pas éloignée. 11 y était monté , et avait reconnu que celle fenêtre donnait sur une petite cour dans laquelle il était possible de descendre. Il avait fait part à ses compagnons de sa découverte. Le moment vint bientôt d'en faire usage. La nuit s'avançait et le danger s'approchait. Les Mar- seillais et aulres tigres rôdaient aulour de l'enceinte où ils sentaient leur proie, et commençaient à se rassembler ET PIÈCES JUSTIFICATIVES, l\9A près de la porlc en plus grand nombre : plusieurs fois quelques- uns avaient proposé à Dreux de le relever de son poste ; il les refusait obstinément, disant qu'il n'était pas las ; et lorsqu'on le pressait davantage , il prenait leur langage en disant : Que sais-jesi on ne veut pas m'é- loigner ponr trahir la nation? mais je resterai. Enfin , vers minuit , la horde féroce remplissant les avenues de la salle où étaient nos prisonniers , et deman- dant à grands cris qu'on la leur ouvrît, le geôlier, forcé de leur livrer les victimes , s'approche de la porte contre laquelle était collé Dreux. Celui-ci ne se retire qu'autant qu'il le fallait pour laisser passer le bras du geôlier, qui est obligé par-là de s'approcher du jeune homme. Comme il mettait la clef dans la serrure sans faire mention de l'ordre de Manuel, Dreux, qui avait mis la crosse de son fusil à terre, lui applique la baïonnette sur le côté , en lui jetant un regard non moins expressif que son geste, et qui lui fit entendre très clairement qu'il fallait montrer le billet. Le geôlier, si bien averti, tire en même temps la clef de la serrure et le billet de sa poche , et dit à la troupe des assassins: Messieurs , je dois vous dire , avant d'ouvrir, que je suis porteur d'un ordre de M. Manuel , procureur de la commune , pour délivrer un, des prisonniers qui sont là- de dans. {Jn orde de M. Manuel! s'écrie Dreux aussitôt; M. Manuel est un magistrat du peuple , un bon citoyen; mais il faut voir cet ordre. Alors il le prend des mains du geôlier, a l'air de l'examiner et de reconnaître la signa- ture, le lit ensuite à haute voix, omet la clause que le ci- toyen n'a pas monté sa garde en personne, fait valoir les signatures des Monlmoro et autres agitateurs du peuple, dont l'ordre est muni , et, mettant le papier à terre pour [{'22 NOTES le faire lire, à la lueur des torches, par ceux qui l'envi- ronnaient, et dont aucun peut-être ne savait lire, il fait passer tout d'une voix la résolution de sauver d'abord l'abbé Godard. Le geôlier ouvre et crie : Monsieur Godard, sortez, M» Manuel vous réclame. Point de réponse. Dreux et son camarade répètent cet appel à grands cris. On garde un profond silence. L'abbé Godard n'était plus dans la salle; il était passé , avec huit ou dix autres , par la fenêtre , dans la petite cour. Lorsque les prisonniers avaient entendu redoubler au- tour d'eux, dans la prison, le bruit qui leur annonçait l'approche des assassins, plusieurs d'entre eux avaient mis en usage la découverte de l'abbé Godard. Celui-ci dormait alors sur une chaise , depuis environ une heure , d'un sommeil assez tranquille. Aux cris du peuple , il s'était réveillé en sursaut. 11 avait vu plusieurs de ses compagnons escalader la fenêtre, et il en avait fait autant. Il faut se peindre maintenant la désolation de Dreux, ne trouvant pas son ami dans cette même salle où il l'avait vu le matin. 11 ne peut se persuader qu'il n'y est pas. Il prend lui-même une torche et parcourt la salle , appelant de nouveau , visitant tous les coins, éclairant et fixant tous les visages, et laissant trop voir son désespoir de ne pas trouver le prisonnier qu'on réclamait , et qu'il avait jusque-là fait semblant de ne pas connaître. Il voyait échouer la tous ses efforts et s'évanouir toutes ses espérances. Où retrouver l'homme qu'il cherchait ? Etait-il encore vivant, ou s'était-il trouvé dans quel- qu'une des salles où les assassins s'étaient déjà portés? Comment sortir de celle horrible incertitude? 11 s'en lira ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. I\'l7> pourtant, en s'avisant de la petite fenêtre, soit de lui- même , soit d'après quelques situes de quelques-uns des pri- sonniers qui , l'ayant vu plusieurs fois venant visiter l'abbé Godard à la Mairie , voyaient bien qu'il n'était là qu'à bonne inlention. Quoi qu'il en soit, car je n'ai paséclairci ce doute, il comprit qu'il fallait que l'abbé Godard fût sorti par cette fenêtre, et songea, sur-le-champ, par quelle route il pourrait arriver jusqu'à lui. Le bon jeune homme raconte qu'en faisant celte visite, la torche à la main, il fut saisi d'un sentiment de douleur profonde, et, en même temps, d'un respect religieux, à la vue de tous ces ecclésiastiques , dont plusieurs étaient d'un âge avancé, la plupart à genoux , priant, attendant la mort d'un air calme, sans proférer une plainte, sans verser une larme , et , au milieu d'eux , le curé de Saint- Jean-en-Grève, octogénaire à cheveux blancs, curé de- puis cinquante ans, ayant rempli cette longue carrière de toutes les vertus civiles d'un homme public et de toutes les vertus religieuses d'un bon pasteur, et donnant à ses compagnons le signal de la résignation, seule arme qu'ils voulussent opposer au fer des assassins. 11 fut frappé, surtout, d'une autre circonstance vérita- blement remarquable, c'est qu'à l'appel réitéré qu'on faisait d'un homme absent , et que tous savaient bien n'ê- tre plus parmi eux , aucun de celte troupe ne répondit , quoique ce fût là un moyen assez naturel de tenter d'é- chapper au danger, même sans nuire à celui auquel ce se- cours était offert, et qui n'en pouvait plus profiler. Il y a dans ce silence universel quelque chose de grand et de touchant. L'abbé Godard, dans le récit de cette circons- tance , ajoute : Et je me flatte que moi-même , si j'eusse clé dans la salle ,je n aurais pas répondu. 4 24 NOTES Je reprends mon récit. L'intérêt qu'avait laissé voir Dreux a chercher l'abbé Godard , et son chagrin de ne pas le trouver, le rendirent a la fin suspect. Quelques-uns des brigands dont il était environné se communiquent leurs soupçons: Dreux ne s'amuse pas à les combattre, ce qui aurait accru son danger sons mesure ; mais, avec une pré- sence d'esprit vraiment étonnante, il imagina sur-le- champ de les détourner, en saisissant rudement le bras d'un de ces pauvres prêtres , et le traînant vers la porte avec un air brutal et des mots menaçans. Le malheureux ecclésiastique , qui l'avait vu plus d'une fois à la Mairie venant visiter l'abbé Godard , imagina assez natureîle- îîient^qu'à défaut de son ami , qu'il ne trouvait point, le jeune homme voulait bien le sauver. Il serrait affectueu- sement la main de son libérateur. Dreux, de son côté, démêlant cette erreur dans les regards et les gestes de ce pauvre homme, éprouvait un serrement de cœur inexpri- mable; mais, résolu de sauver son ami et son bienfaiteur, arrivé à la porte , il lâche la main du prêtre , prévoyant, sans pouvoir l'empêcher, que le malheureux serait une des premières victimes, et à ce moment, en effet, commen- cèrent les meurtres , et tout ce que renfermait la salle fut massacré. Échappé lui-même a un si grand danger, et suivi de loin de son camarade et d'une troisième personne , l'hôte de l'abbé Godard, qui , revenu de la campagne le soir même , était accouru à l'Abbaye sur la nouvelle du danger de son ami , il cherche la porte qui pouvait le conduire à la petite cour : dans ses recherches , il arrive à une ruelle terminée par un mur peu élevé , qu'il imagine former un des côté* de la petite cour; un tas de terre et de pierres amassées contre ce mur, lui donne la facilité d'y mouler ET PIECES JUSTIFICATIVES. 42^ et de vérifier sa conjecture. Au clair de la lune, il distin- gue fort bien huit h dix personnes, parmi lesquelles il re- connaît l'abbé Godard à sa grande taille. Pendant cette observation , il voit à ses côtés un homme monté comme lui, mais avec d'autres intentions, qui, armé d'un fusil, allait tirer sur les gens de la petite cour. Dreux fait un mouvement brusque qui a l'air d'une maladresse, et qui, relevant le fusil par le haut, le fait tomber des mains de son homme, à qui il fait mille excuses, et qui descend avec lui dans le dessein de chercher la porte de la cour, mais dont il a bientôt l'adresse de se séparer. Il revient alors joindre ses deux amis; et les observations qu'il venait de faire lui ayant servi à s'orienter parfaite- ment , il alla se placer à la porte de l'endroit où son ami s'était réfugié. Il y serait demeuré sans agir s'il l'eût pu; mais le peuple s'attroupait en cet endroit, et bientôt les massacreurs s'en approchèrent. Comme ils n'avaient point de geôlier avec eux, on se disposa à enfoncer la porte; mais auparavant , Dreux, ayant demandé et obtenu du si- lence , rappelle et répète l'ordre de Manuel aux assassins., parmi lesquels plusieurs en avaient déjà entendu la lec- ture à la porte de l'autre salle , et avaient promis de sauver le prisonnier. Ou enfonce la porte ; on appelle Etienne Godard; celui-ci, voyant les baïonnettes baissées et les sabres nus , croit aller à une mort certaine , et se persuade qu'on ne le distingue de ses compagnons que pour le trai- ter avec plus de barbarie; car il n'avait point reconnu encore la voix de Dreux. On peut imaginer quelle fut sa surprise lorsqu'il voit son ami qui , aidé de ses deux ca- marades , lui fait percer la foule et gagner le petit passage dont j'ai déjà parlé plus haut, et qui avait une issue dans 4^6 NOTES l'église. II était une heure du matin ; une assemblée 'le section venait de s'y tenir; le suisse venait de fermer les portes , excepté celle par laquelle Dreux et ses compa- gnons venaient d'entrer, et qui les aurait ramenés au lieu d'où ils fuyaient. Ils ne doutaient pas que les assas- sins ne vinssent bientôt poursuivre dans l'église ceux qui pourraient s'y réfugier, comme il arriva en effet peu de momens après. Ils parviennent, après beaucoup d'in- stances aidées de menaces , à se faire ouvrir la grande porte , et puis celle de la grille ; et en criant à tue-tête , Venez par ici; ils sont par - là. Vive la nation! ils tra- versent heureusement une autre foule de peuple assem- blée de ce côté, et débouchent dans la rue Sainte -Mar- guerite. En sauvant ainsi leur ami de tant de dangers , ils firent encore une bonne action de plus. Un pauvre prêtre, ré- fugié comme eux dans Péglise, et ne sachant comment en sortir, s'était caché derrière la porte; en les voyant ar- river , il les prit pour des assassins. Ils l'aperçurent trem- blant. Ce malheureux n'avait point de chapeau , et avait le costume ecclésiastique, circonstance qui accroissait beaucoup le danger pour lui-même et pour ceux qui vou- draient le sauver. C'était un pauvre curé arrêté à quinze lieues de Paris par des fédérés, dans un château dont ils faisaient la visite, et qui , sur ce délit , avait été traduit la veille dans la prison de l'Abbaye. L'un des jeunes gens lui donna son chapeau , et ils le firent passer au milieu d'eux à la faveur du tumulte et do l'obscurité. Comme il avait été jeté en prison à son arrivée à Paris, il n'avait ni feu ni lieu; il n'était pas sûr de le mener dans une auberge ; enfin , il indiqua un homme de ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. Zj27 sa connaissance an cloître Saint-Jacques-de-la-Boucherie , où le troisième ami de l'abbé Godard le conduisit sain et sauf. J'ai écrit ceci quelques semaines après l'événement, d'après le récit rapide que m'en a fait l'abbé Godard lui- même , qui m'a fait connaître ensuite son libérateur , à qui j'ai rendu depuis quelques services , et dont le courage et l'action généreuse sont bien faits pour inspirer en sa fa- veur le plus vif intérêt. Anecdotes relatives à la mort de Louis XVI , par M. de Vaines. Pag. 407. Ce précieux monument , conservé par M. de Vaines, n'a jamais été, je crois, publiée complètement ; nous le donnons ici d'après le ma- nuscrit de l'abbé Morellet. Depuis longtemps je connaissais M. de Maîesherbes ; ses vertus , sa simplicité , ses connaissances étendues et variées m'avaient attiré. Pendant l'année 177a, j'avais vécu avec lui dans une grande intimité. Nous nous étions ensuite vus plus rarement. En 1 794 , je le rencontrai dans une de ces prisons dont alors la France était couverte , et où tous les gens de bien étaient déposés , en attendant que leur tour d'être appelés au tribunal révolutionnaire , qui était le premier degré de l'échafaud , fût arrivé. Dans les longs jours de notre captivité, nous nous réunissions souvent; il remontait aux temps anciens de la monarchie ; il revenait particulièrement sur les événe- mens de son ministère; il me disait : «M. Turgot et moi 4^8 NOTES étions deux fort honnêtes gens, très -inslruils , passionnés pour le bien : qui n'eût pensé qu'on ne pouvait mieux faire que de nous choisir! Cependant nous avons mal admi- nistré. Ne connaissant les hommes que parles livres, man- quant d'habileté pour les affaires, nous ne pouvions for- mer le roi au gouvernement; nous l'avons laissé diriger par M. de Maurepas, qui a ajouté sa faiblesse à celle de son élève ; et, sans le vouloir ni le prévoir, nous avons contribué à la révolution.» Ce fut dans le cours de ces entreliens si féconds en sou- venirs amers et en sinistres présages , que je pressai M. de Malesherbes de m 'apprendre tout ce qu'il avait vu et en- tendu à celte époque où, couronnant sa carrière par un noble dévoûment , il avait brigué et obtenu le dangereux honneur d'être le défenseur de Louis xvi. «Je ne vous raconterai pas , me répondit-il , ce qui est connu , imprimé , et qu'il est impossible que vous ne sa- chiez pas. Je me bornerai à quelques anecdotes qui sont encore ignorées. Je les avais consignées dans des mémoires historiques ; on m'a forcé à tout brûler, Je souhaiterais bien pourtant qu'elles fussent conservées. Je les confie à la mémoire heureuse que je vous connais. Promettez- moi que vous les écrirez lorsque vous ne serez plus ici , et que le péril n'existera plus. » J'en pris l'engagement; je le remplis en copiant son récit. Je dis copier, parce que, certain d'avoir fidèlement retenu ce que je me suis fait répéter plusieurs fois, ce seront les paroles et les faits qu'il attestait, que je rap- porterai; je ne me permettrai pas le plus léger change- ment : en est- il un qui pût valoir la simplicité touchante des derniers épanchemens da ce monarque détrompé de toutes les illusions , même de celle d'obtenir quelque ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 4^9 pitié d'un peuple dont on lui avait tant de fois vanté l'amour ? «Dès que j'eus , me dit M. de Malesherbes , la permissiou d'entrer dans la prison du roi , j'y courus. À peine m'eut-il aperçu , qu'il quitta un Tache ouvert devant lui sur une petite table; il me serra entre ses bras; ses yeux devinrent humides , les miens se remplirent de larmes \ et il me dit : — Votre sacrifice est d'autant plus généreux que vous exposez votre vie et que vous ne sauverez pas la mienne. — Je lui représentai qu'il ne pouvait y avoir de danger pour moi , et qu'il était trop facile de le défendre victorieu- sement pour qu'il y en eût pour lui. — îl rcpritj J'en suis sur, ils me feront périr; ils en ont le pouvoir et la volonté. N'importe, occupons-nous de mon procès comme si je pouvais le gagner ; et je le gagnerai en effet , puisque la la mémoire que je laisserai sera sans tache. Mais quand viendront les deux avocats ?'■< — II avait vu Tronchet h l'Assemblée constituante; il ne connaissait pas Desèze ; il me fit plusieurs questions sur sou compte; il fut satis- fait des éclaircissemens que je lui donnai, il parla sans amertume du refus de Target. 11 ajouta : Croyez -vous qu'en nous laisse un temps suffisant pour la défense? — Je l'espère, Sire. — Il sourit, et me dit ; Il ne faut plus me donner ce titre-là ; les autres ne s'en serviraient pas , et ils pourraient vous blâmer. — Quel autre puis-je em- ployer? Me permettez-vous de vous appeler citoyen? — Oh ! certainement , je me crois un bon citoyen . et meil- leur que ceux qui m'accusent. — Malgré son approbation et ma promesse, l'habitude m'entraîna presque toujours à le nommer comme je faisais autrefois. » Il travaillait avec nous chaque jour a l'analyse de ses pièces, à l'exposition de ses moyens, à la réfutation des 450 NOTES griefs , avec une présence d'esprit et une sincérité que ses deux défenseurs admiraient ainsi que moi. Ils en profi- taient pour prendre des notes et éclairer leur travail. Tronchet , qui par caractère est froid, et qui Fêlait en- core par prévention , fut louché de la candeur et de l'in • nocence de son client , et termina avec affection le minis- tère qu'il avait commencé avec sévérité. » On parlait une fois des progrès de la révolution. Tron- chet s'écria : Qui eût cru qu'elle aurait été jusque-là? — Quelqu'un , reprit le roi , qui m'a fait remettre un mé- moire à l'ouverture des états-généraux, qui m'annonçait à peu près tout ce qui arrive ; mais je ne l'ai pas cru. — Il s'interrompit, et me regardant : Ce mémoire n'était-il pas de vous, M. de Malesherbes? — Oui, Sire. — Je ne l'ai plus , conlinua-t-il ; je l'ai donné à M. de Montmorin : je voudrais bien en avoir une copie. Au surplus, à quoi me servirait-elle aujourd'hui? . » Ses conseils et moi nous nous crûmes fondés à espé- rer sa déportation. Nous lui fîmes part de cette idée; nous l'appuyâmes : elle sembla adoucir ses peines. Il s'en occupa pendant plusieurs jours; mais la lecture des pa- piers publics la lui enleva , et il nous prouva qu'il fallait y renoncer. » Quand Desèze eut fini son plaidoyer, il nous le lui. Je n'ai rien entendu de plus pathétique que sa péroraison, Tronchet et moi nous en fûmes touchés jusqu'aux larmes. Le roi dit : il faut la supprimer; je ne veux pas les at- tendrir. » Une fois que nous étions seuls , ce prince me dit : J'ai une grande peine. — Quelle est-elle ? — Je n'ai point de regret de ne rien faire pour vous; vous n'avez jamais voulu ni dignités, ni fortune. Je vous ai appelé au mini*.- ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. l\~) 1 1ère. Je sais que vous ne le souhailiez pas ; mais c'était !e témoignage le plus distingué de ma confiance, et je vous l'ai donné. Vous avez cru remplir un devoir en venant à mon secours ; mais Desèze et Tronchet ne me doivent rien. Ils me donnent leur temps* leur travail, peut-être leur vie : comment reconnaître un tel service ? Je n'ai plus rien , et quand je leur ferais un legs , on ne l'acquitterait pas. — Sire , leur mémoire , l'Europe , la postérité , se chargent de leur récompense. Vous pouvez déjà leur en accorder une qui les comblera. — » Laquelle? — Embrassez-les. -*■ Le lendemain , il les pressa contre son cœur , et tous deux fondirent en larmes. «Nous approchions du jugement; il me dit un matin : J'attends de vous îe service le plus important. Je voudrais me confesser , entendre la messe, communier, et pouvoir compter que je ne serai pas , au moment de ma mort, sans secours spirituels. Sauriez-vous où demeure l'évêque...? — Oui, sire. — Le connaissez -vous! — Beaucoup. — Qu'en pensez-vous? — C'est un homme d'esprit, fort instruit, qui , dans son diocèse , s'est livré à l'administra- tion. — Croyez-vous qu'il vînt si je l'appelais ? — J'en suis très-sûr; mais je représenterai à V. M. qu'un tel choix, dans les circonstances où nous sommes, pourrait avoir des inconvéniens graves. On ne manquerait pas de répandre que vous avez pris plutôt un confident qu'un con- fesseur, et qu'il s'agit plus de politique que de conscience. — Je réfléchirai à cette observation qui me paraît sage. — Le lendemain , reprenant cette conversation , il me dit : Vous avez raison ; mats ma sœur , avec laquelle j'ai con- servé quelque communication , m'a indiqué un bon prêlre qui n'a point prêté serment , et que son obscurité pourra soustraire dans la suite à la persécution. Voici son adresse. 45 a NOTES Je vous prie d'aller chez lui , de lui parler , et de le pré- parer à venir , lorsqu'on m'aura accordé la permission de le voir. 11 ajouta : Voilà une commission bien étrange pour un philosophe, car je sais que vous l'êtes; mais si vous deviez souffrir autant que moi, et que vous dussiez mourir comme je vais le faire, je vous souhaileiais les mêmes sentimens de religion ,qui vous consoleraient bien plus efficacement que la philosophie. » » Après la séance où ses défenseurs et lui avaient été entendus à la barre , il me dit : « Vous êtes certainement bien convaincu actuellement que dès le premier instant je ne m'étais pas trompé , et que ma condamnation avait été prononcée avant que j'eusse été entendu. «Lorsque je revins de l'assemblée, où nous avions été demander l'appel au peuple et où nous avions parlé tous les trois , mes deux collègues fort bien et moi fort mal , parce qu'au lieu de raisons je ne trouvai que des larmes , je rendis compte au roi de ce qui s'était passé, et je lui rapportai qu'en sortant j'avais été entouré d'un grand nombre de personnes, qui toutes m'avaient assuré qu'il ne périrait pas, ou au moins, que ce ne serait qu'après qu'eux et leurs amis auraient été tués. A ce récit il chan- gea de couleur, et me dit : Le connaissez-vous? — Je crois en avoir vu autrefois plusieurs; mais dans le trouble où j'étais, et avec mes mauvais yeux , je pourrais m'êlre trompé. — Retournez , je l'exige de vous, à l'assemblée, tâchez de les rejoindre, d'en découvrir quelques uns : déclarez leur que je ne leur pardonnerais pas s'il y avait une seule goutte de sang versée pour moi. Je n'ai pas voulu qu'il en fût répandu , quand peut-être il aurait pu n?e conserver le trône et la vie , et je ne m'enrepens pas. » Ce fut moi qui lui annonçai le décret de mort. Je le ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. Zp3 lis plutôt par mes sanglots que par mes paroles. Il resta calme et silencieux. Cependaut , ajoutai-je , nous ne sommes pas sans quelque espérance. Il s'est élevé une discussion sur les voles conditionnels; il s'agit de savoir s'ils doivent ou non être considérés comme absolus, et l'on va procéder à un nou. veau recensement des suffrages. Il ne répondit rien , et parut seulement repousser par un signe de tête l'espoir que je lui présentais. Je revinsle soir pour l'informer du fatal résultat. J'étais persuadé que, dès qu'il m'apercevrait, il me question- nerait. Il était dans l'obscurité , le dos tourné à une lampe placée sur la cheminée, les coudes appuyés sur la table ; le visage couvert de ses mains. Le bruit que je fis le tira de sa méditation ; il me fixa , se leva , et sans m'inlerroger ni me laisser le temps de m'expliquer, il me dit : Depuis deux heures , je suis occupé à rechercher si, dans le cours de mon règne, j'ai pu mériter de mes sujets le plus léger re- proche. Eh bien ! M. deMaleshcrbes, je vous le jure dans toute la vérité de mon cœur, et comme un homme qui va paraître devant Dieu , j'ai constamment voulu le bonheur du peuple, et jamais, ni même depuis que je suis traité avec bien de la cruauté, je n'ai formé un vœu ni une pensée qui lui fût contraire. Il s'arrêta , et , après un moment de recueillement , il me demanda ce qui avait été décidé. » Je revis encore une fois cet infortuné monarque après sa condamnation. Soit que ses gardes n'eussent pas encore reçu de défense de laisser entrer, soit qu'ils ne fissent aucune at- tention à moi , je passai. Deux officiers municipaux étaient debout à ses côtés. 11 était assis et lisait. Je me lins à quelque distance, et ne parlai point. L'un des municipaux me prit la main, me la serra , et me dit : Causez avec lui, nous n'écoule- rons pas, mais hâtez- vous. Il s'éloigna , et fit signe à son cama- rade de le suivre. Alors j'assurai le roi que le prêtre qu'il avait désiré allait venir. Il me remercia , m'embrassa et me dît : MOUKLLET, TOM. IL 2e (''dit. 2 8 454 NOTES Je ne veux pas que vous vous affligiez; la mort ne m'effraie pas, et j'ai la plus grande confiance dans la miséricorde de Dieu. » Voilà ce que j'ai entendu de M. de Malesherbes. Je crois n'avoir rien écrit de moins, et je suis sûr de n'avoir rien écrit de plus. Je sortis de prison. J'y laissai ce vénérable vieillard. Il en lut tiré huit jours après , pour être conduit à cet écha- faud sur lequel son client avait été égorgé. 11 y alla avec sa fdle , sa petite-fille et son petit gendre. Ce fut le second exemple de trois générations comprises dans la même sentence et disparaissant au même instant sous la hache des bourreaux. Dans ce temps , la rage des tyrans parut redoubler , le sang le plus pur coula par torrens , et d'inconsolables douleurs furent réservées à tous les êtres sensibles qui échappèrent à ce grand carnage. Lettres de Vahbè Sieyes. Pag. 41(^. « Emmanuel Sieyes, moins fougueux, plus adroit, etc. » L'abbé Morellet avait joint au manuscrit de ses Mémoires les deux lettres de l'abbé Sieyes. JNous devons croire qu'il attachait quelque prix à ces documens historiques. J'ai cru que je pourrais passer ma vie sans répondre ja- mais ni aux injures, ni aux inculpations sans preuves. Quant aux injures, je ne sens pas encore le besoin d'y faire attention, quelque riche que fût ma moisson en ce genre, si je m'amusais a la recueillir. 11 peut en être au- ET PIECES JUSTIFICATIVES. ZjO.> trement des inculpations. Il y a des circonstances où il est utile de les repousser. Par exemple, on répand beau- coup que je profite en ce moment de notre position pour tourner au républicanisme. On dit que je cherche a faire des partisans à ce système. Jusqu'à présent on ne s'était pas avisé de m'accuser de trop de flexibilité dans mes principes, ni de changer facilement d'opinion au gré du temps. Pour les hommes de bonne foi, les seuls à qui je puisse m'adresser, il n'y a que trois moyens de juger des sentimens de quelqu'un : ses actions , ses paroles et ses écrits. J'offre ces trois sortes de preuves; elles ne sont point cachées; elles datent d'avant la révolution , et je suis sûr de ne m'être jamais démenti. Mais si l'on préfère de s'en rapporter aux allégations de la calomnie, il ne reste qu'à se taire. Ce n'est ni pour caresser d'anciennes habi- tudes , ni par aucun sentiment superstitieux de royalisme, que je préfère la monarchie. Je la préfère parce qu'il m'est démontré qu'il y a plus de liberté pour le citoyen dans la monarchie que dans la république. Tout autre motif de détermination me paraît puéril. Le meilleur ré- gime social est , à mon avis , celui où , non pas un , non pas quelques-uns seulement , mais où tous jouissent tran- quillement de la plus grande latitude de liberté possible. Si j'aperçois ce caractère dans l'état monarchique , il est clair que je dois le vouloir par-dessus tout autre. Voilà tout le secret de mes principes , et ma profession de foi bien faite. J'aurai peut-être bientôt le temps de déve- lopper cette question. J'entrerai en lice avec les républi- cains de bonne foi : je ne crierai point contre eux à l'im- piété , à Panathéme ; je ne leur dirai point d'injures , j'en connais plusieurs que j'honore et que j'aime de tout mou 436 NOTES cœur : mais je leur donnerai des raisons, et j'espère prouver, non que la monarchie est préférable dans lelle ou telle position , mais que dans toutes les hypothèses, on y est plus libre que dans la république. Actuellement je me hâte d'ajouter, pour qu'on ne s'y trompe pas, que mes idées à cet égard ne sont pas tout à-fait celles que se forment de la monarchie les amis de la liste civile. Par exemple , je ne pense pas que la faculté de corrompre et de conspirer soit un élément nécessaire de la véritable royauté. Je crois, au contraire , que rien n'est plus propre à la gâter et à la perdre. Un traitement public de trente nullions est très-contraire à la liberté , et dans mon sens, ïïbs-anli-monarchique , etc. Qu'il me soit permis de saisir cette occasion pour faire remarquer à ceux qui ne s'en doutent pas, que les hom- mes qui me traitent de républicain forcené sont les mêmes qui , tout à côté, tentent de me faire passer pour monar chien contre- révolutionnaire. Ils savent toujours à propos le langage qu'il faut tenir aux différens partis; on sent Lien que ce qu'ils veulent n'est pas de dire ce qu'ils pen- sent, mais de dire ce qui peut nuire. Cet esprit est telle- ment perfectionné, que j'ai vu des aristocrates accuser liès-à-propos d'aristocratie un patriote qu'ils n'aimaient pas, et tel républicain ne pas leur céder dans le même aenre d'habileté. Si ces hommes-là savaient nuire à leur ennemi en l'accusant d'être honnête homme , ils l'en ac- cuseraient. Emm. Sieyes. La seconde lettre ou noie, insérée au Moniteur, le 6 juillet 1791, est précédée d'une lettre de ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 4^7 Thomas Paine à Emmanuel Sieyes , datée du 8 juil- let 1791 : Monsieur, au moment de mon départ pour l'Angle- terre , je lis dans le Moniteur de mercredi dernier , une lettre de vous , dans laquelle vous proposez aux républi- cains de bonne foi un défi sur le sujet du gouvernement, où vous offrez de défendre ce qu'on appelle V opinion mo- narchique contre le système républicain. J'accepte avec plaisir votre défi, et j'ai une telle con- fiance dans la supériorité du système républicain sur cette nullité de système nommée monarchique , que je m'engage à ne point excéder l'étendue de cinquante pa- ges, en vous laissant la liberté de prendre toute la latitude qui vous conviendra. Mon respect pour votre réputation morale et littéraire vous est un garant de ma candeur dans notre discussion ; mais quoique je me propose d'y mettre autant de sérieux que de bonne foi , je dois pourtant vous prévenir que je ne prétends point m'ôter la liberté de ridiculiser , comme elles le méritent, les absurdités monarchiques, lorsque l'occasion s'en présentera. Je n'entends point par républicanisme ce qui porte ce nom en Hollande et dans quelques états de l'Italie. J'en- tends simplement un gouvernement par représentation ; un gouvernement fondé sur les principes de la déclaration des droits ; principes avec lesquels plusieurs parties de la constitution française se trouvent en contradiction. Les déclarations des droits de France et d'Amérique ne sont qu'une seule et même chose, en principes et presque eu expressions ; et c'est là le républicanisme que j'entreprends /[7jS notes de défendre contre ce qu'on appelle monarchie et aristo- cratie. Je vois avec plaisir que nous sommes déjà d'accord sur un point, sur l'extrême danger d'une liste civile de 3o millions. Je ne conçois pas de raison pour qu'une des par- ties du gouvernement soit entretenue avec une aussi ex travaganle profusion , tandis que l'autre reçoit à peine de quoi suffire aux premiers besoins. Cette disproportion dangereuse et déshonorante tout à la fois , fournit à l'une les moyens de corrompre , et met l'autre en position d'être corrompue. Nous ne faisons en Amérique que peu de différence à cet égard entre la partie législative et la partie executive de notre gouvernement; mais la première est beaucoup mieux traitée qu'elle ne l'est en France. De quelque manière, monsieur, que je puisse traiter Je sujet dont vous avez proposé la discussion , j'espère que vous voudrez bien ne pas douter de toute mon estime pour vous. Je dois ajouter encore , que je ne suis point l'ennemi personnel des rois; au contraire, personne ne fait des vœux plus sincères que moi pour les voir tous dans l'état heureux et honorable de simples particuliers; mais je suis l'ennemi déclaré, ouvert et intrépide de ce qu'on appelle monarchie , et je le suis par des principes que rien ne peut altérer ni corrompre , par mon attachement pour l'humanité, par l'anxiété que je sens en moi pour la di- gnité et l'honneur de l'espèce humaine , par le dégoût que j'éprouve à voir des hommes dirigés par des enfans et gouvernés par des brutes, par l'horreur que m'inspirent lous les maux que la monarchie a répandus sur la terre; la misère , les exactions , les guerres , les massacres dont ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. /f5g elle a écrasé l'humanité;. enfui, c'est à tout l'enfer de la monarchie que j'ai déclaré la guerre TnoMAs Paine. Note explicative, en réponse à la lettre précé- dente et à quelques autres provocations du même genre. M. Thomas Paine est un des hommes qui ont le plus contribué à établir la liberté en Amérique. Son ardent amour pour l'humanité, sa haine pour toute espèce de tyrannie , l'ont porté à prendre en Angleterre la défense de la révolution française, contre l'amphigourique décla- mation de M. Burke. Son ouvrage a été traduit dans nolr^ langue, sous le titre des Droits de l'homme. Il est uni- versellement connu; et quel est le patriote français qui n'a pas déjà, du fond de son âme, remercié cet étranger d'avoir fortifié notre cause de toute la puissance de sa raison et de sa réputation? C'est avec un grand plaisir que je retrouve l'occasion de lui offrir le tribut de ma re- connaissance et de ma profonde estime pour l'usage vrai- ment philantropique qu'il sait faire d'un talent aussi dis- tingué que le sien. M. Paine suppose que j'ai donné un défi , et il l'accepte. Je ne donne point de défi , mais je serai fort aise d'avoir fourni à un excellent auteur l'occasion de nous développer quelques vérités de plus. M. Paine se déclare ouvertement contre le crouverne- ment monarchique. J'ai dit que le gouvernement républi- cain me paraissait insuffisant pour la liberté. Après un /j:'|0 NOTES énoncé si positif de part et d'autre , il semble qu'il ne nous reste qu'à fournir nos preuves , le public étant là tout prêt à porter son jugement. Mais malheureusement les ques- tions abstraites, celles surtout qui appartiennent à une science dont la langue n'est pas encore fixée , ont besoin d'être préparées par une sorte de convention prélimi- naire. Avant de s'attaquer, sous les enseignes au moins de la philosophie , il faut être bien sûr de s'entendre. M. Paine reconnaît si bien cette nécessité , qu'il a voulu commencer par donner ses définitions. Je n'entends point , dit-il , par républicanisme , ce qui porte ce nom en Hollande et dans quelques états de l'Italie. En écrivant celte ligne, l'auteur songeait sans doute que , de mon côté , je ne voudrais pas non plus me char- ger de défendre ni la monarchie ottomane , ni la monar- chie britannique. Pour être raisonnables dans cette discussion , et sûre- ment nous voulons l'être l'un et l'autre , il nous faut com- mencer par écarter tous les exemples. En fait d'ordre so- cial , M. Paine ne peut pas être plus content que moi des modèles que nous offre l'histoire. La question ne peut donc s'établir entre nous qu'en simple théorie. M. Paine soutiendra sa réplique comme il l'entend. Je défendrai la monarchie telle que je la conçois. Enfin , c'est a tout l'enfer de la monarchie , écrit M. Paine, que j'ai déclaré la guerre. Je le prie instam- ment de croire que, dans cette entreprise, je veux être son second, et non pas son adversaire; mais je voudrais aussi ne pas ménager tout l'enfer des républiques. Ils ont été aussi réels l'un que l'autre ; ils ne valent pas mieux l'un que l'autre. Il n'est pas possible que M. Paine ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 44 l ou moi puissions jamais prendre le parti d'aucune espèce d'enfer. Par républicanisme, c'est M. Paine qui parle, j'en- tends simplement un gouvernement par représentation» Et moi je demande un peu d'attention pour ma réponse ; j'ai eu quelque difficulté à comprendre pourquoi on cherche ainsi à confondre deux notions aussi distinctes que celles du système représentatif et du républicanisme. Ce n'est que depuis l'événement du 21 juin dernier que nous avons vu surgir tout-à-coup un parti républi- cain. Quel est son objet? Peut-il ignorer que le plan de représentation dont l'assemblée nationale a fait présent à la France , quoique imparfait en plusieurs points , est ce- pendans le plus pur et le meilleur qui ait encore paru sur (a terre? Quel est donc l'objet de ceux qui demandent une république , en la définissant simplement un gouver- nement par représentation? Quoi! ce parti à peine éclos s'arrangerait-il déjà pour s'attirer l'honneur d'avoir de- mandé le régime représent tif contre l'assemblée natio- nale elle-même? Enlreprendrait-il sérieusement de per- suader qu'en tout ceci il n'y a que deux opinions, celle des républicains qui veulent une représentation , et celle de rassemblée nationale qui n'en veut pas? Non, on ne peut pas croire à une telle chimère de la part de MM. les nouveaux républicains , ni espérer une docilité aussi aveu- gle de la part du public et de la postérité. Quand je parle de représentation politique , je vais plus loin que M. Paine. Je soutiens que toute constitution so- ciale dont la représentation n'est pas l'essence , est une fausse constitution. Monarchique ou non, toute associa- tion dont les membres ne peuvent pas vaquer , tous à la fois , à toute l'administration commune, n'a qu'à choisir 44^ NOTES entre des représentais et des maîtres, entre le despotisme et un gouvernement légitime. On peut varier dans la ma- nière de classer les représentans , de les coordonner entre eux, sans qu'aucune de ces formes diverses puisse s'at- tribuer exclusivement le véritable caractère essentiel et distinctif de tout bon gouvernement. Il ne faut pas res- sembler à quelqu'un qui débuterait par dire : Tenez , moi j'entends par république le bon gouvernement, et par monarchie le mauvais ; mettez-vous la , et défendez-vous. Ce n'est pas à un homme d'esprit tel que M. Paine , qu'il est permis de rien prêter qui approche de ce langage. Qu'on dispute tant qu'on voudra sur les différentes sortes de représentations; qu'on examine, par exemple, «'il est bon d'employer exactement le môme mode dans l'ordre exécutif et dans l'ordre législatif, et vingt autres questions de cette nature, il ne s'ensuit pas que ce soit à ces nuances qu'on doive attacher la différence qui sépare les monarchistes des républicains. Tous ces débats sont ou seront communs aux partisans des deux systèmes , et ils le seront également dans la double hypothèse d'une bonne et d'une mauvaise représentation. En effet, que vos procureurs fondés soient bien ou mal élus, bien ou mal fondés , il reste toujours a savoir quelle sera leur corréla- tion , comment vous les disposerez entre eux , pour la meilleure distribution et la plus grande facilité de l'action publique. En un mot, il vous reste encore à savoir si vous voulez une république ou une monarchie , parce que d'elles-mêmes les formes républicaines et les formes mo- narchiques se prêtent à une bonne comme à une mauvaise constitution , à un bon comme à un mauvais gouverne- ment. Ce n'est donc pas dans les caractères d'une véritable représentation qu'il faut puiser l'attribut distinctif qui si- ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 443 gnale les républicains. Voici, à mon avis, les deux points principaux auxquels on peut reconnaître la différence des deux systèmes. Faites-vous aboutir toute l'action politique, ou ce qu'il vous plaît d'appeler le pouvoir exécutif , à un conseil d'exécution délibérant à la majorité , et nommé par le peuple ou par l'assemblée nationale ? c'est la république. Mettez-vous , au contraire , à la tête des déparlemens que vous appelez ministériels , et qui doivent être mieux divisés , autant de chefs responsables , indépendans l'un de l'autre, mais dépendans , pour leur vie ministérielle, d'un individu supérieur par le rang, représentant de l'u- nité stable du gouvernement, ou, ce qui revient au même , de la monarchie nationale , chargé d'élire et de révoquer au nom du peuple , ces premiers chefs de Fexé- cution, et d'exercer quelques autres fonctions utiles à la chose publique , mais pour lesquelles son irresponsabilité ne peut pas avoir de danger? ce sera la monarchie. On voit que la question est presque en entier dans la manière de couronner le gouvernement. Ce que les mo- narchistes veulent faire par l'unité individuelle , les répu- blicains le veulent par un corps collectif. Je n'accuse pas ces derniers de ne point sentir la nécessité de l'unité d'action; je ne nie pas qu'on puisse établir cette unité dans un sénat ou conseil supérieur d'exécution; mais je pense qu'elle y sera mal constituée sous une multitude de rapports; je pense que l'unité d'action a besoin, pour ne perdre aucun des avantages qu'il est bon de lui procurer, de n'être point séparée de l'unité individuelle , etc. Ainsi , dans notre système , le gouvernement est com- posé d'un premier monarque électeur et irresponsable , /|44 NOTES au nom duquel agissent six monarques nommés par lui et responsables. Au-dessous sont les directions de départe- mens , etc. Dans l'autre système est, au premier degré de l'exé- cution , un conseil ou sénat nommé ou par les déparle- mens ou par l'assemblée législative; au-dessous, les ad- ministrations de départemens , etc. Les personnes qui aiment à revêtir d'une image les notions abstraites , pourront se figurer le gouvernement monarchique comme finissant en pointe , et le gouverne- ment républicain en plate-forme. Mais les avantages que nous attribuons à une forme plutôt qu'à l'autre , sont tel- lement importans , qu'ils valent la peine de ne pas s'en tenir à une simple image. Je ne donne point de dévelop- pement , ce n'est pas le lieu ; mais je ne craindrai pas de répéter que c'est aux deux points que je viens de toucher qu'il faut placer le caractère distinctif des deux systèmes ; c'est à-dire, à la différence qu'il y a entre une décision in- dividuelle responsable , contenue par une volonté élec- trice irresponsable, et une décision à la majorité, déchar- gée de toute responsabilité légale. Les conséquences se- ront déduites ailleurs. Nous pourrions , au surplus , les républicains et nous , n'être pas d'accord sur plusieurs grandes questions du ré- gime social , sans qu'il y ait raison d'y voir autant de nouvelles différences entre le républicanisme et le mo- narchisme. Par exemple , on peut présenter plusieurs combinaisons pour élire le conseil ou le sénat d'exécu- tion , avec le dessein de les étendre plus ou moins sur les corps administratifs délibérans. De même on peut croire qu'il y a plus d'un mode propre à régler ce qu'on appelle ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. l\f\S succession au trône; car on est libre , dans son opinion , d'être républicain ou monarchiste , de plusieurs ma- nières. Si l'on me demande, et je me doute bien qu'on me le demandera , ce que je pense sur l'hérédité du monarque électeur , je répondrai sans balancer , qu'en bonne théorie il est faux que la transmission héréditaire d'un office pu- blic quel qu'il soit , puisse jamais s'accorder avec les lois d'une véritable représentation. L'hérédité, en ce sens , est autant une atteinte au principe , qu'un outrage à la so ciété. Mais parcourons l'histoire de toutes les monar- chies ou principautés électives : en est-il uue seule dont le mode d'élection ne soit pire encore que le mode héré- ditaire? Qui sera assez insensé pour oser blâmer la con- duite de l'assemblée nationale , pour lui reprocher d'avoir manqué de courage ? Que pouvaient faire , il y a deux ans, des hommes qui au fond ressemblent beaucoup aux autres , c'est-à-dire , qui jugent ce qu'on leur offre par ce qu'ils connaissent, et ne connaissent, pour la plupart , de possible que ce qui s'est déjà fait? Lors même qu'ils auraient cru pouvoir entrer dans l'examen de celte ques- tion , y avait-il pour eux à balancer entre l'hérédité ab- surde , mais paisible , et une tout aussi absurde élection , souvent accompagnée de guerre civile? Aujourd'hui, à la vérité , on est habitué au mode électif; on y a assez réflé- chi pour croire qu'il peut exister une grande variété de combinaisons à cet égard. Il en est certainement une très applicable à la première fonction publique. Elle me paraît réunir tous les avantages attribués à l'hérédité , sans avoir aucun de ses inconvénient ; tous les avantages de l'élec- tion , sans avoir aucun de ses dangers. Cependant je suis loin de penser que la circonstance soit favorable pour 446 NOTES changer sur ce point la constitution décrétée, et je suis très-aise de marquer fortement mon opinion à ce sujet. Les obstacles ne sont plus les mêmes ; je le veux ; mais ont-ils tous disparu, mais n'en est-il pas survenu de nou- veaux ? Une division intérieure serait-elle un mal indiffé- rent , à Pépoque où nous sommes parvenus ? L'assemblée nationale est sûre de l'union de toutes les parties de la France pour la constitution déjà connue. Un besoin universel se fait sentir de l'achever et de l'as- seoir enfin partout avec une uniformité et avec une force capable de donner de l'empire à loi. Eh bien , serait-il rai- sonnable de prendre ce moment pour jeter une pomme de discorde au milieu des départemens , et hasarder des variations dans les décrets , dont il serait si dilïicile ensuite de poser les bornes ? Du reste , si la nation veut un jour s'expliquer, par une assemblée constituante, sur la place du monarque, soit qu'elle devienne élective, soit qu'elle reste héréditaire , nous ne perdrons pas pour cela la mo- narchie , puisqu'il y aura toujours ce qui en fait l'essence; décision individuelle , tant de la part des monarques agis- sans , que du monarque électeur. Enfin , j'espère que l'o- pinion publique s'éclairant de plus en plus dans les matières politiques , on s'apercevra généralement que le triangle monarchique est bien plus propre que la plate forme ré- publicaine, à cette division des pouvoirs qui est le véri- table boulevart de la liberté publique. J'entends par république , c'est M. Paine qui parle , un gouvernement fondé sur les principes de la déclaration des droits. Je ne vois pas pourquoi ce gouvernement no pourrait pas être une monarchie. Principes, ajoule-t-il , avec lesquels plusieurs parties de la constitution française se trouvent en contradiction. ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. [\\"j Cela se peut , et il est à croire que si l'on s'était proposé défaire une république, il eût encore été possible de com- mettre des fautes contre la déclaration des droits. Mais qui ne voit que ces contradictions peuvent se corriger sans que la France cesse d'être monarchie ? Enfin , M. Paine me permettra de lui dire une seconde fois que , puisque je ne lui demande pas de soutenir telle république en particulier , il est juste qu'il me laisse la même liberté relativement à la monarchie. Je désire que notre discus- sion , si elle a lieu , ne sorte pas des sphères théoriques. Les vérités que nous établirons pourront descendre plus tôt ou plus tard, pour s'appliquer sur les faits. Mais j'ai déjà assez donné à entendre qu'en ce moment je sentais bien plus le besoin instant d'établir la constitution décré- tée , que celui de la réformer. Les déclarations des droits de France et d' Amérique ne sont qu'une seule et marne chose en principes, et pres- que en expressions. Tant pis , je voudrais que la nôtre fût meilleure. Cela ne serait pas difficile. Et c'est là le républicanisme que j'entreprends de de* fendre contre ce qu'on appelle monarchie et aristocratie. Un homme qui vit en France , en Europe, doit convenir que s'il ne nous faut prendre le sens des mots république et monarchie que dans la réputation qu'ils se sont faite dans le monde , il y a de quoi dégoûter seulement d'en parler. N'aurais -je pas beau jeu , si je voulais suivre l'exemple que me donne M. Paine, pour jeter d'avance quelque défaveur sur ce qu on appelle république et aris- tocratie? Qui sait même si , dès à présent et à la majorité des voix , on ne trouverait pas plus de vraisemblance à l'alliance que j'attaquerais , qu'à celle qu'on a d'abord Fart de nous opposer ?De bonne foi , un sénat d'exécution 44$ NOTES serait-il moiu9 aristocrate que des ministres agissant sous l'élection libre et irresponsable d'un monarque , dont l'in- térêt évident et palpable serait toujours , mais toujours, inséparable de celui de la majorité? J'ai peut-être tort de laisser déjà percer mes doutes sur la bonté du système ré- publicain. Qu'ils sont loin de m'entendre ceux qui me reprochent de ne pas adopter la république, qui croient que de ne pas aller jusque-là, c'est rester en chemin I Ni les idées ni les sentimens que l'on dit républicains ne me sont inconnus ; mais , dans mon dessein d'avancer toujours vers le maximum de liberté sociale, j'ai dû pas- ser la république , la laisser loin derrière , et parvenir en- fin à la véritable monarchie. Si je suis dans l'erreur , je déclare au moins que ce n'est ni faute d'attention , ni faute d'y avoir mis le temps ; car mes recherches et mes ré- sultats ont précédé la révolution. Je conviens que , pour une note , tout ceci devient un peu long, et j'en demande pardon ; mais j'ai voulu éviter, si la discussion doit avoir lieu , qu'elle ne dégénère en dispute de mots. H résulte, je crois, de ce qu'on vient de lire, que des hommes jaloux de parler un langage pré- cis ne se permettront pas de prendre le républicanisme pour l'opposé du monarchisme. Le corrélatif de un est plusieurs. Nos adversaires sont des polyarchistes , des po- tycrates , voilà leur vrai titre. Quand ils se disent républi- cains , ce ne doit pas être par opposition à la monarchie ; c'est parce qu'ils sont pour la chose publique contre la chose privée ; certes , et nous aussi. L'intérêt public , il est vrai , a été bien long-temps sacrifié à la chose particulière ; mais ce malheur n'a-t-il pas été commun à tous les états connus, sans égard à leurs diverses dénominations? Si, au lieu d'adopter des notions claires, heureusement pré- ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 449 parées par l'étymologie même, on persiste dans une con- fusion de mots qui ne nous paraît bonne à rien , sans doute je ne voudrai pas y mettre de l'obstination; je souffrirai qu'on emploie le terme république pour syno- nyme de constitution représentative; mais je déclare qu'a- près l'avoir pris dans ce sens , je me sentirai encore le besoin de demander si l'on veut, après tout, que notre république soit monarchique oupolyarchique. Etablissons donc, s'il le faut, la question en ces termes: Dans une bonne république, vaut-il mieux que le gouvernement soit polyarchique que monarchique? Je finirai cette réponse par une remarque que j'aurais dû placer a la tété. Ma lettre insérée dans le Moniteur du 6 juillet n'annonce pas que j'aie le loisir en ce moment d'entrer en lice avec les républicains polycrates. Mes ex- pressions sont celles-ci : « J'aurai peut-être bientôt le temps de développer celle question, etc. » Pourquoi bientôt? parce que je me persuade toujours que l'Assem- blée nationale aura mis incessamment la dernière main à son ouvrage , et qu'elle est au moment de finir. Jusque- là , il m'est impossible de quitter mes opérations journa- lières pour remplir les journaux de telle discussion que ce soit. On me répond que cette question est à l'ordre du jour : c'est ce que je ne vois pas. D'ailleurs un ami de la vérité n'aime pas à traiter les questions de droit sous l'em- pire des questions de fait. La recherche des principes et leur publication donne déjà assez de peine , surtout à un homme abandonué à ses seules forces individuelles , pour qu'il ne s'expose pas au regret d'avoir voulu parler raison dans les circonstances où des volontés très-décidées ne laissent pas la faculté d'y prêter l'oreille, et de n'avoir MORELLET, TOM. Ù. 9.Q éJit. 9.Ç) /|5o NOTES abouti enfin qu'à servir, malgré lui, les desseins de lel ou tel parti. Emm. Sir.yES. La Harpe en 1790. Pag. 425- «Et La Harpe lui-même, qui en est depuis si bien revenu, etc. » Extrait d'un article du Mercure , du 9 avril 1 79 1 . Observations de M. de La Harpe, sur l'ouvrage de M. de Calonne , de CEtat de la France présent et à venir, « J'oserai me glorifier devant mes concitoyens d'avoir fait entendre au Lycée , six mois avant la révolution , des vérités qui la devançaient. De nombreux témoins peuvent en déposer, et mon ouvrage imprimé en fera foi. Je me souviens qu'on me trouvait très-hardi, et dans le fait je n'étais que clairvoyant. J'observais la marche de l'esprit public, et je ne voulais pas que la faculté de parler tous les jours devant trois ou quatre cents personnes fut in- fructueuse , dans un moment où tous les honnêtes gens devaient tendre au même but. Je révoltai, il est vrai, tons ceux qui craignaient une révolution annoncée par les états-généraux, autant que je le désirais. J'entendis ]»lus d'une fois autour de moi: Comment ose-t-ort dire de pareilles choses? Bientôt toute l'aristocratie déserta. Tous ces grands noms de la cour et de la ville, que la mode avait inscrits en foule sur la liste des souscripteurs, dispa- rurent à la fois; mais j'avais pour dédommagement et pour récompense les applaudissemens de tous les bons ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. /j5l patriotes, qui retrouvaient dans leurs cœurs tout ce que je prononçais devant eux. » Quels hommes sont aujourd'hui véritablement dans le sens de la révolution et de la constitution ? Ceux qui de tout temps avaient l'une dans le cœur et l'autre dans la tête; ceux qui n'ont vu dans l'ordre légal que l'applica- tion de leurs idées , et dans la liberté que l'accomplisse- ment de leur vœu; et je suis de ces hommes-là. J'atteste tous ceux qui m'ont connu ou fréquenté : s'il en est un seul qui m'ait jamais entendu parler de notre ancien gouverne- ment autrement qu'avec Pexpression de l'horreur ou du mépris, qu'il se montre et qu'il me démente. Que l'on cherche dans mes ouvrages le plus léger témoignage d'ap- probation pour ce même gouvernement; on trouvera au contraire l'attention continuelle et marquée à louer, exal- ter, célébrer tout ce que notre gouvernement n'était pas. Ce plan suivi de censure indirecte, qui était celui de beaucoup de gens de lettres comme le mien , n'était perdu ni pour les opprimés, ni pour les oppresseurs; et puis- qu'il est permis aux vieux soldats de montrer d'honora blés blessures , je dirai qu'il y a seize ans un liès-ridiculo arrêt du parlement, précédé d'un réquisitoire plus ridi- cule encore, supprima un de mes articles du Mercure ,et que , vers le même temps , un arrêt du conseil , rendu dans le même esprit, supprima V Eloge de Fènèlon (i). Ainsi j'ai été frappé par tous les marteaux de la tyrannie. (i) Il est bon de rappeler, pour l'amusement du lecteur, que M° Linguct , lorsque je fus reçu a l'Académie, se récria beaucoup dans ses Annales, sur ce qu'elle avait fait choix d'un homme qui avait reçu , disait-il, une double flétrissure. Qui croirait que M° Liu- guet se connût si peu en flétrissure? f\ 5 2 NOTÉS » Je fus constamment, sous le dernier règne , au nom- bre des proscrits; et lorsqu'à l'avènement de notre roi Louis xvi, dont les intentions connues annonçaient déjà des changemens et des réformes , je lui adressai des vers sur les espérances que la nation avait conçues de lui; tout le bien que je lui demandais élait évidemment la sa- tire de son prédécesseur. J'étais peut-être le seul homme de lettres qui n'eût jamais adressé à celui-ci la moindre louange. Je ne lui en donnai pas même dans mon discours de réception , malgré l'usage invariable de louer les rois , protecteurs de l'Académie. Je gardai le même silence sur Richelieu, ce qui était jusque-là sans exemple et ce qui a été rarement imité depuis. » Au tome XIY de son cours de littérature, M. de La Harpe, à la tête d'un écrit intitulé : Y Esprit de la révo- lution , entreprend de prouver par des citations de ses pro- pres articles dans les Mercures des i5, 22 , 29 juin , et 3 août 179^, que ses sentimens ont été constamment uniformes , qu'il a donné à cette époque un arrêt de ré- probation contre la démence révolutionnaire assez public et assez solennel pour le mettre au-dessus de tout soup- çon de crainte et de faiblesse , eUqu'il a pris acte de sa protestation contre le crime et la tyrannie. C'est en 1799 et 1800, que M. de La Harpe a rappelé au public ces protestations contre la tyrannie révolution- naire ; mais en essayant de se justifier ainsi d'avoir ap- prouvé les horreurs de la révolution , il avait oublié par- faitement ses propres écrits bien postérieurs à ce qu'il appelle ses protestations , puisqu'au 25 novembre 1 79$ , au irt et au 8 mars 1794 » on trouve dans le Mercure, les passages que nous allons rapporter , et qui en sont copiés fidèlement. ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. l\S5 Dans le Mercure de France, du 3 frimaire an il (^3 novembre 1793) , M. de La Harpe s'exprime ainsi, en rendant compte d'un ouvrage du citoyen Gallet, intitulé le Véritable Évangile: « Si la France , formidable par sa masse , et faisant face de tous côtés , peut se flatter plus que jamais de voir se briser autour de ses boulevarts tous ces flots d'étrangers qui grondent contre sa liberté , elle a toujours dû craindre dans son intérieur l'obstination des préjugés et la lutte des intérêts personnels ; et parmi ces habitudes invétérées , la plus contraire à un gouvernement libre était certaine- ment l'influence du sacerdoce et des idées superstitieuses. Les philosophes n'ont cessé de le répéter : le sacerdoce et la royauté sont nécessairement alliés; et ces deux trô- nes , également fondés sur l'erreur , foulent également les humains. Dans le traité qu'ils ont (ail entre eux Je premier s'était chargé d'aveugler les hommes pour les asservir au second, sous la condition de partager les dépouilles. 11 y a eu quelquefois dispute sur le partage , mais toujours ils se réunissaient dans l'intérêt commun de faire des dupes et des esclaves; et les clefs de l'autre monde que portaient les prêtres , étaient en effet celles des trésors des nations , qu'ils ouvraient pour les rois et pour eux. Nous les avons fermés aux uns et aux autres ; et quand les charlatans à sceptres et à couronnes sont tombés , les charlatans à étoles et à mitres ont pris le parti de descendre de leurs tré- teaux , et de jeter leur masque : ils ont fait très-sagement ; il n'y avait plus rien à gagner, et ce n'est pas la peine do tromper pour rien. 454 NOTES Tricher au jeu saus gagner , est d'un sot , a dît Voltaire ; et , en général , les prêtres ne sont pas des sots. » Ce qu'il y a de plus remarquables dans leur conver- sion volontaire , et ce qui donne pleinement gain de cause à la philosophie , c'est qu'il est Lien prouvé par la dé- marche qu'ils ont faite , qu'eux-mêmes ne croyaient pas ce qu'ils enseignaient ; car , lorsqu'il y a conviction dans la croyance religieuse, elle ne saurait dépendre du plus ou moins de profit , et rien n'empêche qu'on soit chrétien avec mille écus comme avec cent mille. Voilà donc les peuples bien convaincus que les prêtres se moquaient d'eux; et s'ils ne profitent pas de la leçon, pour le coup ce sera leur faute. «Pascal disait, en parlant des apôtres : J'en crois des témoins qui se font égorger. Il raisonnait fort mal , car on ne peut nier que le fanatisme ne brave la mort, quand il voit le ciel ouvert; il y en a des exemples sans nombre. Mais lorsque des prêtres viennent nous dire, sans y être forcés en aucune manière : En conscience, mes amis, nous vous trompions , il n'est pas possible de ne pas les croire • Mais il faut avouer aussi que, si Voltaire com- mença l'ouvrage (la destruction de la religion) , c'est la liberté qui l'achève : c'était à elle à rompre toute espèce de joug; et je le répèle , comme le despotisme et la su- perstition tiennent a deux préjugés intimement liés en- semble , l'entière destruction du dernier est le coup mortel pour l'autre. ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. ^D » Tous ces inutiles trésors des églises ne sont pris à personne, et serviront à tous. Il était bien temps que la superstition , qui a levé tant de tributs sur les peuples , payât le sien pour la première fois , et Ton ne peut pas dire qu'il soit onéreux h qui que ce soit au monde ; c'est une restitution tardive , mais ample , et qui ne pouvait venir plus a propos. Les temples ne peuvent être ni ap- pauvris ni enrichis ; mais l'or et l'argent que la crédulité y avait déposés, et qu'elle consacrait ridiculement, de- viennent véritablement sacrés , en servant aux besoins de la patrie et a la défense de la liberté... «Après sa mort (la mort de J.-G. ) ceux de ses disciples qui étaient les plus enthousiastes ou les plus ambitieux , et surtout le fatanique Paul, se répandirent hors de la Judée , et cherchèrent à mettre a profit ce que la doctrine de leur maître avait d'attirant ou même de sublime , en prêchant l'égalité fraternelle , la communauté des biens , la pureté des mœurs, et y joignirent le merveilleux dont on ne peut se passer quand on veut fonder une religion ; et ils la fondaient d'abord pour eux , car elle leur donnait une existence que par eux-mêmes ils n'avaient pas. Ces premiers missionnaires étaient pauvres , et leur minis- tère mettait à leurs pieds tous les biens des premiers fidè- les, à qui l'en promettait le royaume descieux. C'est tou- jours par-là que l'on commence , et l'on voit dans les épîtres de Paul , qu'il prétend bien qu'en les instruisant il a le droit de vivre aux dépens des néophytes. A l'égard de leur bonne foi ou de leurs lumières , on peut juger de ce qu'en avaient des hommes qui prétendaient avoir vu ressusciter leur maître au bout de trois jours, et le Saint- Esprit descendre sur eux en langues de feu, Je ne m'é- tendrai point ici sur les diverses causes qui favorisèrent 456 NOTES les progrès de leur doctrine; on peut les voir dans les livres des philosophes, et surtout dans ceux de Frérel , qui a très-judicieusement approfondi cette matière. » Cependant il y a dans cette même morale de Jésus des choses outrées et déraisonnables (comme on l'a re- marqué ailleurs) , et en total elle n'est pas plus admirable que les pensées de Marc-Aurèle , les beaux endroits de Sénèqtfé , les lois de Zaleucus , et les préceptes du Shasta. « Enfin nous ne devons pas être les disciples de Jésus , ni de Socrate , ni d'aucun autre ; des disciples sont bientôt des sectaires. Prenons dans les écrits des grands mora- listes ce qu'il y a de mieux pensé et de mieux dit; mais n'appartenons jamais qu'à la raison. Dieu et la conscience , voilà la religion des hommes libres. » L'abbé Mo relie t avait rassemblé d'autres articles du même genre qu'il serait trop long de transcrire , et dont l'analyse se trouve d'ailleurs dans ses Mé- moires. Nous y substituerons deux pièces assez rares , qui offriront plus d'intérêt. La première est l'extrait d'une lettre insérée par La Harpe dans la Chronique de Paris ^ le 1 5 mai 1 79 1 , à l'époque où l'assemblée constituante s'occupait de décerner à Voltaire les honneurs du Panthéon : « Avec du bon sens et de la bonne foi , il est impossible »de nier que , de tous les hommes qui ont écrit , Voltaire »cst celui qui a eu l'influence la plus marquée , la plus » puissante, la plus générale sur l'esprit public et sur «l'opinion; que celte influence il l'a dirigée pendant cin- squanlQ ans contre les erreurs et les préjugés de toute ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. /p7 «espèce, et particulièrement contre ies trois grands fléaux de l'humanité : la superstition qui transforme l'homme en bête, le fanatisme qui en fait une bête féroce, le despotisme qui en fait une bête de somme. Les dévots, et surtout les hypocrites , objecteront qu'il a écrit contre la religion chrétienne ; ce reproche avait sa valeur dans l'ancien régime; mais aujourd'hui que la liberté des opinions religieuses est reconnue loi de l'état , je réponds que si Voltaire n'a pas été bon chrétien , celte affaire n'est pas de ce monde ; elle n'est pas de notre ressort , elle doit rester entre Dieu et lui. Les dévots peuvent croire que Dieu l'a damné; moi, je crois en mon âme et conscience qu'il lui a fait miséricorde , mais encore une fois tout cela ne nous regarde pas. Il s'agit de la chose publique, des services qu'il lui a rendus, et de l'hommage qu'à ce titre il a pu mériter. Je répéterai ce que j'ai dit ailleurs, qu'il est le premier qui ait affranchi l'esprit humain et rendu la raison populaire ; et sans ces deux préliminaires indispensables, l'ouvrage de Voltaire et du temps , nous n'avions point de révo- lution. Comment ne sent-on pas que toutes les servi- tudes se tiennent ; que la première est celle de l'esprit qui prépare les autres ; que l'on n'enchaîne les bras de vingt millions d'hommes qu'en enchaînant leur pen- sée; que le libérateur de la pensée est donc le premier des libérateurs? Et qui peut douter que ce n'ait été Voïtaire? Il a pris pendant cinquante ans tous les tons et toutes les formes, depuis l'épopée et la tragédie jus- qu'à la farce, depuis la philosophie jusqu'aux romans, pour apprendre aux hommes à voir , à juger , à examiner par eux-mêmes. Il s'est fait lire dans les boutiques et dans les ateliers , comme dans les conseils des rois. Plu- 4^8 NOTES «sieurs souverains de l'Europe ont mis en pratique ses » maximes, et Font avoué publiquement. Tout ce qui «existe aujourd'hui en France a appris à lire et a penser «dans ses ouvrages ,* et dans ces ouvrages si nombreux et »si agréables, toujours les tyrans de toute espèce sont » odieux ou ridicules. . » Je crois bien que dans une partie de l'Assemblée «nationale, ceux qui délestent dans Voltaire le premier «moteur d'une révolution qu'ils détestent encore plus, «élèveront leur voix contre lui; mais ce n'est qu'une rai- » son de plus pour que les bons patriotes , attachés à la ré- « volulion et à la constitution , se réunissent en forcé pour «honorer celui à qui nous en sommes redevables. Ce de- »voir est d'autant plus sacré, que nous avons à réparer «envers lui et envers nous. La nation et lui furent cruelle- «ment outragés, lorsqu'à la mort de Voltaire les prêtres «lui refusèrent la sépulture. Nous étions alors un peuple » d'esclaves; nous agirons aujourd'hui en hommes libres. «Je conclus (et cent mille citoyens de la capitale signe «ront mes conclusions) h ce qu'en vertu du décret qui » sera rendu par nos représentans , le bataillon des Qualre- « Nations (à cause du quai Foliaire, où il est mort) aille «au-devant de lui jusqu'à l'entrée de Paris ; que son corps , «porté sur un char, la tête couverte d'une couronne ci- vique, entouré de lauriers, soit déposé sur l'autel de la «fédération, et de là transporté à Sainte-Geneviève, au- » près de notre Mirabeau ; et , quoique je ne sois pas avocat , «je persiste dans mes conclusions. »Ce i 2 mai 1 791 . »DÉ La IIaupjs. » ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 4^9 L'autre pièce est une tirade nouvelle, ajoutée le 10 juillet 1791 , à la comédie des Muses rivales, et imprimée le lendemain dans la Chronique de Paris. Elle se trouve aussi dans l'édition de 1 792. C'est Apollon qui parle : Pourrez- vous bien le croire? Le fanatisme encor insulte a sa mémoire j Ce monstre , dont sa main renversa les autels , Veut le punir du bien qu'il a fait aux mortels , Lui dispute des morts la demeure dernière. Oui , les tyrans sacrés qu'il osa mépriser Se vengent sur sa cendre. Il est trop vrai. Voltaire Leur avait arraché l'empire de la terre , On lui défend d'y reposer. Je vous vois tous frémir de cet indigne outrage 5 Vous plaignez un si lâche et si triste esclavage : Rassurez-vous, il doit finir. Le destin, à mes yeux, rapproche l'avenir. L'avenir m'est présent , et déjà se consomme L'ouvrage que long-temps prépara ce grand homme, Vous, enfans du génie, admirez son pouvoir. Voltaire a , le premier , affranchi la pensée 3 Il instruisit la France a le lire empressée : La France aux nations a montré leur devoir. Tous les droits sont remis dans un juste équilibre j Le peuple est éclairé , l'homme pense , il est libre } Il rejette ses fers dès qu'il connaît ses droits '? Il n'a plus de tyrans, dès qu'il connaît des lois. Le France est délivrée , elle peut être juste; Aux talens bienfaiteurs , elle ouvre un temple auguste , Où ces amis du ciel et de l'humanité Reposent dans la gloire et l'immortalité. Quel contraste ce jour a nos regards expose ! L'outrage fut honteux : que le retour est beau! Celui qu'on privait d'un tombeau , Voltaire , obtient l'apothéose. l\6o NOTES Sur un char de triomphe , il entre dans Paris; Quel appareil pompeux ! quel concours! la patrie L'appelle et tend les bras à cette ombre chérie. De la Bastille en poudre il loule les débris. Magistrats, citoyens de tout rang, de tout âge j La valeur , la beauté , les arts , En foule autour de lui confondent leur hommage* Voltaire ^ de sa gloire , a rempli ces remparts. O Galas ! ô Sirveu ! sortez de la poussière , Innocens opprimés qu'il servit constamment , Pour qui sa voix parla devant l'Europe entière , Jouissez encore un moment. Vous, serfs du Mont- Jura , ce jour est votre fete ; 11 adoucit le joug que vous avez porté, 11 voulut le briser ;* agitez sur sa tête Le bonnet de la liberté. Que le fanatisme rugisse ; Que le despotisme pâlisse j Que de ces deux fléaux l'univers soulagé Répète un même cri qui partout retentisse : Le monde est satisfait , le grand homme est vengé. «On voit, continuait l'abbé Morellet, qu'en déclamant contre les philosophes , M. de La Harpe a oublié la maxime de l'Evangile : Que celai d'entre vous qui est sans péché jette la première pierre. Déjà sexagénaire, ayant professé jusqu'alors une grande partie des opinions appelées philo- sophiques , et ayant de plus que la plupart d'entre eux loué la révolution dans ses temps les plus horribles, il devait se repentir et se taire. »M. de La Harpe, surtout, a méconnu dans ses décla- mations celte vérité qui n'échappe point a l'esprit de mo- dération et ^'observation , que ce ne sont pas les philo soplics , écrivant pour les classes élevées de la société , qui ont propagé leurs opinions parmi le peuple, auquel leurs ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 4^ * ouvrages n'arrivent pas , et que ces opinions, et plus en- core les conséquences qu'on en a mal à propos déduites, ne se sont répandues et n'ont amené de funestes effets , que lorsque des hommes de parti , en possession du pou- voir, ont professé jusque dans les assemblées nationales leurs doctrines anti-sociales et anti-religieuses. » Ce caractère d'âpreté , cet emportement souvent aveugle étaient déjà reprochés à M. de La Harpe avant la révolution , et ses amis même en convenaient. L'auteur de la notice historique insérée au dernier volume de ses œuvres , nous apprend que son caractère, aigri par une injustice qu'il avait essuyée dans sa jeunesse, lui avait donné une grande aptitude à exprimer les passions vio- lentes de l'orgueil irrité et des taîens méconnus, et qu'il a réussi surtout dans les sujets dramatiques où il a eu à peindre des situations de ce genre. Mais les personnes à qui les premières années de M. de La Harpe ont été con- nues, savent que ce qu'on appelle une injustice n'était qu'une punition d'une satire sanglante et infâme , faite par lui au sortir du collège d'Harcourt, contre les professeurs et le principal, qui l'avaient instruit et s'étaient cotisés pour payer sa pension. » Le ministre avait d'abord condamné La Harpe a quel- ques mois de Bicêtre. M. Suard et l'abbé Arnaud, par l'entremise de Gerbierjcur ami, et deMme de la Vieuville, amie de M. de Saint Florentin , obtinrent que le jeune homme, qui avait du talent, ne fût point flétri par une peine de ce genre. Il fut mis en prison à la Force pour quelques semaines seulement » Il a manqué à M. de La Harpe quelque chose qui n'est pas le talent, mais qui l'embellit et le rend aimable, je veux dire ce sentiment de bienveillance envers les hommes, /|62 NOTES <[ui nous allire vers ceux qui en sont doués; cette ouver- ture, celle facilité qui laisse approcher du cœur, qui trompe quelquefois, mais qui sert et plaît toujours. Cette dispo- sition , dis-je , ne se montrait ni dans la personne de M. de La Harpe, ni dans ses écrits. Il a pu connaître des alta- chemens tendres , mais cette philanthropie plus étendue, qui fait de la société commune une môme famille , semble avoir été étrangère à son cœur. » Il nous semble que c'est un acte de justice de terminer cette note, un peu trop sévère peut-être, par le discours que M. de Fontanes prononça en 1 8o5 , devant l'Institut , aux funérailles de M. de La Harpe. « Les lettres et la France regrettent aujourd'hui un poë'te, un orateur, un critique illustre. La Harpe avait à peine vingt-cinq ans , et son premier essai dramatique l'annonça comme le plus digne élève des grands maîtres de la scène française. L'héritage de leur gloire n'a point dégénéré dans ses mains ; car il nous a transmis fidèlement leurs préceptes et leurs exemples. Il loua les grands hommes des plus beaux siècles de l'éloquence et de la poésie , et leur esprit , comme leur langage , se retrouva toujours dans les écrits d'un disciple qu'ils avaient formé. C'est en leur nom qu'il attaqua, jusqu'au dernier moment, les fausses doctrines littéraires; et, dans ce genre de combat, sa vie entière ne fut qu'un long dévoûment au triomphe des vrais principes. Mais si ce dévoûment courageux fit sa gloire , il n'a pas fait son bonheur. Je ne puis dissimuler que la franchise de son caractère et la rigueur impartiale ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. ^67) de ses censures éloignèrent trop souvent de son nom et de ses travaux la bienveillance et même l'équité. Il n'ar- racha que l'estime où tant d'autres auraient obtenu l'en- thousiasme. Souvent les clameurs de ses ennemis parlèrent plus haut que le bruit de ses succès et de sa renommée. Mais à l'aspect de ce tombeau , tous les ennemis sont dé- sarmés. Ici les haines finissent, et la vérité seule de- meure. » Les talens de La Harpe ne seront plus enfin contestés. Tous les amis des lettres , quelles que soient leurs opi- nions , partagent maintenant notre deuil et nos regrets. Les circonstances où la mort le frappe rendent sa perte encore plus douloureuse. Il expire dans un âge où la pen- sée n'a rien perdu de sa vigueur, et lorsque son talent s'était agrandi dans un autre ordre d'idées qu'il devait aux spectacles extraordinaires dont le monde est témoin depuis douze ans. Il laisse malheureusement imparfaits quelques ouvrages dont il attendait sa plus solide gloire , et qui se- raient devenus ses premiers titres dans la postérité. Ses mains mourantes se sont détachées avec peine du dernier monument qu'il élevait. Ceux qui en connaissent quelques parties avouent que le talent poétique de l'auteur , grâces aux inspirations religieuses, n'eut jamais autant d'éclat, de force et d'originalité. » On sait qu'il avait embrassé avec toute l'énergie de son caractère, ces opinions utiles et consolantes sur lesquelles repose tout le système social; elles ont enrichi non-seule- ment ses pensées et son style de beautés nouvelles; mais elles ont encore adouci les souffrances de ses derniers jours. Le Dieu qu'adoraient Fénélon et Racine a consolé sur le lit de mort leur éloquent panégyriste et l'héritier de leurs leçons. Les amis qui l'ont vu dans ce dernier mo- 464 KOTES ment, où l'homme ne déguise plus rien, savent quelle était la vérité de ses senti mens î ils ont pu juger combien son cœur , en dépit de la calomnie , renfermait de droiture et de bonté. Déjà même des sentimens plus doux étaient entrés dans ce cœur trop méconnu et si souvent abreuvé d'amertumes. Les injustices se réparaient. Nous étions prêts à le revoir dans ce sanctuaire des lettres et du goût, dont il était le plus ferme soutien ; lui-même se félicitait naguère encore de cette réunion si désirée ; mais la mort a trompé nos vœux et les siens. Puissent au moins se con- server à jamais les traditions des grands modèles qu'il sut interpréter avec une raison si éloquente! Puissent-elles, mes chers confrères , en formant de bons écrivains qui le remplacent, donner un nouvel éclat à celle Académie française qu'illustrèrent tant de noms fameux depuis cent cinquante ans , et que vient de rétablir un grand homme, si supérieur à celui qui l'a fondée! » ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. Zj65 TOME SECOJSD. Sur Loménie de Brienne* archevêque de Sens. Pag. i5. « Telle a été la fin de cet infortuné...» Je conserve ici, dit l'abbé Morellet dans une note manuscrite, les réflexions suivantes sur le portrait que fait Marmontel du malheureux cardinal de Loménie; cette apologie me paraît juste et sage. « M. Marmontel a entrepris de tracer rapidement le portrait de quelques personnages célèbres qui prirent part à la révolution , et voici de quelle manière il parle du cardinal Loménie : « Brienne s'était distingué dans les états de Languedoc; » il y avait montré le talent de sa place,, et dans un petit «cercle d'administration, on avait pu le croire habile. » Comme Calonne , il avait cet esprit vif, léger, résolu , » qui en impose à la multitude. Il avait aussi quelque chose »de l'adresse de Maurepas ; mais il n'avait ni la sou- »plesse et l'agrément de l'un, ni l'air de bonhommie et «d'affabilité de l'autre. Naturellement fin, délié, péné- trant, il ne savait ni ne voulait cacher l'intention de «l'être. Son regard, en vous observant, vous épiait > sa «gaitémême avait quelque chose d'inquiétant, et dans MORELLET, TOM. II. 2e édît. 3o 466 NOTES «sa physionomie, je ne sais quoi de trop rusé, disposait »àla méfiance. Du côté du talent, une sagacité qui res- » semblait à de l'astuce; de la netteté dans les idées, et «assez d'étendue , mais en superficie ; quelques lumières, »mais éparses; des aperçus plutôt que des vues, un es- » prit à facettes , si je puis m 'exprimer ainsi , et dans les «grands objets , de la facilité à saisir les petits détails, «nulle capacité pour embrasser l'ensemble; du côté des «mœurs, Pégoïsme ecclésiastique dans toute sa vivacité, » et l'âpreté de l'avarice réunie au plus haut degré à celle y>de C ambition. Dans un monde qui effleure tout et n'ap- « profondit rien , Brienne savait employer un certain babil «politique , concis , rapide, entrecoupé de ces réticences «mystérieuses qui font supposer , au-delà de ce que l'on «dit, ce qu'on aurait à dire encore, et laissent un vague «indéfini à l'opinion que l'on donne de soi. Cette ma- «nière de se produire, en feignant de se dérober, cette «suffisance mêlée de discrétion et de réserve, cette al- «ternative de demi-mots et de silences affectés , et quet- «quefois une censure légère et dédaigneuse de ce qui se «faisait sans lui, en s'étonnant qu'on ne vît pas ce qu'il «y avait de mieux à faire : c'était bien réellement l'art et «le secret de Brienne. » » Qui ne croirait , à la lecture de cet article , au ton de confiance avec lequel il est écrit , que ce soit là bien réel- lement le portrait exact et fidèle du cardinal de Loménie, que M. Marmontel a vécu avec lui habituellement , qu'il l'a vu , connu , analysé mieux que personne? Heureuse- ment, il nous avertit un peu plus loin, que tout ce qu'il a dit à ce sujet lui a été communiqué par le garde des sceaux Lamoignon , ennemi de ce prélat ; et il faut avouer que c'est un moyen bien raisonnable, une voie bien sûre ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 4^7 pour connaître les hommes , que de s'en rapporter à leurs ennemis! Je pourrais facilement décomposer tous les traits de ce tableau imaginaire, et lui opposer la peinture vraie et fidèle de toutes les grandes qualités de M. de Loménie. Je pourrais attester ici que jamais société ne fut plus sûre et plus aimable que la sienne; que., loin d'inspirer la dé- fiance , il savait se concilier toutes les affections par une extrême familiarité ; que jamais homme ne fut plus simple dans ses habitudes, plus constant dans ses amitiés, plus fidèle à ses engagemens. »Je pourrais montrer que, s'il ne fut point heureux dans son ministère , c'est moins à son défaut de capacité qu'il faut s'en prendre qu'au malheur des circonstances. Je pourrais demander à ces habiles , qui savent, au- jourd'hui tout ce qu'il fallait faire autrefois, ce qu'ils ont fait eux-mêmes , et ce qu'ont fait tant de prétendus grands hommes, qui annonçaient des recettes si sûres, si infaillibles pour sauver l'état. Je pourrais leur deman- der quel génie puissant s'est élevé du sein de nos désas- tres, pendant le conrs de dix ans, et avant l'époque du j8 brumaire. «Mais il est un trait sur lequel je ne puis me taire, c'est celui où le cardinal de Loménie est accusé d'ésoïs- me et d'avarice sordide. Quoi! c'était un être égoïste et avare que celui qui créa dans ses diocèses tant de ma- gnifiques établissemens , qui répandait sa fortune avec une immense libéralité pour animer l'agriculture , les arts, le commerce? qui , au sein des plus grandes riches- ses , ne sut rien conserver pour lui ? qui , devenu pauvre , sut encore être généreux et bienfaisant? J'ai vu M. de Brienne dans les dernières années de sa vie , à l'époque où tout lui fut ravi , honneurs , richesses, repos , et je l'ai /|G8 NOTES vu soutenir sans regrets, sans murmures, ce revers de fortune; il s'était si peu préparé aux événemens, qu'il fut obligé de faire vendre sa magnifique collection de livres du quinzième siècle. Ce fut avec les fonds provenant de cette vente qu'il acquitta ses dettes , distribua des aumô- nes , et fit faire des travaux publics dans sa ville épisco- pale jusqu'au temps où trois misérables émissaires du comité de sûreté générale , nommés Guenot, Lemoyne et Paradon , vinrent l'arrêter à Sens, et accélérèrent sa mort par d'indignes traitemens. Les actes de sa bienfai- sance étaient si touchans et si multipliés , que les comités révolutionnaires de cette ville , tout impitoyables qu'ils étaient., firent néanmoins tous leurs efforts pour le sau- ver. Je lui dois en particulier ce témoignage, qu'étant moi-même alors chargé de fonctions publiques , vivant dans sa société la plus habituelle et la plus intime , je n'ai jamais pu lui parler d'une famille malheureuse , qu'elle n'ait été secourue; et ce qui ajoutait encore au mérite de ses libéralités , c'est qu'il les faisait dans le secret et sans éclat. » Le cardinal de Loménie était humain , sensible et compatissant. Il était resté fidèlement attaché au roi ; et lorsqu'il apprit la mort de cet infortuné monarque, je l'ai vu , renfermé dans son appartement , pleurer amère- ment. Sa douleur ne lui permit de voir, pendant plu- sieurs jours , que sa famille et ses amis particuliers. Un jour on saura quels sages conseils il avait donnés à ce prince , et pourquoi ils ne furent pas suivis ; on saura au3si quelle fut sa conduite à l'égard de la cour de Rome , et celle de la cour de Rome envers lui. Mais il ne faut point imiter les Mémoires de M. Marmontel , et confier au pré- sent ce qui doit être réservé pour l'avenir. » ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. Lfity Le Préjugé vaincu, Pag. 22. « Et je serais fâché que le texte et le commentaire fussent tout-à-fait perdus. » Quant au texte , nous pensons comme M. Suard ; mais voici quelques réflexions du commentaire. Elles ne peuvent que faire honneur à l'homme et à l'é- crivain. Je ne me flatte pas que la forme et le caractère de ce pelit écrit soient approuvés de tous ceux entre les mains de qui il pourra tomber. Quelques-uns diront que les ta- bleaux qu'on y trace sont trop horribles; que les regards ne peuvent s'y arrêter. On m'opposera même les lois du goût, qui prescrivent d'éloigner de la scène les objets hideux, et qui ne veulent pas qu'on montre la nature elle- même dans son désordre et dans sa laideur. Voici mon excuse : dans la solitude que l'exil, les em- prisonnemens , les assassinats avaient faite autour de moi au sein d'une ville immense, témoin des scènes cruelles que chaque jour ramenait, voyant tomber a mes côtés tant de personnes que j'étais accoutumé à chérir ou à respecter, avec lesquelles j'avais passé ma vie et comp- tais la finir; désespéré, oppressé de senlimens pénibles et déchirans , j'avais besoin d'en alléger l'insupportable far- deau ; j'avais besoin de les déposer dans quelques écrits qui pussent les conserver et les transmettre; j'espérais suspendre ou adoucir , pour quelques momens , les peines de mon cœur, en traçant une vive peinture des objets mêmes qui venaient sans cesse les renouveler. Mais, en prenant la plume, j'étais souvent arrêté par 470 NOTES l'impuissance de rendre ce que je sentais ; je trouvais tous les mots sans énergie , toutes les expressions ternes , tous les moyens du style sans effet , et je me suis vu forcé do recourir à celte ironie profonde et triste que suggère l'excès du malheur , et le seul langage qui lui reste , qui lance à l'oppresseur toul-puissant des regards dédaigneux comme autant de traits perçans et acérés ; dont le sourire amer lui exprime sans équivoque l'horreur qu'il inspire , et verse dans son âme une honte et un dépit plus pénibles que le remords qu'il est incapable d'éprouver. Tels sont les sentlmens qui m'ont inspiré cet écrit, et je ne crains pas de dire que, dans sa forme singulière, dans son apparente cruauté, dans le sérieux et le sang- froid que l'auteur affecte , on reconnaîtra la situation des choses et des esprits à l'époque où il a été fait, environ un mois avant le 9 thermidor ; c'est dire tout à celui qui a vu ces jours désastreux Je conçois pourtant, et je suis loin de blâmer l'impres- sion d'horreur qui pourra saisir des femmes sensibles à l'aspect de tableaux que je n'aurai pas tracés moi-même , mais que leur imagination , une fois mise en mouvement , viendra leur présenter. Elles jeteront le livre loin d'elles, et elles feront bien; elles ne sont pas plus faites pour de telles émotions que pour exercer les travaux pénibles , courir les hasards des combats et se jeter dans la mêlée d'une révolution ; ce n'est pas pour elles que j'écris. Quels sont donc les lecteurs à qui je m'adresse? Ce se- ront tous les hommes en qui je suppose vivant ce sentiment énergique d'indignation, que souîèvo l'injustice, cl qui est notre dernière défense contre l'oppression. Je m'a- dresse à ceux qui ont vu si long-temps l'esclavage et la mort planant sur ce vaste empire, et marquant a leur ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 4;1 gré leurs victimes, à ceux qui ont été témoins des massacres du 2 septembre, à Paris, des boucheries de Lyon , des noyades de Nantes , de l'incendie, de la dévastation de provinces entières , et de l'extermination de leurs habitans; à ceux enfin qui ont vu celte suite non interrompue d'as- sassinats juridiques et journaliers qui ont souillé la capi- tale et nos principales villes. Eh î que ne doivent-ils pas avoir le courage d'entendre et de lire, après ce qu'ils ont eu la patience de voir et de souffrir ! Les lois du goût , me dit-on. Àh ! sans doute, celui qui veut m 'entretenir au théâtre des malheurs fabuleux de la famille d'Agamemnon , ne mettra pas sous mes, yeux les membres sanglans du fils dcThyeste. Il s'écarterait de son but, qui est de donner un plaisir a mon esprit et des sen- timens moraux à mon cœur. Mais si Antoine veut animer les Romains contre les meurtriers de son ami , il découvre à leurs yeux le corps sanglant de César, et compte ses blessures ; et quand nous avons , non pas une mort ,mais des milliers de meurtres a déplorer et à venger, quelles expressions sont trop fortes et quelles peintures peuvent être trop énergiques? Loin de nous donc celte délicatesse ! Il faut écrire contre un gouvernement sanguinaire en caractères de sang, et nous résoudre à entretenir encore quelque temps les sou- venirs déchirans et les images horribles des maux passés, pour en éloigner à jamais le retour..... Un jeune enfant effrayé à la vue d'un masque difforme accourt vers sa mère etchercheun asile entre ses genoux; mais si , le masque ôtc, il reconnaît un visage qui lui est familier, le sourire succède à son effroi , et il verra désor- mais le masque sans horreur , instruit qu'il est que ce dé- guisement cache un véritable ami. 47^ NOTES A Serait-ce donc demander trop à mes lecteurs que de vouloir qu'après m'avoir vu sans masque dans d'autres écrits qui n'annoncent pas un antropophage, ils n'aient plus peur de moi. On demande comment il est possible de concilier des sentimens humains avec la disposition d'esprit que suppose un tel ouvrage. Si le fait ne peut être douteux ni à ceux de qui je suis personnellement connu , ni à ceux qui connais- sent mes écrits , je ne suis pas obligé d'expliquer com- ment se fait cette conciliation. Cependant, pour ma propre défense , et peut-être pour l'instruction de quelques lecteurs , je vais tâcher encore de faire entendrecomment l'esprit peut s'occuper d'exprimer en diverses manières et de présenter sous des formes dé- tournées et singulières les sentimens les plus vifs et les plus profonds, sans que ces sentimens perdent rien de leur éner- gie et de leur profondeur; comment on peut faire une ca- ricature du crime, sans perdre un moment le sentiment d'horreur qu'il inspire. Ce phénomène est le produit d'une sorte de mécanisme de la pensée , par lequel l'esprit se sépare un moment des objets qu'il veut peindre , pour les voir sous un certain as- pect et en saisir mieux les contours ; mais lorsqu'il veut peindre ainsi le crime, quelques couleurs qu'il emploie et sous quelque forme qu'il le présente, peut-on dire qu'il ne le sent pas dans toute son horreur , quand c'est celle horreur même qui lui a mis le pinceau à la main ? Car si la sensibilité se tient un moment h l'écart pour ne pas troubler son travail , c'est toujours après le lui avoir commandé et en le dirigeant encore. Les personnes qui ne sont pas accoutumées à une atten- tion très -forte et très-soutenue , auront quelque peine à ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 4j > comprendre cette espèce de séparation passagère de la fa- culté de penser et de celle de sentir , l'unique état peut-être qui donne à chacune toute son activité et toute son éner- gie ; mais ce phénomène n'en est pas moins réel. C'est à cette séparation qu'il faut attribuer la puissance des secours que donnent les sciences et les lettres contre les infortunes de la vie; non pas que l'homme le plus ac- coutumé à réfléchir puisse employer ce remède à tous les momens et surtout à l'instant même où les horreurs sont sous ses yeux ; mais la première impression passée , la na- ture conservatrice appelle ses ressources , les besoins de la vie qu'il faut satisfaire tant qu'on ne la regarde pas comme un insupportable fardeau , les devoirs du sang et de l'amitié, le travail du corps , et enfin le plus puissant de tous les secours., l'attention forte de l'esprit , pour les hommes qui ont contracté cette heureuse et noble habitude. L'emploi de toutes ces ressources est une véritable dis- traction qui écarte un moment de nous les objets et les sentimens douloureux. Mais comme on ne peut pas dire de celui qui mange le lendemain du jour où il a perdu son père ou son ami, qu'il ne sent pas sa perte , ce reproche ne sera pas mieux fondé contre celui qui applique les facultés de son esprit à peindre dans toute son horreur une grande calamité sociale pour en faire détester les cau- ses , quoique ce travail de l'esprit l'arrache en grande partie au sentiment actuel de ses maux. Si cette distraction passagère, qui, en suspendant un moment le sentiment d'horreur pour l'injustice et la toute- puissance du crime, laisse la liberté de le peindre, pou- vait fonder une opinion défavorable contre l'écrivain, le romancier le plus profond dans la connaissance du cœur humain , l'auteur dramatique qui a peint les passions des 474 NOTES couleurs les plus fortes et les plus vraies , Richardson , Racine, ne seraient pas à l'abri d'un tel reproche; car leurs chefs-d'œuvre n'ont pu être produits que par une force d'attention , une sagacité d'esprit, une profondeur d'analyse, une activité de génie, incompatibles avec le sentiment actuel, vif, déchirant et douloureux qui ac- compagne les passions qu'ils ont peintes au moment où elles ont toute leur énergie. De celui qui a tracé avec tant de vérité et de force ces caractères de Néron et de Nar- cisse immortalisés pour la honte , serait-ce avec quelque justice qu'on dirait qu'il est impossible, avec un cœur bon , d'anatomiser ie cœur d'un tyran , et avec une âme honnête , de creuser avec tant de profondeur dans celle d'un scélérat consommé? Il était sans doute pénétré d'une grande horreur pour ces monstres à face humaine , puisqu'il a si bien su nous la transmettre. Cependant , pour les peindre ainsi , il a bien fallu qu'il domptât en lui-même celte impression qui, agissant avec toute son énergie , ne lui aurait pas laissé la liberté d'esprit nécessaire poursuivre tous les procédés de son art. Enfin , c'est sous cette forme que mon indignation et ma douleur ont cherché à se répandre. Si , dans une si terrible situation , elles n'avaient pu prendre qu'une forme et n'avoir qu'un genre d'expression, en supposant que la force humaine pût soutenir celle infernale uniformité , je n'aurais pas tracé une ligne de l'écrit qu'on vient délire; mais le malade souffrant s'agite et se tourne., essayant si quelque posture lui rendra son mal plus supportable. L'abattement , le désespoir étaient bien mon état habi- tuel, mais j'en sortais quelquefois par l'indignation; et, de ce dernier sentiment , passant au mépris et à l'ironie , ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 4 7 5 j'ai trouvé quelque soulagement à applaudir au crime pour le montrer mieux dans toute son horreur , et à sourire aux scélérats en leur plongeant le poignard de la salire dans le cœur. Septembre 1794- Le Cri des familles. Pag. 34. « Le Cri des familles, où j'ai plaidé cette cause » Cet ouvrage devant être lu tout entier par les amis de l'humanité et des saines doctrines sociales , nous n'en extrairons ici que deux passages, remplis d'une véritable éloquence : « Lccoîntre s'oppose l'exemple du représentant Isabcau , qui a établi à Bordeaux une commission pour réviser le» jugemens rendus parla commission militaire de cette ville; et il prononce que la prudence de son collègue s'est éga- rée , quand il a permis qu'on annulât des jugemens solen- nellement rendus , en vertu desquels plusieurs biens avalent été acquis à la république et vendus à son profit. » Ces paroles présentent deux raisons de ne pas réviser les jugemens ; l'une, qu'ils ont été solennellement rendus; l'autre , que par ces jugemens la république a acquis plu- sieurs biens qui ont été vendus à son profit. De ces deux raisons , l'une est l'utile , et l'autre est odieuse. » Qu'un jugement ait été solennellement rendu , ce n'est pas une raison de ne pas le réviser, si l'on peut croire qu'il est injuste , et lorsque des familles entières en souffrent. Les jugemens des Calas et des Sirven avaient été rendus avec autant de solennité que ceux des tribu- 4;6 NOTES naux révolulionnaires , et personne n'oserait dire que cette solennité devait empêcher qu'on les révisât. » J'ai dit que la seconde raison était odieuse : et com- ment ose-t-on en effet donner, comme une raison de ne pas réviser des jugemens que l'opinion publique dénonce comme autant d'assassinats , le profit qu'a fait la nation par ces injustes supplices? Mais non, la nation croirait ses mains souillées , si elle retenait des biens acquis par le meurtre , et elle ne mettra pas au nombre de ses moyens de finances la vente du champ de Naboth. » Supposons que les charrettes fatales qui conduisaient à la mort les quarante-deux victimes , immolées le 9 ther- midor , eussent été arrêtées dans leur marche et ramenées , comme le peuple prévoyant une prochaine révolution en montra le désir , qui fut réprimé , dit-on , par cet Hen- riot , vil instrument de l'oppression sous laquelle nous avons si long-temps gémi , je demande à Lecointre s'il eût cru que la nation devait retenir les biens confisqués par le jugement qui avait condamné à mort ces hommes rendus inespérément à la vie : si je lui exprimais un tel doute , il en serait blessé avec raison» Mais ce sentiment de justice est en opposilion avec son opinion , dans sa motion du 22 ; car quelle différence pourrait-on assigner entre les infor- tunés dont je défends la cause contre lui , et ceux que ma supposition lui donne à juger , et qu'il aurait horreur de dépouiller vivans? Les uns et les autres ne sont-ils pas condamnés par un jugement de même nature et de même solennité? Ne peut -on pas dire des biens de ceux-ci , comme des biens de ceux-là, que la république en a besoin ? » ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. /| 7 7 Voici le second passage, qui termine le Cri des familles : « L'étonnement sera encore augmenté par un autre dé- cret rendu à la suite du rapport des deux autres , et par lequel il est réglé que l'Assemblée n entendra plus désor mais aucune pétition tendante à faire réviser les juge- mens de ce genre , exécutés pendant le cours de la révo • lut ion, . » Quoi I la Convention ne permettrait plus qu'on lui demande de réparer une iniquité qu'elle reconnaît pour telle ? Elle ne saurait douter que les jugemens rendus sous la tyrannie de Robespierre., par les tribunaux révolution- naires , n'aient été en grande partie autant d'assassinats; elle l'a déclaré dans la poursuite de Robespierre et de ses complices ; la condamnation de ce méprisable scélérat , qui a fait peser sur la France entière la plus avilissante des oppressions pour ceux qui l'ont soufferte , et celle de Dumas et de Coffinhal , dignes instrumens de ses fureurs, articulent les jugemens iniques du tribunal révolution- naire comme leur crime principal : et aujourd'hui elle in- terdirait aux malheureux enfans des victimes de ce tri- bunal de sang , tout recours à elle-même? Ah ! si jamais le droit de pétition, consacré par les constitutions de tous les peuples libres, a dû être respecté, c'est sans doute dans des enfans réclamant l'héritage de leur père , en- core tout teint de son sang. » Mais je le dirai, et je croirai avoir démêlé un senti- ment honnête , caché dans les profondeurs du cœur hu- main : le refus d'entendre désormais les pétitions de tant de familles malheureuses est, de la part de la Conven- tion , un hommage rendu à la justice de leur cause; ef- 47^ NOTES frayés des dangers prétendus dont on dit le crédit puLlic menacé par la réintégration des enfans dans les biens de leurs pères condamnés injustement,, nos représentans éloi- gnent d'eux le spectacle de ces victimes , qu'ils ne croient pas pouvoir dérober à leur sort , pour s'épargner à eux- mêmes un sentiment trop douloureux. Ils détournent la tête en les frappant. Ils écartent la demande des infortu- nés, parce qu'ils sentent qu'elle est trop juste pour pou- voir être repoussée ; mais ce sentiment même de justice et d'humanité m'assure qu'ils ne soutiendront pas long-temps un tel refus. » Non : quoi qu'en dise Lecoinlre , l'Assemblée ne s'est pas interdit tout retour à la justice; elle peut rapporter ses décrets du 22 , comme elle avait rapporté ceux du 20 , et comme elle en a rapporté tant d'autres depuis qu'elle nous a affranchis et qu'elle s'est affranchie de cette même tyrannie qui a fait les victimes pour lesquelles nous récla- mons sa justice aujourd'hui. » A tous les motifs que je viens d'exposer pour l'y dé- terminer , s'en joint un bien plus puissant qui lui est , pour ainsi dire , personnel. Tant qu'elle a porté le joug de fer que lui avait imposé Robespierre , les lois cruelles qu'on lui a arrachées et qui ont été dans les mains des scélérats autant d'instrumens de pillage et de meurtres , ont pu ne lui pas être imputées , on a pu les regarder comme l'ouvrage des anciens comités de salut public et de sûreté générale , à qui elle avait confié tous ses pou- voirs. » Mais si aujourd'hui qu'elle a ressaisi l'autorité qu'elle n'aurait jamais dû perdre, elle ne réparc pas les injus- tices commises en son nom durant l'oppression qu'elle a soufferte ; si elle laisse subsister des jugemeus iniques et ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 4?9 leurs suites cruelles qu'elle peut arrêter d'un mot, quelle sera son excuse ? » Des extraits ne pourraient faire connaître les nombreux écrits où l'auteur plaide la Cause des S'il y a une chose évidente çn morale , c'est qu'une loi qui frappe vingt innocens pour atteindre un coupable , est une loi injuste et cruelle. » S'il y a une chose évidente en fait , c'est que de vingt parens d'émigrés, il n'y en a pas un qui ait eu le pouvoir d'empêcher l'émigration de sesenfansou pelits-enfans. » S'il y a une conséquence évidente à tirer de ces deux propositions , c'est que ceux qui sont partisans de la loi contre les émigrés ne mettent pas assez de prix à la justice et à la vérité. » Lorsque le conseil des Anciens eut rejeté la dernière résolution du conseil des Cinq-cents, un de ceux-ci ren- contra un des Anciens et lui dit : Fous venez de faire perdre 3oo millions à la nation. — Cela se peut , répon- dit l'ancien; mais nous avons empêché de faire , au nom de la nation , une grande Injustice : c'est placer ses fonds à un gros intérêt. » Si la question des parens émigrés avait pu être déci- dée parla raison, il y a long-temps que ce procès aurait été jugé. Les excellens écrits qu'a déjà publiés A. Mo rcllet sur cet objet; les discours forts de talent et de logi- que qui ont été prononcés dans les deux conseils, n'ont élé réfutés par personne. Leurs adversaires ne se donnent pas la peine de discuter; ils ont des armes qu'ils manient avec plus de dextérité et de succès que le raisonnement. Ils veulent, pour parler leur jargon , révolutionner jus- qu'au bout. Ne craignent-ils pas cependant que ce mouve- ment si long-temps prolongé de la roue révolutionnaire , ne les brise à leur tour , comme elle en a déjà brisé de plus avisés et de plus robustes? /j 86 NOTES » Nous n'avons besoin que d'annoncer ta nouvelle bro- chure d'A. Morellet , pour en donner l'idée qu'on en doit avoir. On y trouve la môme philosophie , la même sûreté de logique, la même élégance de style que dans ses autres ouvrages. » Lettre d'un représentant du peuple, Pag. 65. « Un de ces brigands, appelé Bernard de Saintes. » On connaîtra le représentant Piochefer Bernard, qui se faisait appeler Bernard de Saintes, quand on aura lu deux de ses lettres. Piochefer Bernard, représentant du peuple , dé- légué par la Convention nationale pour les départemens delà Câte-d'Or et Seine-et-Loire. Dijon , le 1 7 pluviôse , l'an II de la republique , une et indivisible. Aux sans-culottes de Montbéliard. « Frères et amis, si la Convention nationale fait insérer dans le bulletin la lettre que je lui écris aujourd'hui , et dans laquelle je me dénonce moi-même pour avoir eu la faiblesse de faire mettre en liberté les reclus de Vésoul , vous y verrez avec plaisir sans doute , que je donne votre pays pour modèle du patriotisme , et que je m'enor- gueillis de vous avoir laissés au-dessus de tous vos voisin» en ce genre. et pièces justificatives. fôj » En effet, mes amis, à la honte des anciens Français, je n'ai pas trouvé sur ma route la même énergie ,1e même culte patriotique qu'à Montbéliard. J'ai vu des croix sur les chemins , des hommes et des femmes sans cocardena- tionale , que j'ai fait incarcérer. J'ai vu des prêtres mas- qués en domino , éclairer en plein midi les morts et les vivans, avec des cierges , des vêpres et autres b**** sem- blables que vous ne connaissez plus. Je me suis entendu appeler monsieur , et prononcer des vous à toute minute; et, dans cette étonnante position, je me suis écrié : Oi'i est mon petit Montbéliard qui va si bien ! et j'y ai envoyé tout le monde prendre des leçons de civisme. Cela , ma foi , vous fait bien honneur , et doit vous donner une nou- velle énergie. » Cependant, arrivé à Dijon , j'y vois avec plaisir le pa- triotisme et la raison ressusciter; car la première demande que m'ont faite les corps administratifs, qui sont de ma création , est d'ordonner la fermeture de leurs églises et de chasser les prêtres. Vous sentez que quoique, je ne puisse prendre un pareil arrêté , je trouverai bien le moyen de satisfaire ces braves gens. » Mon coup d'essai ici a été de prendre gîte dans la maison du Crésus-Micault , président du parlement, et j'ai eu assez bon nez; car, outre que (a cave est meublée de fort bon vin, c'est qu'il s'y est trouvé quelques petites armoiries qui m'ont mis dans le cas de confisquer, au profit de la nation , ce superbe hôtel. J'ai donc fait une bonne capture , qui , [j'espère , sera suivie de quelques au- tres; et en outre j'envoie chercher le maître à Luxeuil pour le faire juger émigré. Si cela est , 4oo mille livres do rente vont tomber dans les coffres de la nation. j»Àmis, il ne me roste plus qu'à vous prier de vous /|88 NOTES maintenir dans votre bonne réputation , et en cela mon amour-propre est de moitié avec le vôtre. » Salut aux braves républicaines qui , par amour pour la patrie , s'occupent à lui faire des défenseurs. Salut à tous les bons sans -culottes de bonne foi, qui aiment les hommes pour les hommes. Je vous embrasse tous de bon cœur. » La seconde lettre que nous citerons, et que Bernard trouve lui-même écrite d'un style peu convenable, est adressée au commissaire national du district de l'Eure , eï datée du 2 frimaire de Tan second. « Puisque les Gauthier de Pomoy , dit-il , ont été ren- voyés au tribunal révolutionnaire , dépêche- toi de les faire partir pour Paris , il ne faut pas laisser vivre les scélérats , ni jeûner la guillotine. « Salut et fraternité. » Pensées libres sur ta liberté de la presse. Pag. 67. « Un petit écrit de quelques pages — où je me moque assez gaiement de lui. » Celte petite brochure, aujourd'hui fort rare, nous a semblé pleine de verve et d'esprit; l'auteur avait près de soixante-dix ans. In te qui dicit , Chœrile , liber homo est. « Il y a tout à-1'heure trente-cinq ans que je composai un traité de la liberté do la presse, dont j'ai depuis pu- blié la partie la plus importante, celle où je défends la. ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. l\ 8$ liberté d'écrire et d'imprimer sur les matières d'adminis- tration et de gouvernement. »À l'époque où j'entreprenais ce travail, je pouvais m'y livrer sans distraction; mes pensées n'étaient point délournéespar les occupations, le mouvement et les plai- sirs de la société ; et les petits embarras d'un petit mé- nage ne me donnaient môme aucun soin ; de sorte que mon esprit , tout entier à son objet , pouvait le considérer sous toutes ses faces. J'étais prisonnier à la Bastille. » J'avais fait quelques-unes de ces facéties parisiennes qui égayaient alors celte même ville, où depuis et, parmi celles-là, il y en avait une contre un auteur dra- matique , qui se proposait, comme fait aujourd'hui Marie- Joseph Chénier, de diriger le théâtre selon les vues du gouvernement, en mettant sur la scène, en odieux et en ridicule, la philosophie et les philosophes, qui donnaient quelques inquiétudes au comité de salut public de ce temps-là. On m'eût laissé défendre mes amis Diderot , d'Alembert , Helvétius , etc. , etc. , et me moquer , à mon aise, de Palissot; mais j'avais indiqué dans mon pam- phlet , quoique très-légèrement , une grande dame que avait été l'amie d'un grand ministre , et oh me fit expier cette étourderie par deux mois de réclusion. » Je ne puis m'en taire , quoique ce que je vais dire soit à la décharge du tyran Ghoiseul et du tyran Sartines. J'a- vais une bonne chambre en bon air. J'étais fort Lien nourri , et pourvu d'autant de livres et de papier et d'encre que j'en voulais. J'ai vu depuis qu'aux Madelonnettes , b Saint Lazare , à la Force , à la Bourbe , au Plessis , et dans ce nombre prodigieux de Bastilles substituées à la mienne, ces douceurs ne se trouvaient pas au même degré; que la paille, le cachot, Ja gamelle, le secret, etc. , y gâ- /j 9^ NOTES taient un peu les prisons de la liberté ; mais on ne peut pas tout avoir. » Dans ce recueillement profond, ce calme parfait, cette jouissance de toutes les facultés démon esprit, dont je puis dire que ma captivité n'avait pas comprimé, le res- sort, entre beaucoup d'autres objets de mes réflexions, je les portai assez naturellement sur les droits que je croyais violés en ma personne, et notamment sur celui d'écrire, qu'en ma qualité d'auleur et d'auteur philosophe, je pri- sais autant que tout autre droit. » Me voilà donc approfondissant la question de la liberté de la presse, et fouillant cette mine dans toutes ses veines. Je n'en oubliai aucune : morale, religion, lois, gouver- nement , personnes , elc. , et mes idées s'exaltant , comme il arrive dans la solitude , peut-être jusqu'à un peu d'exa- gération, je ne connais aucun obstacle; je renverse toutes les barrières, et j'établis la liberté entière de toute critique littéraire; celle de combattre et d'enseigner toute espèce d'opinions religieuses; de rechercher et de discuter, cha- cun à sa manière , et les principes de la morale , et les maximes de l'administration, et les formes du gouver- nement, et jusqu'à celle d'attaquer les personnes, sauf l'action , par-devant les tribunaux, de la part de celui qui serait l'objet d'une telle attaque; enfin, dans mon traité élhicopolilico-philosophique, je me donnais toute carrière, et je puis dire, sans vanité, qu'il y a peu d'écrivains ré- volutionnaires , parmi ceux qui ont brillé avec le plus d'é- clat, qui n'eussent été, à quelques articles près, contens de ma législation. » On me demandera comment j'ai osé , et comment j'ai pu me donner tant de liberté dans une prison, et sous cet ancien régime. Mais je me conlcnte d'articuler le fait, do F/1 PiKCES JUSTiriCATIVES. k%% crainte de me faire quelque querelle en l'expliquant. Tout ce que je puis dire , c'est qu'on m'a laissé écrire tout à mon aise; qu'on ne m'a pas pris un chiffon de papier, et que, ma pénitence finie, on m'a laissé emporter toutes mes écritures , et mon traité de la liberté de la presse , en me rendant celle de ma personne. Dieu fasse paix à ces tyrans-là ! »Leur indulgence pourrait cependant me devenir au- jourd'hui funeste , parce qu'elle m'a gâté. On sait combien profondément se gravent les idées conçues et méditées dans la solitude. Les opinions)7 deviennent manie; et de- puis que j'ai fait un traité de la liberté de la presse dans une des tours de la Bastille , je suis prêt à tomber en syn- cope , lorsque j'entends parler de porter la moindre at- teinte à ma doctrine favorite ; et c'est l'accident qui m'est arrivé avant-hier, en lisant dans un journal un rapport de Chénier, où il propose à la Convention de décréter l'a- néantissement de la liberté de la presse, en condamnant à la déportation les écrivains qui provoqueront l'avilis- sement de la Convention nationale. » Pievenu à moi-même : Comment, me suis- je écrié tout seul, sous les grilles et les verrous, et derrière le pont-levis de la Bastille , j'aurai pu composer , a mon aise, un traité en faveur de la liberté de la presse, et moi et mes confrères les philosophes, sous cet ancien gouverne- ment si décrié, nous aurons plus d'une fois mis nos maximes en pratique, a l'abri d'une tolérance réelle, quoique cachée, sans qu'il nous soit arrivé rien de fâ- cheux ; et je verrai sous le règne de la liberté, et sous une constitution démocratique , un représentant du peuple, proposer à la tribune de l'Assemblée nationale la loi la plus oppressive contre la liberté de la presse qui ait ja- ^92 NOTES mais été proposée et mise en pratique dans un état po- litique,, une loi de majesté pius terrible que celles des Tibère et des Néron? Qu'on me ramène aux carrières. » Ma colère se fût exhalée plus long-temps , et avec plus de violence , sans l'arrivée d'un ami qui , me voyant le journal a la main , et familiarisé avec tous mes mouve- mens, a reconnu bien vite quelle mouche me piquait. » Qu'avez-vous donc, me dit il? Quoi! c'est ce mau- vais discours qui vous met hors des gonds ! et que pouvez- vous en craindre? Ne voyez-vous pas que le système de terreur et d'oppression que veut établir Chénier,ne peut prendre désormais racine sur notre sol ? que quand le dé- cret, surpris à la Convention , ne serait pas bien prompte- ment rapporté, il ne pourrait être mis à exécution? que la manière vague dont on énonce le crime des écrivains, et qui pourrait faire de cet énoncé une arme terrible dans les mains d'une tyrannie affermie et vigoureuse, le rend impuissant et faible, telum imbelle sine ictu, dans un état de choses, et une disposition des esprits qui s'opposent invinciblement à l'établissement de cette même tyrannie , qui pourrait seule en abuser; et qu'enfin, pour manier cette hache dont on nous menace, il ne peut plus se trouver de bras? » Gomment, lui dis -je, vous oubliez donc le gouver- nement de Robespierre , de Saint- Just, de Billaud , de Collot , de Barrère , et la mort de Gircy-Dupré, de Rou- cher , de Desmoulins, de Gorsas, d'André Chénier,etc. ? » Non , me dit-il , je n'oublie point ces attentats à la li- berté de la presse qui devaient suffire pour soulever la nation tout entière contre des hommes qui dévoilaient eux-mêmes par cela seul , et l'atrocité et la turpitude de leur tyrannie; mais c'est précisément parce que je les ai ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. L\ \yt observés avec soin, ainsi que les impressions qu'ils ont laissées , que je me tiens assuré qu'ils ne peuvent pas se remonter parmi nous. Vous savez qu'on n'a pas deux fois la petite vérole, et d'habiles médecins ont pensé la même chose de la peste. Or , celle peste , nous l'avons eue depuis le 2 septembre i 792 , jusqu'au 9 thermidor 1 794. Croyez donc que nous en sommes quittes. «Vous me rassurez, lui clis-je, et vous me rendez l'envie de rire de Chénier , au lieu d'en avoir peur. Je voyais eu effet beaucoup de ridicule dans son rapport et dans son projet; mais, en croyant' au danger, force m'était de prendre la chose au tragique. Vous le faites disparaître h mes yeux. Rions-en donc !.... » N'est-ce pas en effet , reprit mon ami , une chose ri- sible que celte frayeur que montre Chénier, que les écri- vains., laissés à eux-mêmes , n'avilissent la Convention. Ce ne peut pas être pour la Convention en masse qu'il est af- fecté de cette crainle. On n'avilit point une assemblée na- tionale. Elle-même peut, seule, s'avilir, si elle s'écartait , et du but auquel elle doit tendre, et des devoirs qui lui sont imposés. L'inquiétude de Chénier ne peut donc tom- ber que sur le danger que court en particulier tout membre de la Convention , dont la conduite ou les opinions l'avi liraient ou le rendraient ridicule. C'est donc peur lui- même et ses pareils que Chénier craint. Or , on lui dira : « Considérez, Joseph Chénier , combien il est mal avons » de vous faire ainsi juge dans votre propre cause, et, parce «que vous craignez les censeurs de vos rapports et les cri- » tiques de vos pièces patriotiques , de solliciter une loi de «déportation contre un pauvre écrivain qui se sera donné «avec vous l'une ou l'autre de ces libertés. Sultan Ché- »nier, né à Constanlinople , en auriez-vous rapparié les 49 \ NOTES » mœurs des Ottomans, qui croient ne pouvoir régner qu'en «étranglant leurs frères? » Mais , dis-je à mon ami , Chénier nous répondra ce qu'a déjà dit à la tribune un des protecteurs de son pro- jet, qu'en avilissant chaque membre en particulier, on parviendrait à avilir la Convention en masse. Celte crainte, me répliqua mon ami, serait la plus injurieuse du monde pour la Convention , en ce qu'elle supposerait que tous et chacun , ou au moins la majorité de ses membres peuvent être l'objet d'une censure juste et d'un blâme mérité; ce que personne ne peut penser. Et je remarque encore, continua-t-il , qu'on ne peut craindre ce blâme ou ce ri- dicule que pour ceux qui se produisent en public par des discours ou des rapports : tout le reste est à l'abri de ce danger: mais ce vers de la Vanité est d'une vérité éler- nelle : « Voulez-vous être acteur, on voudra vous siffler. » Il faut donc que Chénier, nous donnant un rapport alarmant sans preuves , et un projet injuste et destructeur des droits de l'homme et du citoyen, puisse être réfuté, ou même moqué , ce qui le fâche davantage. »Je suis, lui dis je, complètement de votre avis, sur toutes les critiques et censures dirigées contre des dis- cours et des rapports publics , qui , par cela seul qu'ils touchent à la chose publique , à l'intérêt de la nation , doivent être soumis à tous les genres de discussions, et même de critiques . sérieuses ou gaies , en dût-il rejaillir un peu de ridicule sur les discoureurs et les rapporteurs : mais je n'approuve pas ceux qui renvoient sans cesse Ché- nier au chapitre iv de la Genèse; car c'est là une insinua- ET PIÈCES JUSTIFICATIVE?. t^gS tion qui équivaut à une accusation personnelle si grave , que mes principes de liberté de la presse ne s'étendent pas jusque-là. Je n'ai aucune raison de croire qu'il ait laissé périr son frère, pouvant le sauver, et encore moins qu'il ait été pour lui un nouveau Timoléon. Je ne lui ferai donc point la question injurieuse dont on le poursuit sans cesse. J'observerai seulement que, s'il eût sauvé André Chénier, que pleurent les lettres et l'amitié , et qu'il l'eût sauvé en bravant tous les dangers, ou môme en y succombant, c'eût été là un sujet de tragédie plus beau , à mon sens , et bien plus moral que Timoléon. » Mais , mon ami , continuai-je , nous comptions rire, et nous retombons dans le tragique. Pour nous en tirer, par- lons un peu de l'article vin du projet de Chénier, qui en- joint au comité d'instruction publique de diriger les écoles, les théâtres , les arts , les sciences, en un mot, quidquid acjunt homines , vers un but unique, l'affermissement da la république. » Chénier, qui ne veut voir partout que la république, ne vous paraît-il pas ressembler à ce curé de village , à qui des astronomes montrent la lune dans un télescope , et quin'v voit que son clocher? » Que peut-il entendre par diriger toutes les sciences, tous les arts, toute l'instruction et tous les travaux du <>-é- nie et de l'esprit vers raffermissement de la république, et comment s'exécutera son plan? 7» Les anatomistes seront-ils obligés de découvrir quel- que différence essentielle entre l'organisation du cerveau d'un aristocrate et celle du cerveau d'un républicain? » Les médecins ne guériront-ils que les malades pourvus de certificats de civisme et de certificats de résidence , à *ieuf témoins? L\Ç)G NOTES «Les mathématiciens ne pourront ils s'occuper que de déterminer le rapport de la valeur des assignats au marc d'argent , et au setier de blé! «Les auteurs dramatiques ne feront-ils plus que des Caïus-Gracchus , des Charles ix et des Timoléon , et les peintres et sculpteurs, que des J.-J. Rousseau, des Mi- rabeau , ou même des Brissot et des Marat? «Tout poète sera-t-il, obligé de faire un dithyrambe par an , en l'honneur de la république , et tous les dis- cours oratoires seront- ils des panégyriques éternels de la liberté ? »La liberté, la république, sont sans doute de fort bonnes choses ; mais je déclare que, si l'on veut m'en parler et me les montrer sans cesse, et partout, on me les fera prendre en grippe, et on m'ennuiera à la mort; et pour que nous puissions aimer la république et la liberté, il ne faut pas qu'elles nous ennuient. «Pour revenir au vrai, et laisser pour ce qu'elle vaut cette belle théorie de Chénicr , il faut considérer que cha- que science , chaque art a son but qui lui est propre, et qui n'a que des rapports éloignés et accidentels au gou- vernement et à l'organisation d'une société politique , qui est elle môme l'objet d'une science plus profonde et plus difficile que ne le soupçonne le discoureur Chénier. «Les beaux-arts peuvent, à la vérité, être dirigés par- tiellement dans quelques circonstances vers un but poli- tique; mais comme ils ont aussi un but immédiat et prin- cipal commun à tous, l'imitation , et que même le but moral , vers lequel ils peuvent tendre , est absolument distinct de ce but purement politique auquel Chénier veut qu'ils soient tous dirigés , il est souverainement ridicule de vouloir qu'ils y soient dirigés uniquement. ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 49; » Je finis en faisant observer à mon ami combien Ché- nier avait été mal conseillé , en s'attaquant à la liberté de la presse. Il ne sait donc pas, lui qui connaît ou qui doit connaître \egenus irritabile vatum , que nous autres pro- sateurs , ne sommes pas moins irascibles que les poètes , ni souvent moins malins qu'eux. » A la vérité , nous ne pouvons pas immortaliser les personnages ridicules , comme Horace a immortalisé No- mentatus , et Juvénal Crispin , et Despréaux Colin, et Pope le lord Hervey ; mais en servant de but à une satire ingénieuse , ces hommes ne se sont guère embarrassés de ce que l'avenir penserait d'eux ; ils n'ont senti vivement que l'atteinte du trait qui les a percés vivans. /> Eh bien ! moi, je ne veux pas que Ghénier en sente autre chose , et pourvu que j'aie diverti un moment mes lecteurs , en leur parlant de lui , je renonce , sans peine , à l'espoir de faire passer son ridicule à la postérité. Et quand je le pourrais, je me garderais bien de donner à Ghénier ce moyen d'y parvenir, le seul qui puisse l'y conduire , puisque Charles IX, Caïus Gracchus et Timoléon ne l'y mèneront pas. » MORT.tI.ET. TOM. II. 2e édlt. 7)ii /j98 notes Sur Marmontcl. Pag. 75. « Marmontcl retourna dans sa chau- mière près de Gaillon, où il a vécu tranquille jusqu'à sa mort, le 3i décembre 1799. » L'abbé Morellet, dans une note manuscrite , renvoyait ici à l'éloge de Marmontcl qu'il prononça à l'institut, le 01 juillet i8o5, et il y joignait quelques traits d'un article sur Marmontcl , inséré dans le Pubii- ciste. a Marmontcl et Daubcnîon ne sont plus. La mort les a frappés du même coup, le même jour, et presqu'au même âge , l'un dans le temple des arts qu'il avait em Ijelli , l'autre sous le toit du pauvre où l'infortune l'avait contraint de chercher un asile. Le goût perd dans le pre- mier un de ses plus fermes soutiens , la nature regrette dans le second son plus fidèle interprète , et dans l'un et dans l'autre la vertu pleure un défenseur et un ami.... » Marmontcl est depuis long-temps placé dans le rang de ces hommes a qui la littérature en France est rede- vable de sa gloire. Formé à l'école de Voltaire et du sage Vauvenargues , il nous retrace dans ses écrits la douce philosophie de l'un et le goût épuré de l'autre. 11 est sublime dans YEpltrc aux poètes ; dans Didon il se montre le digne imitateur du chantre d'Ériée ; la vie , la grâce, le naturel, un coloris charmant régnent dans ses contes , qui sont à la fois la leçon et la peinture des mœurs. Les Incas sont le seul ouvrage qui , en France , puisse soutenir la com- paraison avec le Tétémaque. De si beaux modèles don- ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 409 naient a Marmontel le droit de tracer , à l'exemple de Ci céron , la théorie de l'art qu'il possédait si bien. Ses Elémens de littérature sont en ce genre le livre le mieux fait qui soit dans aucune langue. » Les fruits de sa vieillesse son! encore inconnus. On admirera quelque jour deux traités en dialogue , et dignes de Platon , dans lesquels les plus importantes questions de la morale et de la politique sont développées avec cette éloquence entraînante, celte raison victorieuse devant les- quelles s'évanouit la fausse lueur du sophisme; traiiés qui intéresseront d'autant plus qu'ils ont fait , quelques instans, l'unique consolation d'une auguste victime. Il a laissé des Mémoires sur sa vie , qui peuvent être regardés comme une galerie où viennent se ranger les portraits des hommes célèbres dont il a été l'ami , le contemporain ou l'émule. » C'est dans les principes de son cœur vertueux que Marmontel a puisé la résistance qu'il a constamment op« posée aux innovations tdangereuses : il est glorieux pour lui d'avoir su se préserver de l'épidémie révolutionnaire. Lorsque l'histoire retracera les écarts de nos littérateurs, elle prononcera son nom avec le respect que l'on doit aux talens relevés par la probité. Dès le commencement de nos désastres , Marmontel fit entendre les accens de la sagesse et de la justice ; mais sa voix se perdit au milieu des vo- ciférations des agitateurs. Etonné de nos premiers atten- tats, voyant tous ses amis enrôlés sous les drapeaux du fanatisme révolutionnaire, il va loin de la capitale gémir sur les calamités de son pays. Une petite chaumière, la demeure d'un laboureur, située au pied d'une colline et sur les bords de la Seine , est l'asile que choisit cet ami des muscs. C'est là que l'on a vu le chantre d«;s Incas , le 500 NOTES secrétaire de l'Académie française , le respectable Mar- monlel , pauvre , oublié de ses contemporains, partager son temps entre l'étude et l'éducation de ses enfans; c'est à leur utilité qu'ont été consacrés les derniers fruits de ses veilles. Une Grammaire, une Métaphysique, un Traité de morale, que le meilleur des pères et le plus distingué des littérateurs a composés pour ses enfans , sont trois chefs-d'œuvre de sentiment, de raison et de goût. » En l'an 5 , lorsque la France , se réveillant de sa léthar- gie , voulut enfin mettre des hommes honnêtes à la tête de ses affaires, Marmontel fut nommé, par acclamation représentant du département de l'Eure. Il accepta avec dévouement cette honorable et pénible mission. On se rap- pelle encore le discours touchant et noble qu'il prononça dans l'assemblée électorale de la ville d'Evreux, et la réponse que ce vieillard presque octogénaire faisait à ceux * qui redoutaient pour lui un fardeau pesant : « Le courage est dans le cœur , disait-il , et le cœur ne vieillit jamais » » Au 18 fructidor, journée si faiale à la France , sa fer- meté électrisait les plus timides. Il ne dut qu'au hasard le plus inattendu le bonheur d'échapper aux soldats qui arrêtèrent ses malheureux collègues. Il retourna dans son premier asile, où la mort l'a enlevé à son épouse , à ses enfans , aux lettres et à l'amitié. Du moins il est mort avec la consolation d'avoir vu l'aurore d'un plus beau jour. La postérité dira qu'il a vécu sans tache et sans remords. 1 ET PIECES JUSTIFICATIVES. 5 tome II , page 548 : « La plus belle et la plus courageuse ré- clamation qui fut faite contre funeste loi des ota- ges fut l'ouvrage de M. Moreîlet. » Nous en citerons les dernières pages : « Je terminerai cette discussion , en mettant sous les yeux de nos représentans un motif bien capable de les frapper; c'est l'intérêt même de la république. Que peut-il y avoir en effet de plus contraire à cet intérêt, qu'une loi qui doit nécessairement augmenter le nombre de ses enne- mis intérieurs , et multiplier et animer davantage ses enne- mis du dehors? m Pour parler d'abord de l'impression que peut et doit produire dans l'esprit et le cœur des Français une loi pa- reille , peut-on se peindre la désolation profonde et déchi- rante et le désespoir des malheureux qu'une telle loi va frapper? « Quoi! s'écrieront un père , une mère, un vieil- lard et sa compagne , parce que nous sommes nobles ou pères et mères , aïeuls ou aïeules d'émigrés ; après nous avoir opprimés et dépouillés, en cent manières, pour un délit qui n'est par le nôtre , et que nous nous sommes au contraire défendu de commettre ; après nous avoir punis de ce délit qui nous est étranger , par la perte de la moitié, des trois quarts de nos biens; parce qu'un soldat de la ré- publique, un acquéreur de biens nationaux , un fonction- JQ'J. NOTES naire public , sont victimes des troubles intérieurs dont nous ne sommes pas coupables , nous serons chassés de notre patrie , forcés de finir nos tristes jours dans la pri- vation de tous les secours et de toutes les consolations de la vie , au milieu d'étrangers à qui le nom français est en horreur , ou sur quelque terre lointaine , dévorant ses habitans ; et ce sont nos compatriotes , nos frères , des Français , des hommes , qui nous traitent avec celte ef- froyable barbarie !.... » Ah ! les imprécations de Camille , pour un bien moins juste sujet , ne doivent-elles pas venir aux bords de leurs lèvres? » Et le jeune homme , arrivé à travers les orages de la révolution , à l'âge du courage , de la force , du dévelop- pement de toutes ses facultés , et du sentiment de tous ses droits , quels mouvemens s'empareront de lui , lorsque , flétri malgré lui de la tache de ce nouveau péché originel* une noblesse cent fois abolie , cent fois proscrite , il verra les auteurs de ses jours , ses frères , ses sœurs , lui-même , arbitrairement déportés en une terre étrangère , arbitrai- rement dépouillés de leurs propriétés et de celles de leurs ancêtres ! » Je suppose une commune en état de trouble , et dé- clarée telle par la loi : il s'y trouve quarante ex-nobles , pères d'émigrés et autres; ces quarante individus peuvent tous être pris pour otages. Un défenseur de la patrie est tué , ce qui ne doit pas être rare dans un état de trouble ; plusieurs même peuvent perdre la vie : nos quarante ex- nobles sont menacés ; croit-on qu'ils attendront d'être dé- portés les uns après les autres? Ne se jetcront-ils pas plutôt à corps perdu parmi les ennemis de la république , persuadés qu'ils auront de moindres risques à courir , et de moindres perles à essuyer? ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 5o3 » Les adversaires , que je combats ici , ont-ils jamais cal- culé avec quelque attention le nombre de ces ennemis in- térieurs , désespérés , irréconciliables , que peut leur faire la loi des otages ? Je me permettrai ici de donner ce calcul par aperçu. » Je supposerai que la loi ne menace que trente mille familles ou ménages , à cinq têtes par feu : c'est cent cin- quante mille individus qui se voient sous le glaive. » Il n'y a presque point de familles de nobles , non- seulement parmi les nouveaux nobles et les anoblis , mais parmi les anciens ex-nobles eux-mêmes , qui n'aient des liaisons , des alliances avec des familles bourgeoises ei non nobles, et ce sera se tenir bien en deçà de la vérité , que de supposer qu'un nombre de familles plébéiennes , égal a celui des familles des ex-nobles , aura des idées , des sentimens , des intérêts , des affections communes avec celles-ci : ce sera donc déjà trois cent mille individus dont la loi aura fait autant d'ennemis intérieurs à la répu- blique. » Ce n'est pas tout. On peut bien estimer que ces trois cent mille individus , entre les mains de qui reste encore une grande partie des propriétés de France , malgré les ruines et les spoliations antérieures , ont , dans leur dé- pendance , dans leurs intérêts, et partageant leurs affections et leurs haines s un nombre proportionné de serviteurs de ville et de campagne , fermiers , fournisseurs , ouvriers , artistes , créanciers de toute espèce , vivant tous sur la pro- priété de ces soixante mille familles; c'est peu que de compter neuf personnes ayant cette espèce de relation à chacun des trois cent mille individus : ce sera donc doux millions sept cent mille individus a ajouter aux trois CJent mille , et en tout trois millions que la loi sculi :v;tu cé&tre 5o4 NOTES elle , et dont elle fera autant d'ennemis de la république , plus ou moins actifs , plus ou moins puissans , plus ou moins bien unis, mais certainement dangereux; car il ne faut pas perdre de vue cette vérité constante : c'est que la masse entière d'une nation reçoit l'impulsion que lui donne la portion active , et que le sentiment de l'injustice , lorsqu'il est répandu dans un nombre d'hommes , est un principe terrible de réaction. » Pour venir maintenant à l'impression que doit pro- duire sur les étrangers la connaissance d'une loi pareille , est-il en Europe un noble, un propriétaire foncier, un possesseur d'une maison ou de toute autre richesse , même mobiliaire , qui puisse voir sans inquiétude et sans ter- reur, dans un pays avec lequel il a de si nombreuses re- lations , les nobles , et par conséquent , pour la majeure partie , les propriétaires , frappés d'un arrêt de ruine , de proscription et de mort? Les nations voisines ne doivent- elles pas craindre que cet exemple ne devienne pour elles contagieux; et quels moyens, diront-elles, de nous ga- rantir de ce torrent , si nous n'en tarissons pas les sources? » Telle est l'impression que doit recevoir tout étranger a l'aspect d'une telle loi ; et, ce qui est bien digne d'être remarqué , ce n'est pas seulement l'homme public , comme tel, qui la verra avec cette horreur, c'est l'individu, le propriétaire, le père de famille en ces seules qualités. La cause n'est plus simplement publique et de nation à na- tion , elle est individuelle. Tout propriétaire étranger doit se voir menacé dans sa personne, dans ses biens et dans ses droits les plus chers, par des principes destruc- teurs de toute propriété et de tous les droits. » J'ai donc raison d'assurer que celle loi cruelle est contraire aux intérêts de la république , en augmentant le ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 5o5 nombre de ses ennemis au- dedans , et en réunissant contre elle, avec plus de force, par le motif de leurs plus chers intérêts, tous les gouvernemens des peuples civilisés. » En terminant la lecture de cet écrit , on me deman- dera peut-être : Quel a été votre but? avez - vous espéré que vous feriez rapporter la loi dont vous croyez avoir démontré les vices et l'injustice? Vous auriez bien pré- sumé de la force de vos raisons , et mal connu la résis- tance de l'autorité qu'on cherche à faire revenir sur ses pas. » Je dirai d'abord : Si l'opinion générale approuvait cet écrit, si les raisons qui y sont déduites, paraissaient con- vaincantes , pourquoi la législation elle-même ne rappor- terait-elle pas une loi dont l'injustice et les funestes effets seraient reconnus? Plus d'une fois elle a rapporté des lois antérieures, sans en avoir, j'ose le dire , d'aussi puissans motifs. » Mais, si celte espéiance est trompée , je dirai naïve- ment qu'il m'en reste deux autres : l'une, que le corps lé- gislatif sera désormais plus en garde contre des mesures du même genre , s'il en est encore d'imminentes , comme on nous le fait craindre; l'aulre est que le directoire af- faiblira , autant qu'il sera en lui , les funestes effets de la loi dont j'ai démontré les vices , en se défendant, autantqu'il pourra , de la mettre à exécution , ce qui dépendra toujours de lui. » FIN DES SOTES ET PIECES JUSTIFICATIVES. WVVWVVVVVVVWVVVVVV\iVVWV^VVV»VV\XVVVVVVVVVVVVVVVVVVW^ Nous avons trouvé dans les papiers de Fauteur la liste suivante : LISTE Des personnes de quelque nom, que j'ai connues j et avec lesquelles j' 'ai eu des relations. ARNAUD (l'abbé). BANKS. BARRÉ (colonel) BARTHELEMY. BEAUVAU (maréchal de). BEAU V AU (maréchale de). BECCARIA. BON (l'abbé). BOUFFLERS (Mme de). BOULLANGER. BRECQUIGNY. BUFFON. CABANIS. CARACCIOLI. CHAMFORT. CHASTELLUX. CICE (archev. de Bordeaux.) CLAIRAULT. CONDILLAC. CONDORCET. COOK (le capitaine). CUSSÉ (archev. d'Aix.) D'ALEMBERT. DARCET. DELILLE (l'abbé). DE VAINES. D'HOLBACH. DIDEROT. DUCLOS. FRANC RLIN. GAILLARD. GALIANI (l'abbé). GARRICR. GATTI. GEOFFRIN (Mme). GIBBON. HALLER. HAUKESWORTH. HELVÉTIUS. HUME. LA CONDAMINE. LA HARPE. LANSDOWN (lord). LAVOISIER (M. ctMmP.) L'ESPINASSE (M,u). LOMÉNIE (cardinal). MAIRAN. MALESHERBES. MARMONTEL. MAURY. MIRABEAU. NECKER (M. etMm 3NERY (président.) PAIINE. PECHMÉJA. PICCINI. PRÏCE. POIX (Mfflede). RAYNAL. ROEDERER. ROUSSEAU (J.-J.) ROUX. RULHIÈRES. SAINT-LAMBERT. SAURIN. SIEYES. SMITH. SOLANDER. SUARD. TARTINI. THOMAS. TRU DAINE. TUGRER. TURGOT. YERI. YICQ-D'AZIR. VOLTAIRE. WARBURTON. WATTELET. VVVVVlAVVVVVVVV\VVVVVVVVV\A (Les deux premiers traduits par Desmeuniers). Observations sur ia loi des otages, in-8. 1800. Du Projet annoncé par l'Institut national de con- tinuer te Dictionnaire de t' Académie française , in-8. Mémoire pour Bossange, Masson et Besson conire les libraires contrefacteurs de la cinquième édition du Dictionnaire do l'Académie, in-8 1 80 1 . Observations critiques sur le roman d'Atala , in -8 1 8o5. Réponse au discours de réception de M. Lacretetle. Eloge de Marmontel, in-8. MOKELLET, TOM. 11. 2e cdit. 53 5 1 \ OUVRAGES IMPRÎMES DE l'ABBE MOBrELLET. )8o8. Quelques ré flexions sur un article du Journal de V Empire , in-8. 1807. Observations sur un outrage anonyme intitulé, Remarques morales, philosophiques et grammaticales sur le Dictionnaire de l'Académie, in -S. 1808. Lettre aux rédacteurs des Archives littéraires, au sujet de l'annonce du projet de Code criminel de M. Bexon, in-8. (Ajoutez plusieurs articles envoyés aux journaux, et les pièces publiées, pour la première fois, dans lesM*'- i ange s de littérature et de philosophie du dix-hui- tième siècle, par l'abbé Morellet, [\ vol. in-8, 1818.) \ vvv wvvvvvwvvvxa vvvvvm^/vv VVVV V VVVX \ VVVVA/VVVVA. VVVVV V\ V \ y^ OUVRAGES MANUSCRITS DE L'ABBÉ MORELLET. Lettre à un Athée. {Voyez les Mémoires, tom. i , page i5a); Traduction complète de la Richesse des nations , par Smith ; Deux volumes d'Jna, ou traits détachés , recueillis selon la méthode de Locke ; Observations sur un article du journal du sieur Linguet; Requête des chats de madame Helvétius ; Commentaire sur le chapitre de Rabelais, où il donne le catalogue de la bibliothèque de Saint-Victor , extrait d'un commentaire sur Rabelais; Projet d'une caisse de secours pour les pauvres opprimés; Projet de statuts et réglemens pour les maîtrer poètes de la ville et faubourgs de Paris ; Observations sur la nouvelle traduction de Shakspeare (celle de Letourneur); Remarques sur Vauvenargues ; Défense du marquis de Chastellux contre Rrissot; Le Préjugé vaincu; Plusieurs Réflexions sur les Rapports et Décrets de la Convention. « Je laisse imparfaits , dit l'abbé Morellet dans une note manuscrite, plusieurs Traités d'économie publique , pour lesquels j'avais recueilli d'abondans matériaux, et que j'ai considérablement avancés : 5 1 6 OUVRAGES MANUSCRITS DE l'ABBE MORELLET. De la Population; De l'Administration du commerce des colonies ; Du Crédit publie; De l'Administration, ou plutôt de la liberté du commerce des grains ; Des Effets de la liberté de l'Amérique pour l'Europe et pour l'Amérique elle-même; De la Circulation; De la Liberté de la presse ; Des Prohibitions et des Droits; De la Richesse ; Du Luxe; Du Travail et des Salaires; De la Dette publique. Je n'ai cru pouvoir, continue l'abbé Morellet, consacrer le peu de temps et de force que la nature me laissera, qu'à terminer, s'il m'est possible, trois ou quatre ouvrages inté- ressans, ou du moins qui m'intéressent davantage. Le plus important est un Traité de la Propriété, dont le plan est d'une grande étendue , et qui pourrait, je crois, faire avancer de quelques pas la science des gouvernemens et de l'économie publique. J'attache encore quelque prix à des vues de grammaire générale, et à un plan de dictionnaire étymologique. J'espère finir aussi un petit traité sous ce titre : Pratiques utiles dans les travaux littéraires. » FIN DU TOME SECOND ET DERNIER. fc ** La Bibliothèque Université d'Ottawa Echéance ^r j*&m The Library University of Ottawa Date due JV r -A C: t -^r^X^Wm ^- . '■, 14 5 • B 5 5 V 3 7 1823 «ORE'LLETi « N D R E • HEHOIRES INEDITS DE CE CC 0145 .655 VC37 1823 CCC MORELLET, AN MEMOIRES (IN >*±J& LC68278 / *^ '••■■. » .•'■ t ■ ■ ' m. ■ . ■:•'•' r U D'/OF OTTAWA COLL ROW MODULE SHELF BOX POS C 333 04 07 07 03 16 7 'Vf tïîil • ^vi>p. fc*, *.* X4 w '<# #y& ïsK&SS g^R^wB • * /& ëhHBËj.'* ûu Mb ^rraRyÈîiSK .^•^